Que je suis heureux! Hélas, quelle douleur!

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Hillary Clinton Heureuse, au pinacle de son bonheur, elle se voit déjà la première femme à être élue présidente des États-Unis. Quelle douleur pour elle! Dans son intervention pour saluer la victoire de son rival, elle l'avoue, très émue !

Décidément, ma grand-mère paternelle, mon inspiratrice, ma protectrice ne me quitte pas “d’une maille”, comme disent les Haïtiens. Flottant de galaxie en galaxie, son ombre me visite à l’occasion et me rappelle des souvenirs d’enfance ou d’adolescence. Ainsi, je me souviens de l’avoir entendue quelque fois s’exclamer: « Que je suis heureux! Hélas, quelle douleur!». On aura remarqué la marque du masculin à l’adjectif heureux. Je suppose que ces deux exclamations nées de la spontanéité populaire pouvaient bien se passer des accords grammaticaux. Je m’empresse de dire que je ne me souviens pas des circonstances dans lesquelles Grand-mère était portée à associer ainsi bonheur et malheur. Mais le temps et la vie allaient me l’apprendre.

L.J.F est né d’un père militaire et d’une mère de la bonne société Ansa-Velaise. Il grandit entouré de l’affection de ses parents, grand-mère et tantes. Il grandit à l’ombre du Seigneur chez les Frères de l’Instruction chrétienne. Ses père et mère ne sont pas riches, mais à la maison on ne manque de rien. À Petit-Goâve, à Port-au-Prince, Papa et maman emmènent leurs six gosses se promener en voiture, le soir, le vendredi ou le samedi, parfois ces deux jours-là. On en profite pour se régaler, acheter à manger dans un petit resto sur la route de Carrefour ou à la rue des Casernes.

Pendant l’été, les enfants vont en vacances à l’Anse-à-Veau chez un oncle de leur mère. La cour est plantée d’arbres fruitiers. Il y fait toujours frais. Un grand bassin, pas profond du tout, fait les délices des gosses et de leur seul cousin.  Les domestiques assurent un service impeccable. À Port-au-Prince, les six enfants fréquentent des écoles congréganistes. Leurs camarades sont des élèves appartenant à des familles de classe moyenne relativement aisées ou même très aisées, éduquées. À la maison, on s’exprime en français et en créole, d’autant que les parents ne sont pas des zuzu. L.J.F passe avec succès son baccalauréat première et deuxième partie. Il mène une vie qui l’autorise bien à dire: que je suis heureux!

La vie de l’adolescente Asefi offre un tableau tout à fait différent. Asefi est âgée de treize ans à peine. Elle est “née sur la grand’route dans les bras du soleil”. Un implacable destin fait d’elle une restavèk au service d’une famille bien de Jérémie. Asefi allait au lit, enfin, elle se jetait sur sa paillasse aux environs de minuit après avoir peiné à travailler du matin au soir, après avoir mangé ce qui pouvait rester du dîner. Elle devait se lever tôt pour préparer le café et le servir au goût du maître de la maison et de madame.

Un soir, la faim lui vrillant les tripes, Asefi ose manger une banane d’un régime offert à monsieur par un grandon d’une section rurale proche. Le lendemain, dans la soirée, madame se rend compte que Asefi lui a “volé” une graine fig, Elle demande à son mari dépourvu d’humanité comme elle d’infliger une correction à la “petite voleuse”: forcer celle-ci à manger le plus de bananes possible. Satisfaits de la “leçon” que méritait Asefi, le couple gagne le lit conjugal et se laisse emporter dans les bras de Morphée. Le lendemain matin, point de café apporté au lit de monsieur et madame. Asefi est retrouvée morte sur sa paillasse, étouffée, avec des petits morceaux de banane lui sortant par la bouche et le nez. Vie heureuse du couple, vie de douleur pour Asefi jusqu’à l’extrême de la souffrance.

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F.L.T est un professionnel bien connu et apprécié de son milieu. Il n’est pas riche, mais il vit confortablement. Ses enfants étudient dans des écoles privées. Il habite en banlieue. Il possède un chalet à la montagne. Il voyage beaucoup. Il connait beaucoup de pays. Il vit pourtant sans ostentation. Côté politique, c’est un progressiste. Dans la communauté où il habite, il s’intéresse beaucoup à ses compatriotes dont il partage les inquiétudes, les moments difficiles et les espoirs. Côté santé, il est plutôt bien portant.. Comparé à bien d’autres compatriotes, F.L.T est un homme heureux.

Mais voilà, un malheur, une douleur vient parfois contrarier un bonheur, effacer le sentiment d’être heureux. Aussi, des fois on voudrait saisir le destin à la gorge et lui faire payer pour ses mauvais tours, ses méchancetés, ses vacheries, ses malveillances, sa scélératesse.

