Introduction à la lecture de : « Haïti, de Michel Martelly à Jovenel Moïse. Une tumultueuse saga électorale »

(2014-2017) de Wiener Kerns Fleurimond (IV)

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Essai de sociologie haïtienne : les petits candidats.

L’immense travail de narration et d’analyse du processus électoral 2014-2017 réalisé par Wiener Kerns Fleurimond permet de traverser la société haïtienne pour découvrir bien des aspects ayant trait à l’histoire, à l’anthropologie, à l’ethnologie et la sociologie. Pour ce qui est de ce dernier domaine du savoir, le cas des petits candidats semble y relever dont l’étude nous permettra de découvrir un trait de plus parmi ceux qui composent l’ethos de l’homme haïtien. Comme entrée en matière, nous nous posons la question : « qui sont les petits candidats » ? À laquelle répond le texte « Election présidentielle, les petits candidats » (tome 2, p.212).

Se définir par rapport aux grands candidats. Le mètre-étalon par lequel on définit un petit candidat c’est en comparaison à un grand candidat ; expression qui d’ailleurs n’est pas usité car on dit couramment « candidat » pour un citoyen qui a manifesté le désir de briguer un poste électif en satisfaisant aux exigences requises. Un candidat normal est d’abord un citoyen jouissant d’une certaine notoriété par son statut de notable bien connu, et dispose des moyens financiers en rapport avec ses ambitions, et de plus qui fait montre de la capacité de gagner les élections, qu’il a d’ailleurs déjà gagné parfois. Ce sont par ces acquis, qu’il se distingue du petit candidat qui est incapable de satisfaire à aucune des exigences requises pour briguer la fonction élective qui semble l’intéresser, celle d’occuper le fauteuil présidentiel au Palais national. C’est donc par le manque que le personnage est présenté. C’est ce que nous allons faire dans les paragraphes suivants.

La liste des manques qui définissent un petit candidat. Il souffre d’un manque de statut politique, économique et social. Pour ce qui est du statut politique, la plupart des petits candidats en sont privés pour n’avoir jamais occupé aucune fonction élective que ce soit du bas ou du haut de l’échelle. Ils n’ont aucune expérience politique. Pour ce qui est du statut social, c’est plus ou moins contrasté. Voici comment l’auteur les présente : « Certains sont des chefs d’entreprise ou des socioprofessionnels. D’autres des fonctionnaires de l’Etat. Enfin la plus grande partie des chômeurs endurcis n’ayant jamais travaillé de leur vie. La plupart ne quittent pratiquement leur domicile faute de moyens de transport adéquats ou le font carrément à pied. L’autre catégorie vaque comme à l’ordinaire à ses activités personnelles comme s’il n’était pas engagé à une entreprise ayant le Palais national comme objectif » (tome 2, p.212).

Manque de notoriété. Les petits candidats pâtissent d’un grave déficit de visibilité dû à l’attitude d’ostracisme de la presse en général déterminée à ne pas faire écho à leurs prétentions, que ce soit dans les émissions de grande écoute ou de petite écoute, ils sont totalement ignorés comme s’ils n’étaient pas à leur place. 

Leur légitimité en tant que candidats est aussi questionnée par la population qui les considère comme des intrus voulant jouir d’un statut pour lequel ils ne remplissent pas les conditions. Et même l’organisme chargé d’organiser les élections, le Conseil Electoral Provisoire (CEP) leur accorde une attention très moyenne cherchant à les dissuader de se lancer dans une telle aventure. Donc les petits candidats souffrent d’un grave déficit d’image et de visibilité dans le pays tout entier. Ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays, tels la France, le Canada et les Etats Unis où les petits candidats sont choyés par le public qui leur reconnaît un rôle positif consistant à inciter les grands candidats à faire bouger les lignes. Malheureusement, en Haïti, on continue à considérer la politique comme une chasse gardée réservée à une élite formant une caste aux codes stricts inaccessibles aux intrus qui ne remplissent pas les conditions. C’est précisément le cas pour les petits candidats considérés comme des « emmerdeurs » qui viennent troubler l’ordre des choses. Pourquoi se fait-on petit candidat ?

Cependant d’autres motivations peuvent faire courir les petits candidats : l’appât du gain, par exemple.

