Sur la thèse «féodale»: réalité ou fiction?

1971?

0
2598
Le Parti d'entente populaire, (PEP), un parti politique haïtien fondé en 1959 par l'écrivain et homme politique Jacques Stéphen Alexis

A la mémoire des militants du PEP, du PPLN, et du PUCH, qui surent faire leur devoir, jusque dans les abattoirs de la dictature

« Fais ce que tu dois, advienne que pourra »

La première tentative de systématiser la thèse selon laquelle la formation sociale haïtienne serait « féodale », selon le plan tracé par le Manifeste du Parti d’Entente Populaire (PEP), est celle de Gérard Pierre-Charles, dans son livre « L’Économie Haïtienne et sa Voie de Développement », paru en 1965.

La démarche de Pierre-Charles est historique : dans le premier chapitre de son ouvrage, intitulé « Évolution Historique de la Société Haïtienne », il va établir, nous verrons plus loin comment, que la société haïtienne a passé du stade esclavagiste au stade féodal et s’est, en quelque sorte, arrêtée à celui-ci. Pour cela, il distingue en gros quatre étapes, l’esclavage (fin du XVIIe siècle – 1791); celle de la « gestation de la société féodale » (1791 – 1801), celle de la « consolidation et du règne du féodalisme (1801 – années 1880), celle de la « crise du régime Ancien Haïtien », c’est-à-dire du régime féodal, qui va des années 1880 à 1915 et fut « gelée » par l’intervention armée de l’impérialisme US et l’occupation qui s’ensuivit (1915 – 1934).

Nous avons donc le schéma suivant :

Colonie française—-esclavagisme
Période révolutionnaire—-gestation de la société féodale
Période indépendante—–consolidation et règne du féodalisme—-Crise du féodalisme
Occupation US———””””””””””’

Ce schéma d’évolution établi – sans toutefois qu’aucun travail de recherche historique n’ait été mené (1)– Pierre-Charles passe à l’examen de l’économie haïtienne actuelle. Dans cet examen, le chapitre capital, en ce qui concerne la thèse de la dominance du féodalisme, sera celui traitant de l’activité agricole, et plus spécialement de la tenure de la terre (la population rurale constituant de toute façon, selon Pierre-Charles, les 92% de la population totale, et l’agriculture fournissant, en gros, plus de 80% des exportations).

Nous examinerons dans un chapitre ultérieur comment Pierre-Charles étudie l’agriculture haïtienne, comment il la caractérise, quelles conclusions il tire de son étude, et dans quelle mesure ces conclusions sont justifiées. Pour l’instant, nous allons nous arrêter à la partie historique de son travail, voir comment il établit son schéma d’évolution de la société haïtienne, dans quelle mesure il prouve la validité de ce schéma, et quelles sont les questions que pose, ou néglige de poser, ce schéma.

« Résumons la thèse traditionnelle telle qu’on peut la retrouver explicitement ou implicitement dans les travaux  de Pierre-Charles et ici et là, dans la littérature du mouvement révolutionnaire haïtien. Au mode de production esclavagiste a succédé le mode féodal qui, en dépit des particularités nationales, devrait sécréter les germes du nouveau mode de production, le mode de production capitaliste. Il se trouve que, pendant tout le XIXe siècle, l’action néfaste des caciques militaires, les conséquences fâcheuses du « dogme de couleur » (Dépestre) ont bloqué les possibilités du développement capitaliste en anéantissant les efforts sincères d’une bourgeoisie nationale libérale. Les capitalistes étrangers en ont profité pour dominer le marché local, et malgré la résistance héroïque de la paysannerie, le pays en 1915 était déjà un fruit mûr, prêt à tomber entre les mains de l’impérialisme américain triomphant sur le continent du même nom. A l’heure actuelle, la féodalité n’a pas disparu comme facteur principal de caractérisation du régime haïtien. Les rapports semi-féodaux bloquent tout progrès du pays dont il est possible que le développement ultérieur soit socialiste. Mais à ce facteur est venu se superposer un autre, le néo-colonialisme, puisque les États-Unis pèsent de tout leur poids économique, politique et militaire sur le destin de la nation depuis 1915. Le régime haïtien est donc devenu un régime semi-féodal et semi-colonial». (Claude Moïse, « Les théoriciens du mouvement révolutionnaire et la formation sociale haïtienne », Nouvelle Optique, No. 5, janvier-mars 1972, p. 138).