Mais voilà, la vie vient soudain bouleverser la tranquillité, la quiétude, l’heureuseté de F.L.T. Elle vient donner raison au chanteur Gérard Dupervil du Jazz des Jeunes: «Le bonheur parfait n’est pas de ce monde, chacun a ses peines, chacun a ses douleurs». En effet, F.L.T qui est un naïf, même, un homme trop crédule, fait confiance à un compatriote, L. A, qui lui demande “d’investir” avec lui dans une aventure très rentable. Il lui prête une forte somme d’argent tirée des économies que notre naïf a faites pendant quelque vingt-cinq ans. Quatre ans plus tard, L.A n’a pas remboursé un seul cuivre, un seul centime, laissant F.L.T avec la douleur de ne pas pouvoir encore, jusqu’à ce jour, récupérer  l’argent prêté, malgré maintes et incessantes démarches.

F.L.T  est un retraité. Pendant de longues années il a économisé une petite portion de son salaire dans un système qui permet à chacun de ne pas payer des taxes sur ses économies jusqu’à ce qu’il décide de commencer à s’en servir à l’âge de la retraite. Pour avoir sorti une grosse somme d’argent de ses économies, d’un coup, le fisc lui est tombé dessus. Les taxes sont lourdes à payer. Pour s’en acquitter, ironie des choses, F.L.T doit emprunter de ses économies. Quatre ans plus tard, il ne lui reste plus d’épargne, d’autant qu’il ne l’a jamais vraiment fait fructifier.  Pour comble de malheur, il sera victime, ultérieurement, de la technologie qui permet à des filous de lui piquer l’argent sur son compte courant. Hélas, quelle douleur pour F.L.T qui peine encore à s’en sortir!

Voilà que je commence à bien comprendre ce que voulait dire Grand-mère. Et je continue de comprendre. Tenez. T. E est médecin. Diplômé de la Faculté de Médecine d’Haïti, il part se spécialiser au Canada. Après avoir fait un peu le tour de l’Afrique il vient s’installer aux États-Unis. Il est marié. Intellectuel averti, il lit beaucoup, s’intéressant aux débats qui touchent à l’avenir d’Haïti. La vie lui sourit. On peut dire que c’est un homme heureux. Malade d’Haïti, il retourne dans son pays qu’il trouve tètanba. Sur ce coin de terre de tètanbatude, un diaspora ne prend pas facilement pied. Ça ne mord pas pour T.E. Il revient s’installer aux États-Unis où il reprend pied.

Il revient à la vie. Il n’a pas de problème matériel. Loin s’en faut. Selon les apparences, c’est un homme qui devrait être heureux. Hélas, quelle douleur! Monsieur et madame n’ont jamais eu d’enfants. Au fond, c’est ce qui manque à leur béatitude. Pendant longtemps ils ont espéré. Neuvaines, pèlerinages, empressement des gynécologues et des urologues, rien ne leur a porté chance.  De ce point de vue, les deux mènent une vie plutôt kwoutoup kwoutap, comme ces anciennes voitures Ford 4. Qu’à cela ne tienne. Les voyages fréquents, les croisières, les concerts au Metropolitan Opera, occasionnellement à l’Opéra de Paris ou même à la Scala de Milan compensent pour l’absence de progéniture. Bonheur imparfait. Couple heureux quand même.

Mais la vie peut être cruelle. Elle l’est même trop souvent. T.E tombe malade. Il souffre d’un cancer. Pour lui commence la douleur d’une longue descente aux enfers. Mais le destin est plus impitoyable qu’il n’y paraît. Madame commence à montrer des signes de la maladie d’Alzheimer. T. E panique, mais il se fait rassurant. Il vit dans la perpétuelle attente du pire qui va finir par arriver. Éventuellement, il est obligé de mettre sa femme dans une “maison de santé”. Lui, il vit à demi, il vivote, il attend l’inévitable. Quelle solitude et quelle douleur, hélas pour T.E!

Voyez le sort fait à tous ces Haïtiens bénéficiaires d’une protection temporaire spéciale de leur statut aux États-Unis, depuis le tremblement de terre de janvier 2010. Ils travaillent, gagnent leur vie honorablement, durement, parfois au prix de deux emplois. Ils peuvent se payer le luxe d’envoyer de l’aide aux proches restés en Haïti, même quand ils savent que l’ancien gouvernement vorace de Martelly en profitait pour s’emplir les poches. Presque tous ont des enfants qui ont grandi au pays de l’Oncle Sam et dont les plus grands s’apprêtent bientôt à commencer leur collège. Comparativement à ceux-là restés en Haïti qui “râpent de l’eau pour en faire du beurre”, les “TPS” haïtiens peuvent s’estimer heureux.

Mais voilà, les dernières élections présidentielles aux États-Unis ont porté au pouvoir un drôle de zig nommé Donald Trump. Il n’a aucune sympathie pour les femmes, les transgenres, les “black live matters”, les étrangers en général et plus particulièrement les mexicains (et tous les latinos, par extension) traités de voleurs, violeurs, distributeurs et consommateurs de drogues. Son administration est bourrée de ministres et “conseillers” aussi arriérés que lui. Vous le savez déjà, la protection spéciale dont profitent les Haïtiens ne sera pas renouvelée. C’est la panique, la pagaille parmi ces victimes d’une équipe de dirigeants dépourvus d’humanité et qui ont frappé fort au cœur de gens aujourd’hui désespérés, aux abois. Hélas, quelle douleur!