  Contrairement aux candidats normaux qui briguent un poste électif dans l’espoir de le gagner en mettant toutes les chances de leur côté, le petit candidat semble échapper à la règle, car il s’est avéré qu’il n’a aucune chance de gagner ; et cela apparaît si évident pour tout le monde, qu’il ne peut l’ignorer lui-même. Et même, il choisit sciemment de ne pas gagner en se donnant une tâche pour laquelle il n’est pas de taille, savoir : briguer la magistrature suprême de Président de la République. Certains sont des récidivistes. Cependant d’autres motivations peuvent faire courir les petits candidats : l’appât du gain, par exemple. Si c’est avéré pour certains, ce n’est pas le cas pour tous les petits candidats. A ce sujet, voici ce que l’auteur de l’ouvrage a écrit : « Mais d’autres petits candidats ne sont pas venus uniquement pour escroquer l’Etat. Ils briguent surtout la présidence de la République ou à défaut un poste vacant au Sénat juste pour prendre un peu de poids dans la collectivité nationale.  

Ces personnalités se sentent trop à l’étroit dans le rôle où la société les enferme. Ils veulent sortir du lot et émerger au-delà du « Pré-carré » dans lequel la classe politique ou économique ou culturelle les cantonne. Certains de ces petits candidats, parmi lesquels des notables, des personnalités du monde médiatique, culturel ou de la finance cherchent à se faire un autre nom. Ils entendent vraiment servir leur pays à un autre niveau et cette fois-ci dans la sphère politique où on a l’opportunité de changer de manière concrète le cours de l’histoire » (tome 2, p.214).

Petits candidats, faisons la décantation. Beaucoup des traits énoncés ci-dessus concernant les petits candidats sont vrais pour l’essentiel ; cependant il y a des nuances qui viennent compléter le tableau. C’est ce que fait le texte en écrivant ce qui suit : « Le statut de petits candidats ne s’attribue pas seulement aux candidats pauvres incapables de coller les deux bouts ou être un archi-inconnu dans la Cité. (…) Contrairement à ceux que les médias et la population notifient du statut de « grands candidats », qui ont beaucoup d’argent pour battre la campagne et sont très connus de la population et peu nombreux formant un cercle très fermé; les petits candidats au contraire, forment un cercle très ouvert et démocratique dans lequel on trouve toute la représentation nationale ou les couches sociales» (tome 2, p.214). Si nous continuons de creuser la problématique des petits candidats sur leur motivation et intentionnalité, nous trouverons des désirs explicites et conscients tributaires d’un contexte et milieu sociaux; et d’autres implicites et inconscients relevant du moi profond qui échappent au climat social. En approfondissant ce second point, nous trouverons que l’impulsion vers les présidentielles relève de la fascination dont seules la psychanalyse et la psychologie peuvent en rendre compte. Ce nouveau cas vient enrichir la liste des pathologies haïtiennes.

Nouvelle exigence méthodologique en sciences sociales et politiques.

Depuis un certain temps, les études contemporaines en sciences sociales et politiques s’inscrivent le plus souvent dans une période de trois décennies. C’est le cas pour notre objet d’études qui est censé couvrir une durée de trois ans : 2014-2017, et pourtant les références s’étendent sur l’espace-temps qui va de 7 février 1986 jusqu’au 2017. D’autres ouvrages de sciences sociales et politiques traitant de questions contemporaines se croient tenus de prendre en compte la durée considérée. La raison principale est que la durée envisagée constitue un tout signifiant qui se détache du reste de l’histoire du pays, ce qui pose la nécessité d’un nouveau découpage historique tripartite. Toutes ces problématiques sont posées dans l’ouvrage en nous focalisant sur deux points : l’importance du 7 février dans l’histoire d’Haïti ; ensuite les exigences méthodologiques pour les études et essais en sciences sociales et politiques. Et brièvement nous élaborerons sur le nouveau découpage tripartite de l’histoire d’Haïti pour finir.

Symbolisme du 7 février. La date du 7 févier marque le moment de rupture historique en passant de l’ancien, la dictature sanguinaire des Duvalier père et fils, pour entrer dans l’ère nouvelle de l’expérience ou l’apprentissage démocratique. 