Pierre-Charles ne va pas s’écarter d’une ligne de cette « thèse traditionnelle » dont il est d’ailleurs le plus important représentant. Pour lui « la révolution haïtienne surgit de l’énorme développement des forces productives accumulées durant les trois cents ans de vie de la colonie » (française de Saint-Domingue A.C.) p.15 op.cit.

Nous dirions plutôt que la révolution haïtienne (1791-1804) fut le fruit de la contradiction entre le haut niveau de développement des forces productives atteint à Saint-Domingue et les rapports de production esclavagistes, contradiction dont la principale traduction, sur le plan des luttes de classe, fut la contradiction antagonique entre la classe des propriétaires d’esclaves et la classe des esclaves. Cette contradiction s’exprima d’emblée de la façon la plus violente qui soit « A cause de ces facteurs, beaucoup d’intérêts créés d’un côté, et des conditions inhumaines de vie matérielle de l’autre, la Révolution Haïtienne prit un caractère destructeur et l’on vit les exploiteurs et les exploités rivaliser en violence et en cruauté ». (op. Cit. p. 16)

Il y a donc la un système particulier, singulier, original pourrions-nous dire, combinant des éléments de plusieurs modes de production…

Et Pierre-Charles de parler du « lourd héritage » de violence, « dont la majorité des nations américaines se sont vues libérées. Outre qu’il est inadmissible de mettre sur le même plan la violence injustifiable, sinon par les intérêts les plus sordides, des exploiteurs (et il s’agissait de la pire exploitation qui soit, l’esclavage) et la juste violence des exploités, il est parfaitement inexact de faire de « l’héritage de violence » de la Révolution un facteur inhibiteur de « l’évolution ultérieure du pays ». La violence des luttes politiques de l’Haïti indépendante aura pour causes des contradictions de classe précises. Contradictions qui seront liées à la nature concrète de la formation sociale haïtienne, et aux formes réelles de sa dépendance vis-à-vis du capitalisme dominant.

Quoi qu’il en soit, pour Pierre-Charles, la transition de l’esclavage au féodalisme, qui commence avec les premiers troubles de la Révolution, est pour l’essentiel achevée en 1801 : « La Constitution de 1801, quant à son contenu idéologique, peut être considérée comme un document juridique typique d’une société où sévit le mode de production féodal. Elle essaie de maintenir et de fortifier le régime en vigueur, contre toute tendance radicale des masses à introduire de nouvelles relations entre les propriétaires de la terre et ceux qui la travaillent. Les conceptions économiques sur lesquelles se basait cet effort institutionnel obéissaient à la loi de la correspondance nécessaire entre les relations de production et le mode de production. Elles reflétaient l’obligation pour la classe des affranchis de remplir le vide laissé dans le « droit de propriété coloniale » par l’émigration des anciens colons. Ainsi ce concept économique ne peut être qualifie de conservateur : parmi toutes les idées prédominantes a cette époque, c’était un progrès notable et une conséquence du bouleversement du monde esclavagiste provoque par la révolution en marche. » (op. Cit. p. 19)

En quoi consistait cette fameuse Constitution de 1801? Pour le comprendre, il faut la replacer dans le contexte de l’époque. Depuis 1789, les luttes politiques et militaires s’étaient succédé sur le sol de la colonie :

* luttes entre les propriétaires d’esclaves blancs, l’administration coloniale et les affranchis;

* Luttes entre les propriétaires d’esclaves et les esclaves;

* Luttes entre les deux fractions des affranchis, les « anciens libres » (en majorité métis) et les « nouveaux libres » (en majorité noirs);

* Luttes des anciens et des nouveaux libres contre les colonialistes anglais et espagnols.

Au cours de ces luttes, la fraction dominante des « nouveaux libres », c’est-a-dire les chefs militaires issus de l’esclavage, dirigée par Toussaint Louverture, défit, lors de la Guerre du Sud (1799-1800) la couche des « anciens libres » et, profitant par ailleurs des guerres opposant la France a l’Angleterre, s’assura le pouvoir a Saint-Domingue. C’est dans ce cadre que Toussaint Louverture allait tenter de rétablir l’économie de la colonie, durement touchée par les ravages des guerres révolutionnaires.