E.C est un artiste, un chanteur qu’on a connu engagé dans le temps. Longtemps, il a accompagné une jeunesse pleine de revendications, ouverte, depuis le 7 février 1986, à l’idée de  changements sociaux et politiques inéluctables, à l’idée de justice, de dignité de l’être. Grâce à E. C, cette jeunesse sans même avoir lu Marx, Lénine, Gramsci, Fanon, est arrivé à la pleine compréhension d’un système spoliateur, exploiteur, accapareur, affameur. Depuis, elle a su que “Abitan plante mayi li se pou gwo batiman”. Elle chantait: “ Òganizasyon mondyal yo pa pou nou yo ye, sa la pou ede vòlè yo piye devore”.  Elle a appris que “Roumain, Lespès, Étienne Charlier / nan boujwazi ke yo te ye / te demaske malpwòprete”. Et elle avait intériorisé que “Lajenès pa ka inosan / fòk li met men li nan san / fòk li pa ensousyan”. Jeunesse politiquement heureuse, en ces temps-là. E.C pouvait se dire aussi intellectuellement et politiquement heureux. Et avec lui tous les progressistes.

Mais voilà, un malheur, une douleur vient parfois contrarier un bonheur, effacer le sentiment d’être heureux. Aussi, des fois on voudrait saisir le destin à la gorge et lui faire payer pour ses mauvais tours, ses méchancetés, ses vacheries, ses malveillances, sa scélératesse. Mais on n’y peut rien. Riches et pauvres, nous sommes sujets à ses lois, à ses rigueurs, à son intransigeance. Aussi, au hasard, elle a frappé à la porte de E.C sans crier gare et n’a pas attendu qu’on lui ouvre, la mégère, la sorcière, la chienne, la guenuche, la guenon, la poison. Elle est venue traînant avec elle ce mal qui de nos jours “répand la terreur”. Elle est partie laissant le mal terrorisant en cadeau à E.C. Quelle douleur pour lui! Quelle douleur pour cette jeunesse quand elle aura appris la nouvelle.

Nous voici maintenant en compagnie de madame Hillary Diane Rodham Clinton. Diplômée de la prestigieuse Faculté de Droit de l’université Yale, la Rodham devient une avocate brillante, rejoignant éventuellement l’équipe de juristes qui conseillait la commission judiciaire des Représentants lors de la procédure d’impeachment (destitution) du président Richard Nixon dans l’affaire duWatergate. En 1978, son mari Bill Clinton qu’elle a épousé en 1975 est élu gouverneur de l’État de l’Arkansas dont elle devient ipso facto la première dame. Elle le restera pendant quatorze ans.  Comme elle avait dû être heureuse!

Lorsque Bill Clinton entre à la Maison Blanche en janvier 1993, Hillary devient la première dame des États-Unis. Elle s’implique activement dans la vie fédérale du pays. Elle est la première femme à être élue sénatrice de l’État de New York en novembre 2000. En 2008, aux épreuves présidentielles, candidate dépourvue de chaleur et de charisme, elle doit s’incliner devant Barack Obama qui en a à revendre. Elle n’est pas élue présidente, mais ne s’en plaint pas. Son heure n’est pas encore venue. Obama la rendra heureuse en la nommant au  poste très prestigieux et convoité de secrétaire d’État des États-Unis,

Ancienne première dame de l’État d’Arkansas, ancienne première dame des États-Unis, ancienne sénatrice de l’État de New York, ancienne secrétaire d’État des États-Unis, Hillary rêve de « briser le plafond de verre » qui empêche les femmes d’accéder à la magistrature suprême. Elle devient en juin 2016 la première femme à être choisie candidate par le parti démocrate à une élection présidentielle américaine.  Elle est jugée « de l’avis de la plupart des commentateurs politiques américains, de droite comme de gauche, la personne la plus qualifiée à avoir jamais prétendu au poste de commander-in-chief ». Elle a l’appui de presque tous les grands médias américains et du couple Obama. Heureuse, au pinacle de son bonheur, elle se voit déjà la première femme à être élue présidente des États-Unis. Bonheur, quand tu nous tiens.

Le 8 novembre 2016, l’attente des résultats des élections tourne presque à l’agonie. Finalement, très tard dans la nuit, bòlèt la tire, c’est la grande surprise pour le camp démocrate: c’est Donald Trump, le misogyne, le bateleur populiste, le machiste, le mâle dominant, oui, c’est Trump qui est élu président des États-Unis suite au choix de 290 grands électeurs en sa faveur contre 228 pour Hillary. Quelle douleur pour Hillary! Dans son intervention pour saluer la victoire de son rival, elle l’avoue, très émue: « Je sais à quel point vous êtes déçus, je le suis aussi. Comme des millions d’Américains qui ont projeté leurs espoirs et leurs rêves dans cette élection. C’est douloureux, ce sera pour très longtemps…»

Bien longtemps plus tard, c’est la vie qui m’a montré, à travers des situations concrètes,  ce que voulait exprimer Grand-mère quand elle s’exclamait: « Oh que je suis heureux! Hélas quelle douleur!»

2 septembre 2017

 

 

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