Donc le 7 février 1986, date à laquelle Duvalier-fils a quitté le pouvoir sous la pression des révoltes populaires ; et la même date, a été choisie, 7 février, comme jour inaugural de l’ère démocratique par l’investiture des Présidents élus. L’ouvrage insiste beaucoup sur l’importance et la signification de la date dont voici quelques éléments d’appréciation dans ce qui suit : « Trente et une années que la démocratie tente de s’installer durablement en Haïti. Oui le 7 février 2017 procède d’un état d’esprit révolutionnaire, d’une certaine quête de rupture avec un ordre politique fermé et d’une certaine espérance démocratique. C’est pourquoi tout projet visant à vider cette date de sa charge symbolique est un acte de déraillement démocratique. Depuis la chute de la famille Duvalier le 7 février 1986, date jalon de l’ère démocratique haïtienne (…) Qu’on le veuille ou non, si la date du 7 février demeure dans les annales comme immuable pour la fin d’une dictature vieille de 30 ans en Haïti, les Constituants de 1987 en faisant de ce même agenda la date de l’inauguration d’un nouveau quinquennat ont tout simplement brouillé le jeu » (tome 2, p.463).

Mésinterprétation de la date du 7 févier. Le long développement du journaliste-essayiste sur le symbolisme se clôt sur une idée de méprise sur le sens de la date du 7 février. En substance cette mésinterprétation tient dans ce qui suit : « (…) on transforme une date historique où l’on célèbre la victoire de la modernité politique sur l’obscurantisme en une date sur la victoire d’un camp politique sur les autres » (tome 2, ibid.).

En lisant l’ouvrage de Wiener Kerns Fleurimond, on ne peut pas nier avoir beaucoup appris sur les trois décennies surtout dans des études de fond comme « les aventuriers ».

Erreur du 58e Président de la République d’Haïti. WKF a attentivement écouté le discours d’investiture du Président Jovenel Moïse dans lequel il n’a pas exalté le sens de la date du 7 février 2017 ; il ne l’a même pas mentionné. C’est un événement en soi que le texte présente en ces termes : « (…) le 7 février 2017, qui marque pourtant plus de trois générations de lutte sans merci pour conserver cet acquis gagné au prix de maint sacrifices, le nouveau Président de la République, Jovenel Moïse, qui devait être investi dans ses fonctions de 58e chef d’Etat, n’a à aucun moment fait allusion à cette date symbolique et historique sans laquelle jamais il n’aurait eu l’opportunité de devenir le premier citoyen de la nation. Pris dans l’euphorie de sa victoire et de l’allégresse du jour, le Président a tout simplement oublié de rajouter un mot ou une phrase dans le discours qu’avaient préparé ses collaborateurs pour la circonstance » (tome 2, ibid.).

Une nouvelle période historique. Le 7 février est la clé de voûte, le symbole d’une période portée et nourrie par des valeurs qui nous inscrivent dans la modernité démocratique ; valeurs qui marquent une rupture avec le passé d’avant 7 février 1986, et nous projette dans le futur dont l’acte de naissance est la constitution de 1987 qui condense les grandes règles et lois qui régissent la nouvelle société qui se veut en rupture avec l’ordre ancien. Mais compte tenu du temps court de cette nouvelle expérience, on admettra aisément que tout est en état d’expérimentation et d’apprentissage pour l’émergence d’un nouveau peuple âgé de trois décennies ; et il faudra du temps long pour digérer un nouveau paradigme. Donc si évaluation il doit y en avoir, il faudra garder en mémoire le facteur temps.

Nouvelle méthodologie d’écriture en sciences sociales.  Beaucoup d’ouvrages sont écrits sur cette période dont un certain nombre sont passés entre nos mains, écrits selon une approche diachronie/ synchronie. Il est vrai que la minceur de la durée (trente ans de vie sociale) peut inciter à embrasser tout le spectre temporel du regard, par le jeu des références et des comparaisons entre situations qui se répètent et se ressemblent. En lisant l’ouvrage de Wiener Kerns Fleurimond, on ne peut pas nier avoir beaucoup appris sur les trois décennies surtout dans des études de fond comme « les aventuriers ». A ce propos, la nature du réel uniforme qui tend à la répétition des faits peut induire cette propension à la totalisation.

Découpage tripartite de l’histoire d’Haïti. La nouvelle période tant célébrée donne à penser à une continuité temporelle dont elle n’est que l’aboutissement. Il y a eu donc un début jusqu’aux Duvalier ; dans lequel on ne peut mettre sur le même plan la période de l’esclavage jusqu’en 1804 qui marque la naissance de la République d’Haïti jusqu’aux Duvalier. 

Le régime politique qui a pris fin le 7 février 1986 appartient à une période dont il est l’aboutissement ; ou bien, il est une période à lui tout seul. De cela, il faut en convenir pour clarifier les choses.

 

* Professeur de littérature, auteur et critique littéraire à Paris

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