« La politique de Toussaint Louverture peut se définir comme suit :  reconstruction rapide des plantations et remise en marche de la production, en attachant les noirs à leurs anciennes « habitations »; conservation de la grande propriété; lutte intense contre le marronnage et les tentatives de formation d’une petite économie autonome des noirs; opposition à ce que les plantations abandonnées par les propriétaires royalistes blancs passent aux mains des mulâtres – anciens affranchis; protection des planteurs blancs loyaux à la République; occupation des nombreuses plantations abandonnées par les officiers supérieurs – l’élite noire des troupes de la République. » (Tadeusz Lepkowski, Haïti, Tome 1, p. 73)

Toussaint visait donc, en s’appuyant sur les propriétaires blancs et les officiers supérieurs noirs récemment devenus propriétaires fonciers, et en réprimant sévèrement les masses de cultivateurs – ex-esclaves qui avaient été la force motrice de la Révolution, et seront celle de la Guerre d’Indépendance – à reconstituer l’économie de plantation qui avait fait la richesse de Saint-Domingue. Dans ce but, il œuvrait, qu’il le veuille ou non, au profit des grands propriétaires fonciers blancs, noirs et mulâtres. Et a cette fin, la Constitution de 1801 stipulait sans ambages

* que le système de plantation était le seul admis (interdiction de morceler les terres en lopins de moins de 50 carreaux – soit 64.5 hectares)

* que les cultivateurs étaient, en fait, attachés à la terre (à la plantation), ne devant en sortir que sur autorisation spéciale et signant un contrat de trois ans avec la plantation

* que les autorités militaires étaient responsables de la bonne marche de l’économie jusque dans ses moindres détails. Les chefs militaire étaient nommés « inspecteurs de culture » et avaient, en la matière, des pouvoirs dictatoriaux, qui confinaient, dans certains cas, au droit de vie ou de mort sur les cultivateurs

* enfin, les cultivateurs étaient rémunérés par partage, selon des proportions définies et précises, du quart du produit de la plantation, deux autres quarts allant au propriétaire pour sa rémunération et les frais de faisance-valoir, et le dernier quart, dit « quart de subvention » allant a l’État. Au sujet de cette disposition capitale (et profondément contraire aux aspirations des masses révolutionnaires.) Pierre-Charles écrit : «  un système de champart, très semblable à celui existant dans certains pays de l’Europe durant le Moyen-Age, est introduit par la Constitution. Les produits de la terre se divisent en quatre parties… »

Il n’y a donc pour lui aucun problème : le régime Louverturien est un régime féodal, matérialisé par « un système de champart » moyenâgeux.

Nous remarquerons cependant que dans la réalité

* d’une part, nous sommes loin d’une quelconque « loi de correspondance nécessaire entre les relations de production et le mode de production ». La réalité est tout autre : les triperies de la lutte des classes, le développement des contradictions entre les différentes classes de la société dominguoise ont amené, une fois que ces contradictions eurent été concrètement résolues au profit de la couche dirigeante des Nouveaux Libres, l’établissement du régime Louverturien, expression de la domination de classe des propriétaires fonciers sur la masse des cultivateurs, et sa traduction légale, la Constitution de 1801.

Il est inutile et dangereux de recourir à des lois « au-dessus des classes » pour faire de ce qui est résolution concrète de contradictions réelles la solution mécanique et inévitable qui devait (on dirait presque « de toute éternité ») s’imposer. Nous remarquerons plus loin la tendance constante de Pierre-Charles à recourir à des « lois » éternelles, figées, plutôt qu’à l’analyse concrète des situations concrètes. Inutile de le dire, c’est une démarche fort peu scientifique…

* d’autre part, le régime de grande propriété foncière de Louverture était, à la différence du féodalisme européen du Moyen-Age, un régime ouvert sur le marche mondial capitaliste, basé sur la production de denrées agricoles destinées à l’exportation (en l’occasion, principalement le sucre), donc étroitement dépendant de ce marché et des grandes puissances qui le dominaient à l’époque, principalement de la France. Il ne peut donc être assimilé au féodalisme européen, qui ne reposait pas du tout sur la grande production agricole d’exportation, ni sur des formes d’organisation du travail aussi poussées et aussi liées au capitalisme que le système d’ateliers (type d’organisation que l’on peut comparer, sur le plan industriel, à la production manufacturière). Faire du régime Louverturien un « féodalisme » tout court, et insinuer une comparaison (qui confine à l’assimilation) avec le Moyen-Age européen, est donc une erreur capitale. Nous reviendrons d’ailleurs là-dessus.

