TOUNEN LAKAY de Bekenn

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Jean-Prosper Dauphin alias Bekenn

Je n’ai jamais autant apprécié les talents de ce grand artiste haïtien Jean-Prosper Dauphin dit Bekenn (ou Beken) dans sa chanson Tounen Lakay où il raconte les désillusions de celui ou de celle qui quitte Haïti pour d’autres cieux. J’avoue que j’ai mis du temps à réaliser qu’il y a beaucoup de génie chez cet artiste. Cela est sûrement dû à mon ignorance. Mais aujourd’hui, je prends le temps d’écrire ces quelques mots pour me confesser devant les talents de cet excellent artiste qui chante la misère des couches les plus défavorisées avec beaucoup de réalisme.

Tounen Lakay raconte la vie de certain (e) s Haïtiens et Haïtiennes qui partent en République Dominicaine (Kapital) qui végètent mais rêvent de rentrer chez eux là ou leur lonbrik (placenta) est enterré. Le cordon ombilical (kòd lonbrik) fait partie du placenta qui est l’enveloppe qui protège l’embryon / le fœtus à l’intérieur de sa mère. A la naissance de l’enfant le placenta est enterré. Ce  kòd lonbrik (cordon ombilical) qui relie le fœtus à sa mère relie en même temps l’individu à sa terre natale.  D’où, ces phrases M’ap retounen nan peyi mwen. Se la mwen né, lonbrik mwen antere. Même le sommeil devient difficile pour ceux qui partent loin de leur terre natale. Pour adoucir leurs peines, ils se retrouvent entre Haïtiens et tirent des lodyans, pratique narrative typiquement haïtienne. La misère et les difficultés au pays étranger deviennent pires que celles connues au pays, parce qu’à Haïti la solidarité est à l’œuvre (La kay…, nenpòt kijan, sa pa pi mal).

La chanson Tounen Lakay soulève l’âme de celui ou celle qui vit à l’étranger surtout celui ou celle pour qui la vie à l’étranger ne fait plus rêver et n’a plus de sens. L’on ne peut ne pas être ému devant les sentiments qui traversent cette chanson. Elle dit avec beaucoup de tendresse et beaucoup d’adresse le ressenti de beaucoup. Lorsqu’on part à l’étranger à la recherche d’un soi-disant El Dorado le plus souvent la réalité se trouve en-dessous de nos espérances. Le climat, la culture, les conditions d’intégration, les papiers administratifs peuvent décourager le migrant. La langue est la première barrière à laquelle le migrant se trouve confronté, ensuite, il y a le système d’organisation du pays, la nourriture, etc.

Face à cette situation deux choix peuvent s’imposer : y rester pour vivre son rêve et ne pas baisser les bras ou rentrer chez soi. Dans cette chanson, le malheureux envisage le retour, difficile mais meilleur que la galère en terre étrangère parce qu’à Haïti, là où son kòd lonbrik est enterré, la solidarité tient encore.

Cette chanson fait écho à la chanson au même titre de Carole Demesmin, une grande voix, une grande dame, un monument de la musicographie haïtienne. Elle est parue à la fin des années 1980 et invitent les Haïtiens de l’extérieur à rentrer chez eux parce que « lakay ap soufri », « tè yo fin dekrenmen ». Ce retour est envisagé dans une perspective de construction / reconstruction du pays. Un retour non pour prendre le pouvoir et affirmer son autorité, mais pour aider le pays à genoux depuis des lustres. Elle invite les Haïtiens à l’union en passant par la langue commune, le créole et autour du tambour, un des instruments symbolisant l’identité haïtienne. Ce tambour qui rythme le battement du cœur haïtien. Cette reconstruction passera par le mode d’organisation du travail collectif le plus typique d’Haïti : le coumbite. C’est une invention de la paysannerie où les paysans unissent leurs efforts pour cultiver la terre. Elle est une forme de solidarité qui permet l’entraide aux familles sans dépenser de l’argent pour le travail fourni. Par cette chanson, Carole Demesmin tout comme Bekenn pénètre vraiment l’âme haïtienne.

Bekenn est l’artiste mal aimé du pays. Pourquoi? D’après moi, parce que ce n’est pas un imposteur. Il chante la réalité des personnes défavorisées avec sa dureté. Dans ses vidéos clip, on voit toujours les petites gens qui représentent plus de 70 à 80%  de la population contrairement aux vidéos clip de grands groupes du compas de nos jours où il y a une mise en scène luxueuse, des femme étrangères, le plus souvent de teint clair.

A nos quatre à cinq millions de Haïtiens qui vivent dans la diaspora, bonne écoute et bonne dégustation!

Professeur Ethson Otilien

FASCH / UEH

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