Les confessions de Jouthe Joseph

Les confessions du Premier ministre Jouthe sur l’inexistence de l’État: un aveu d’échec de toute une génération de politiques au sommet de l’État.

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Le Premier ministre Jouthe Joseph

Les figures politiques ayant le sens de l’État, et éveillées, au sens wébérien du terme à l’éthique de responsabilité, appartiennent à une catégorie d’acteurs appelés à faire bouger l’histoire, à changer l’ordre des choses et non pas à se résigner face au statu quo. Max Weber résume ce type d’acteurs politiques en ces termes: “ L’homme d’action est celui qui, en une conjoncture singulière et unique, choisit en fonction de ses valeurs et introduit dans le réseau du déterminisme un fait nouveau”. Cette conscience de pouvoir changer, modifier le cours de l’histoire, le marquer de son empreinte dans le sens du progrès est un trait de caractère que possèdent certains hommes d’État contemporains ou du passé.

Chez le président Barack Obama, cette attitude verticale pour affronter les défis, pour pousser l’Amérique à se réinventer se traduisait dans ce qu’il aimait appeler l’audace de l’espoir, “ the audacity of hope”. Le président Emmanuel Macron, après le quinquennat tiède du président François Hollande dont l’attitude de “ président normal” renvoyait aux Français(es) l’image d’un homme d’Etat incapable d’incarner La République, avait insisté que son “ audace” avait poussé les Français (es) à le choisir comme le 8e président de la Ve république, faisant de lui le plus jeune président de l’histoire de la France ou encore le plus jeune chef d’Etat depuis Napoléon Bonaparte. “ Vous avez choisi l’audace, et cette audace nous la poursuivrons. Parce que c’est ce que c’est ce que la France, l’Europe et le monde attendent de nous… Nous avons la force, nous avons l’énergie, nous avons la volonté. Nous ne céderons rien à la peur, à la division, au mensonge, nous ne céderons rien à l’ironie, à l’amour du déclin et à la défaite”, avait scandé ce dernier le soir de sa victoire aux élections en mai 2017.

On savait que l’État haïtien, affublé de tous les noms et à juste titre, est un État faible, mais à dire qu’il n’existe pas, cela révèle un mal beaucoup plus profond.

Cette éthique de la responsabilité est aussi présente dans l’histoire politique haïtienne depuis la période fondatrice (1791-1838). Toussaint Louverture possédait cela au plus haut degré. “ La colonie de Saint-Domingue, dont j’étais commandant, jouissait de la plus grande tranquillité; la culture et le commerce y florissaient. L’île était parvenue à un degré de splendeur ou on ne l’avait encore vue. Et tout cela, j’ose le dire, était mon ouvrage.” À quel moment ce sens de la grandeur et de la responsabilité a -t-il disparu de nos gènes? Quel dirigeant haïtien peut se targuer qu’Haïti aujourd’hui jouit de la plus grande croissance économique et de la stabilité politique et que tout ceci est son ouvrage? Non. C’est plutôt le contraire qui est vrai.

En lieu et place de la stabilité et de la croissance, nous récoltons le banditisme, l’insécurité, la décroissance, la pauvreté, la démission, la propagande et aucune autorité ne veut en assumer la responsabilité. Nos dirigeants préfèrent s’abuser en disant que « nou tout koupab », une manière de s’auto-exorciser par rapport à leur grande contribution dans le malheur haïtien à l’heure actuelle. Nous assistons de ce fait à une capitulation des responsables d’État sans précédent dans l’histoire politique d’Haïti. Les dernières confessions du Premier ministre Joseph Jouthe en sont une preuve éloquente.

À travers la version audio d’une conversation privée divulguée sur Whatsapp, le Premier ministre Jouthe, dans le sillage de Christophe Wargny, a lâché, apparemment dans un langage partagé entre la colère et l’indignation, que l’Etat ou le pays n’existe pas. Il a clairement pointé les politiciens traditionnels comme artisans de cet effondrement de l’Etat. “Ils se contentent de vendre de faux discours. Accompagnés d’énergumènes, ils ne font que détruire la république en promouvant des gangs armés. Cette catégorie, faisant l’apologie du mensonge, ne respecte personne”, a martelé le premier ministre.

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Les confessions du Premier ministre sont choquantes dans le sens où il révèle à la population que c’est illusoire d’espérer quelque chose de positif des autorités en place, mais il a le mérite au moins de dire la vérité. À travers une telle déclaration, le chef de gouvernement a aussi avoué d’emblée son propre échec ou son impuissance ainsi que son gouvernement à attaquer les grands problèmes du pays: la réforme de l’État, le banditisme, l’insécurité, la pauvreté, la dépendance internationale, ou même la crise actuelle du coronavirus.

En réalité, les institutions d’un pays ne reflètent que ce que les femmes et les hommes chargés de les mener en font. On savait que l’État haïtien, affublé de tous les noms (État néo-sultaniste, État prédateur, État patrimonial, État antinational) et à juste titre, est un État faible, mais à dire qu’il n’existe pas, cela révèle un mal beaucoup plus profond. Au fond, il n’existe pas pour remplir ces fonctions régaliennes et desservir la population mais a toujours existé et continue d’exister comme vivier de privilèges et de prébendes ou de vaches à lait pour ceux et celles qui organisent, alimentent ou maintiennent la capture de l’Etat.

Tant que les autorités actuelles, y compris le Premier Ministre, sont encore aux commandes de l’État et jouissent de ses privilèges, elles ne pourront jamais se déresponsabiliser par rapport à l’obligation de donner des résultats. Les confessions de Jouthe représentent un aveu d’échec de toute une génération de politiques à la tête du pays. Elles ne doivent pourtant pas décourager ceux et celles qui, à l’opposé des populistes et des fossoyeurs qu’il a dénoncés à raison dans sa conversation informelle, possèdent les compétences, le caractère, l’expérience et qui aspirent sainement à contribuer à changer les choses véritablement. Au contraire, ces confessions doivent inspirer et motiver ces autres nouveaux types d’acteurs à user de leur audace et leur savoir-faire de manière à aider le pays à rompre avec la déchéance actuelle.

Références 

Garrigues, Jean. La République incarnée. De Léon Gambetta à Emmanuel Macron. Perrin, Paris. 2019

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