Pierre-Charles poursuit :« Le progrès de ce nouveau système économique sur le précédent est indiscutable.  Il met clairement en relief le vrai bond qu’a réalisé en si peu de temps la société de Saint-Domingue en passant du mode de production esclavagiste au mode féodal et aux relations de production correspondantes. La loi fondamentale de cette société, comme de toute société féodale, résidait dans la production d’un excédent devant satisfaire les nécessités du seigneur féodal; cet excédent s’obtenait en exploitant les paysans dépendants – les anciens esclaves – sur la base de la propriété du foncier sur la terre et d’une propriété limitée sur les travailleurs. Par ailleurs, la petite propriété individuelle faisait son apparition, timide, réduite. Les caractéristiques de cette étape de l’évolution économique haïtienne se sont formées dans le contexte d’une situation nationale, ethnique et historique différente de celles qui dominaient dans d’autres pays à cette même époque. Cependant les fondements de cette étape historique sont ceux qui définissent le féodalisme comme système économique dont la survivance n’a pas disparu de l’actuelle société haïtienne. »

Et notre auteur de conclure : « Tenant compte, qu’au cours de cette analyse, du développement naturel des modes de production et des relations qui en découlent, le régime féodal de Louverture a été considéré comme une évolution naturelle du système esclavagiste et une étape également naturelle du développement historique. »

Ce passage appelle plusieurs remarques : En premier lieu, le « vrai bond » qu’aurait réalisé « en si peu de temps » la société dominguoise est pour le moins sujet à caution. En effet, d’une part, du point de vue des classes en présence, les cultivateurs trouveront fort peu conforme à leurs intérêts le régime de Louverture. Ils « marronneront »,  fuiront en masse les plantations que seule une répression impitoyable pourra maintenir en activité. Plus tard, d’ailleurs, le système de la rémunération au quart devra être abandonné, après maints essais infructueux, et pour cette même raison, le « marronnage » des cultivateurs vers les « mornes » — les montagnes – finira par avoir raison de l’économie de plantation, qui, pour l’essentiel, disparaîtra, au profit de la petite propriété paysanne. Sous Louverture, cependant, le système fonctionnera tant bien que mal, la répression manu militari aidant, jusqu’à l’arrivée de l’expédition Leclerc, dans les derniers jours de janvier 1802. Ce, rappelons-le, malgré un marronnage (appelé à l’époque. « vagabondage », ce qui donne une idée de l’incompréhension des classes dominantes face à ce phénomène, mais aussi du fait que ces mêmes classes sentaient bien que la fuite de leur force de travail sapait les fondements de leur survie économique – donc de la poursuite de leur domination). Mais même du point de vue strictement économique, si l’on note une nette reprise de la production agricole, les résultats seront – et de très loin – inférieurs à ceux de 1789, dernière année de fonctionnement « normal » du système esclavagiste dominguois (Lepkowski, op. Cit. p. 83). L’auteur polonais signale qu’en prenant les exportations de 1789 pour base (1789 = 100), celles d Saint-Domingue s’établissaient comme suit :

Exportations              Indice

Sucre                          12,95
Café                            56,51
Coton                          35,41
Indigo                           0,10
(Op. Cit. p.83)

L’on notera une nette reprise par rapport, par exemple, à 1795, où les exportations de sucre, prenant toujours 1789 pour base, n’atteignaient que l’indice 3,12, celles de café 2,89, celles de coton 0,68, et celles d’indigo  0,51 (op. Cit. p. 75). L’on notera aussi que le café, reste plus ou moins à l’écart des opérations militaires et de leurs ravages, car cultivé dans les mornes, avec une main-d’?uvre moins concentrée, reprit beaucoup plus vite que le sucre, cultivé dans les plaines, où se déroulèrent la plupart des combats.

Schiller Thébaud, de son côté, signale que « de 1790 à 1801 » les exportations de sucre terre (raffiné) ont diminué de 98%, et celles de sucre brut de 80% (S. Thebaud, p. 41).

Il n’y a donc jamais eu de « bond » économique sous Louverture.

Il y a simplement eu une relative, et modeste, restauration de l’économie de plantation, accompagnée d’une modeste reprise de la production caféière. Il ne pouvait d’ailleurs pas en être autrement, le régime Louverturien, codifié par la Constitution de 1801, devant s’écrouler en 1802, à cause précisément de sa nature anti-populaire, qui fit que les masses ne soutinrent pas Louverture face à l’expédition Leclerc. Le vrai bond – mais ceci, Pierre-Charles ne le dit pas – réside en fait dans le tournant irréversible pris par la lutte des classes depuis le Soulèvement Général d’août 1791 : d’ores et déjà, un régime esclavagiste, ou un « esclavage déguisé » comme celui que tentait d’imposer Louverture, était impossible. Le marronnage des cultivateurs, sous le régime du Premier des Noirs, en est la preuve quasi-mathématique.

En second lieu, Pierre-Charles  nous dit que « la loi fondamentale de cette société, comme de toute société féodale, résidait dans la production d’un excédent devant satisfaire les nécessités du seigneur féodal. » Nous pensons qu’il y a là du vrai : effectivement, dans la mesure où l’économie dominguoise, sous Louverture, était une économie de plantation, où la contradiction de classe fondamentale opposait les grands propriétaires fonciers aux « paysans dépendants », (le terme est de Pierre-Charles) la loi économique fondamentale de la formation sociale dominguoise était l’extraction d’un excédent économique, d’un surplus, par la classe des propriétaires et son État, aux dépens de la paysannerie. Mais – et c’est ici que le bât blesse – où allait ce surplus? Comment était-il réalisé?

Ceci, Pierre-Charles ne nous le dit pas. La réponse est pourtant simple : le surplus, « l’excédent » arraché aux cultivateurs travaillant sous surveillance militaire dans les plantations, était mis en vente sur le marché mondial. C’est là une différence capitale entre le régime Louverturien et le vieux régime féodal européen!!!

Jean-Jacques Dessalines Ambroise leader du Parti populaire de libération nationale (PPLN)

On le verra d’ailleurs, les mécanismes de ce dernier décideront, en définitive, de ce qui devra être produit, et comment. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que, dès la période Louverturienne, la dépendance de la formation sociale Dominguoise est réelle, et n’est limitée que dans la mesure où la classe dirigeante locale peut profiter des rivalités inter-colonialistes (en particulier, de la guerre quasi-constante entre la France et l’Angleterre), ce qui est, à l’époque, une réelle possibilité. C’est là un fait historiquement constaté, qui montre l’inadéquation du concept de « féodalisme » appliqué mécaniquement à une formation sociale semi-coloniale comme celle de Saint-Domingue en 1801.

En conséquence, il s’avère insuffisant, du point de vue théorique, de définir cette formation comme « féodale » tout court, et d’affirmer, comme le fait Pierre-Charles, que « les fondements de cette étape historique sont ceux qui définissent le féodalisme comme système économique dont la survivance n’a pas disparu de l’actuelle société haïtienne. » Pour caractériser la société haïtienne à chacune des périodes de son évolution historique, un examen systématique, non un étiquetage artificiel à partir de schémas préétablis, s’impose.

En troisième lieu, il est permis de penser que le développement de la petite propriété, surtout montagnarde, a été moins « timide », moins « réduit » que ne le voudrait Pierre-Charles. L’effet de la tradition du marronnage colonial, toujours accompagné d’établissement dans les montagnes pratiquement inaccessibles aux forces de répression, favorables à ce qu’on appellera bien plus tard la guerre du peuple, et de polyculture vivrière indispensable à la survie des marrons, joint au « vagabondage » (pour ainsi dire) massif, dû aux dures conditions de vie que le peuple devait supporter sur les habitations louverturiennes (travail de l’aube au coucher du soleil, arbitraire et brutalités du caporalisme agraire, en particulier de la part du futur fondateur de notre Indépendance, l’impitoyable Jean-Jacques Dessalines) a été probablement (mais il faudrait au moins tenter de le quantifier) un accroissement sensible du nombre de petites propriétés, du moins dans les montagnes. Sinon, comment expliquer que ces marrons et ces vagabonds aient survécu (il fallait bien manger chaque jour!) et aient pu servir de colonne vertébrale à la lutte pour indépendance? Comment expliquer l’extension ultérieure de la petite exploitation paysanne et de la polyculture vivrière? Comment expliquer la férocité répressive des hauts gradés louverturiens à l’égard des vagabonds, des marrons, comme des cultivateurs restés sur les plantations («mennen nèg la pise! » ordonnait Dessalines pour faire exécuter à la baïonnette « un pauvre nègre »), sinon par la crainte, alimentée par des faits précis, de ne plus disposer de la main-d’œuvre nécessaire à la bonne marche des habitations (et à la fortune de leurs propriétaires!)? Ce qui, justement, était en train de se réaliser (une preuve indirecte en étant l’interdiction du morcellement des habitations en-dessous de 50 carreaux, signalée par Pierre-Charles et inscrite dans la Constitution de 1801)? Comment expliquer que la lutte de classes entre les grands propriétaires et les masses populaires, lutte que matérialisent tant le soi-disant vagabondage que la chute rapide du régime Louverturien face à Leclerc, en 1802, ne se soit pas traduite, sur le plan économique, par une autre forme d’organisation de la production, celle-ci ne pouvant être – l’histoire ultérieure le prouve a posteriori – que la petite production vivrière?

Dans la logique de l’exposé de Pierre-Charles, axé sur la thèse – plutôt affirmée que prouvée – de la dominance absolue du féodalisme et du servage des masses paysannes (servage dont Pierre-Charles ne remarque même pas qu’il est légalement, comme dans les faits, temporaire, limité, ce qui introduit une autre différence –importante – avec le vieux féodalisme européen : le serf le restait à vie, et sa descendance aussi) dans la logique de sa thèse, la petite propriété individuelle ne peut être, effectivement, que fort réduite. Mais dans la logique réelle d’une contradiction antagonique entre les intérêts de la classe des propriétaires fonciers de toutes les couleurs – maintenir a tout prix la grande propriété foncière, avec son organisation du travail directement héritée de l’esclavage du XVIIIe siècle, directement lié au marché mondial capitaliste – et ceux de la classe des cultivateurs, anciens esclaves – échapper à tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à l’esclavage, briser le cadre oppressif du système d’ateliers, et obtenir un meilleur niveau de vie dans des conditions de vie et de travail moins dures, avec une certaine liberté (très important!), dans cette logique, qui est celle de l’histoire réelle de la formation sociale dominguoise, et aussi d’une bonne partie de notre histoire de nation indépendante, la petite propriété individuelle, la petite production marchande simple, apparaît comme le facteur devant influencer le plus le développement ultérieur de cette société.

Sortons un instant de la période étudiée : nous pensons que ce ne sont ni les distributions de terres de Pétion et de Christophe, au début du XIXe siècle, ni le jeu des partages successoraux, qui ont pu expliquer la diffusion extensive de la petite propriété chez nous. Nous ne pensons pas pour autant que celle-ci ait dû être massive dès 1801. Notre avis est que, cependant, la faible densité de la population à l’époque, comme la relativement grande étendue de terres disponibles, jointes aux conditions d’oppression et d’exploitation en vigueur dans les plantations, en ont rendu la diffusion plus importante et plus rapide que Pierre-Charles, dans la logique idéaliste de son schéma féodal, veut bien l’admettre. Et que la disparition, sous la présidence de Pétion (1807-1818) du système d’ateliers, au profit du système deux moitiés, en résolvant –provisoirement – par un compromis moins défavorable à la paysannerie ce conflit de classes, prouvera la persistance des aspirations paysannes à la propriété individuelle de la terre.

Le régime Louverturien, s’il est certainement un régime de grands propriétaires fonciers, n’est donc aucunement « une évolution naturelle du système esclavagiste et une étape également naturelle du développement historique ». Dire cela revient à ne rien dire du tout, n’explique rien, ne permet en aucune façon de saisir les caractéristiques réelles de ce fait social réel. Le régime Louverturien, en première approximation, a été une tentative, faite par une classe montante de grands propriétaires fonciers, de maintenir, à son profit exclusif, l’organisation de la production qui était celle de l’esclavage capitaliste (de l’esclavage imposé par la France, puissance capitaliste, et utilisant, dans la mesure où ses caractéristiques économiques et sociales propres le permettaient, l’acquis technique – et répressif – du colonialisme français), et, pour cela, de maintenir les cultivateurs, anciens esclaves, dans un servage temporaire codifié par la loi, et dans des conditions de vie et de travail directement calquées sur celles de l’esclavage. Ce dans le but ultime de produire et d’exporter, de commercialiser par le biais du marché mondial capitaliste du début du XIXe siècle, le surplus agricole, c’est-a-dire les denrées qui avaient, au XVIIIe siècle, fait la richesse de Saint-Domingue et la fortune d’une grande partie des classes dominantes du Royaume de France : sucre surtout, mais aussi café, coton, indigo, etc…Donc dans une dépendance étroite du même marché mondial, fait capital et qui ne saurait être sous-estimé. Et au moyen d’une contrainte militaire impitoyable.

L’on retrouve donc certes, dans le régime Louverturien, les deux classes qu’y voit Pierre-Charles : celle, dominante, des propriétaires fonciers (nous nous abstiendrons, pour l’instant, de les étiqueter) et celle, dominée, des « paysans dépendants ». Ils ne sont que temporairement, le temps stipule sur leur contrat, trois ans, attachés à la plantation, alors que le serf l’était toute sa vie, et transmettait son statut à sa descendance. Ils sont rémunérés par partage du quart du bénéfice net de la plantation, ce qui veut dire qu’ils perçoivent un salaire (en numéraire parfois, le plus souvent en nature, vu la rareté de monnaie). Ils travaillent sur une plantation, selon une organisation du travail, des rapports techniques de production utilisant les ressources du capitalisme à son étape manufacturière (division simple du travail, organisation par équipes suivant des horaires définis et se complétant, techniques élaborées de production du sucre, etc…), quoique utilisant aussi, à certaines étapes de la production (soins culturaux, coupe des cannes) des instruments primitifs, la division par équipes restant cependant la règle. L’on retrouve donc ici un système hybride, combinant dans un tout structuré les éléments de plusieurs modes de production : polarisation de la société entre propriétaires fonciers et paysans dépendants (féodalisme) cette dépendance étant cependant codifiée par un contrat de travail temporaire, et en principe consensuel (capitalisme), forme de rémunération salariale (capitalisme), travail sous contrainte extra-économique, en l’occurrence militaire (esclavage, féodalisme), division du travail et manufacture (capitalisme).

Nous retrouvons, de plus, une petite paysannerie indépendante. Il y a donc la un système particulier, singulier, original pourrions-nous dire, combinant des éléments de plusieurs modes de production, la contradiction fondamentale – et antagonique – opposant, à l’intérieur de la formation sociale concrète, les propriétaires fonciers dominants à la masse des travailleurs des plantations, et à la petite paysannerie indépendante en expansion, qui mettra fin au régime des grandes plantations dans les premières décennies de notre existence indépendante. Il est donc inutile de qualifier ce système de féodalisme bon teint, et c’est une erreur impardonnable de l’assimiler au Moyen-âge européen. D’ailleurs, dans le système Louverturien, le cultivateur est séparé des moyens de production, ce qui n’est évidemment pas le cas dans le féodalisme, la simple lecture de bons ouvrages sur l’Ancien Régime le montre à l’évidence. Et une simple réflexion étayée sur des faits connus, ou qui devraient l’être, l’organisation de la production, la rémunération, les contrats de travail, le marronnage, le « vagabondage », le despotisme militaire, l’étroite dépendance du marché mondial, etc… nous fait toucher du doigt les différences. Il est même permis de se demander si, à cette étape, la dépendance vis-à-vis du marche mondial – capitaliste, faut-il le répéter – n’est pas déjà déterminante en dernière instance (au niveau des rapports de classe dans cette formation même). La production des plantations étant justement, dans sa plus grande partie, exportée, et par conséquent l’économie dans son ensemble étant littéralement suspendue, intégrée, dominée par ce marché, l’on peut sans doute répondre a cette question par l’affirmative.

La marge de manœuvre de Louverture et de sa classe est donc étroite : elle tient essentiellement aux rivalités inter-colonialistes, et disparaîtra (expédition de 1802!) lorsque ces rivalités s’estomperont avec la paix en Europe.

Pour toutes ces raisons, il est difficile de voir la formation sociale de 1801 comme une société féodale typique. C’est cependant ce qu’affirme fort péremptoirement Pierre-Charles (il n’avait peut-être pas à sa disposition les instruments théoriques nécessaires). Le résultat le plus clair de cette thèse féodale, c’est de mettre les propriétaires fonciers au premier rang des ennemis de la masse paysanne opprimée, alors que le principal et plus dangereux oppresseur est le colonialisme français, comme l’expédition Leclerc viendra en apporter manu militari la preuve en tentant de rétablir l’esclavage.

Pour notre part, nous nous bornerons à émettre l’hypothèse de travail suivante : la formation sociale Dominguoise, en 1801, est une société hybride, réunissant en un tout structuré des éléments de plusieurs modes de production en liaison contradictoire. Cette formation sociale dépend, de la même façon contradictoire, du marché mondial capitaliste. Le mode de production qui y domine est le capitalisme, par le biais du marché mondial. Cependant, à l’intérieur de cette formation, une contradiction secondaire, mais extrêmement importante, oppose les grands propriétaires fonciers à la classe des cultivateurs travaillant sur leurs terres. S’y ajoute évidemment la contradiction, également antagonique, entre ces mêmes propriétaires et la petite paysannerie parcellaire en expansion. Cette formation sociale est une forme de transition, directement issue de l’esclavage capitaliste (de l’esclavage imposé par une grande puissance capitaliste, étroitement lié au marche mondial et utilisant l’acquis technique et économique du capitalisme). Forme de transition dont la stabilisation ou le remplacement seront définis par l’issue concrète de la lutte des classes réelle, l’évolution historique de la contradiction fondamentale et des contradictions secondaires. C’est là une forme semi-coloniale, dépendante du marché mondial capitaliste, basée sur la grande production agricole d’exportation, dont le contenu principal est sa contradiction antagonique avec la grande puissance coloniale dominante, la France, une contradiction secondaire, mais importante, étant celle qui oppose les grands propriétaires fonciers aux cultivateurs. En ce qui nous concerne, nous pensons que cette définition extensive, qui ne plaira sans doute pas aux amateurs de phrases à l’emporte-pièce, est plus exacte théoriquement et pratiquement plus utile que l’étiquetage « féodal ».

L’on est donc loin du « développement naturel des modes de production » cher à Pierre-Charles. Ce « développement naturel » — la succession des cinq stades commune primitive, esclavage, féodalisme, capitalisme, socialisme – est l’un des chevaux de bataille de Pierre-Charles (l’autre étant sa conception anti-dialectique des « lois de l’évolution historique », des « lois économiques » planant au-dessus de la mêlée réelle des luttes de classes, moteur du développement historique réel.

En conclusion, je ne puis faire mieux que citer Vladimir Ilitch : « L’essentiel, l’âme vivante du marxisme, c’est l’analyse concrète d’une situation concrète. »

L’étiquetage sans analyse n’apprend rien, ne résout rien, et ne sert qu’à occulter l’Histoire réelle.

 André Charlier

Paris 1971 – New York 2018

 Notes

[1]  Il était difficile a G. P-C. de mener des recherches historiques fouillées. Il avait souffert de poliomyélite et en était resté paralysé des deux jambes. Il ne se déplaçait qu’à l’aide de béquilles. Exilé à Mexico, il ne pouvait avoir accès aux deux bonnes bibliothèques historiques haïtiennes. Il était loin aussi des bibliothèques françaises et anglaises. De plus, dirigeant communiste connu internationalement, il était interdit d’entrée aux États-Unis et ne pouvait, par conséquent, avoir aces aux bibliothèques – très riches en documents sur Saint-Domingue et Haïti – de ce pays. Il a, à mon avis, fait de son mieux, avec ce dont il pouvait disposer, compte tenu des limites théoriques du socialisme scientifique version IIIe Internationale. A l’impossible, nul n’est tenu, dit le proverbe…

Le « mexicain » était plutôt sectaire, et tolérait mal l’indépendance d’esprit. Mais tout compte fait, il reste un bel exemple de dévouement à la cause de la liberté en Haïti, et, plus largement, à celle du socialisme. Un personnage d’exception, un grand Haïtien.

 

 

 

LEAVE A REPLY

Please enter your comment!
Please enter your name here