La “Libye libérée “? Un bilan catastrophique !

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… La « Libye libérée » n’est plus que l’ombre d’elle-même ; elle est non seulement plongée dans un chaos sans fin : anarchie, enlèvements, assassinats mais son champ pétrolier exploité par les firmes pétrolières occidentales tels que TOTAL, Exxon, Shell et autres…

Par Majed Nehmé

Un grand dossier consacré à la Libye : un entretien réalisé par Majed Nehmé avec le géo-politologue Patrick Mbeko.

Majed Nehmé : Qu’est-ce qui vous a conduit à consacrer une enquête de plus de 600 pages à la Libye en général, et à Mouammar Kadhafi en particulier ?

Patrick Mbeko* : Je dirais le souci de comprendre ce qu’il s’est véritablement passé en Libye, en 2011. La déstabilisation de ce pays par les pays de l’Otan, et aussi l’assassinat de son leader charismatique, le colonel Mouammar Kadhafi, qui s’en est suivi, qui était, à mes yeux, un crime de trop méritant une attention particulière. D’autant plus que la couverture médiatique me paraissait biaisée. En suivant la plupart des médias occidentaux et leurs « experts », on a l’impression qu’il n’existe plus d’événements politiques, géopolitiques et géostratégiques en fonction desquels les sujets d’une histoire se déterminent. Or, connaissant les intérêts et les enjeux qui sous-tendent la plupart des conflits armés en Afrique, on ne peut s’empêcher de questionner les motivations profondes et la « générosité-spectacle » des pays de l’Otan à l’égard du peuple libyen. Comment croire en la défense des droits de l’homme et de la démocratie en Libye quand on soutient des dictatures en Afrique et ailleurs ? Pourquoi se précipite-t-on pour intervenir militairement en Libye afin de sauver une population prétendument en danger, quand on choisit de soutenir en même temps la répression de manifestations pacifiques au Yémen et au Bahreïn ? Pourquoi l’Otan n’est-elle pas intervenue en Tunisie et en Égypte où la répression des manifestants a fait beaucoup plus de victimes qu’en Libye ? Qu’est-ce qui pouvait bien motiver l’empathie soudaine des responsables politiques occidentaux pour les Libyens quand on sait qu’ils ont toujours été indifférents au sort des populations martyrisées dans les monarchies obscurantistes du Golfe alliées de l’Occident ?

Toutes ces interrogations, aussi simples qu’essentielles, n’ont trouvé aucune réponse dans le traitement médiatique de la crise libyenne ; elles ne semblent même pas avoir effleuré l’esprit des journalistes. Voilà pourquoi j’ai décidé de mener ma propre enquête pour trouver des réponses aux interrogations précédemment formulées ; il fallait enquêter sur différents aspects de la crise libyenne, chercher à comprendre ce qui se cache derrière la prétendue motivation humanitaire brandie par les pays de l’Otan pour envahir la Libye et tuer celui qui le dirigeait depuis près de 42 ans.

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Le Guide Libyen le colonel Mouammar Kadhafi assassiné en 2011

Majed Nehmé : Six ans après ce qu’on a appelé le « printemps arabe », est-il temps de dresser le bilan de cette insurrection, suivie d’une intervention militaire étrangère ?

Patrick Mbeko : Le moins que l’on puisse dire est que le bilan est catastrophique. En sept mois, les forces de l’Otan ont détruit ce que les Libyens ont mis 42 longues années à bâtir au prix d’énormes sacrifices. Le pays est sous le contrôle théorique de deux gouvernements qui se disputent la légitimité. L’industrie pétrolière, comme toute l’économie libyenne, est sens dessus dessous. La « Libye libérée » n’est plus que l’ombre d’elle-même ; elle est plongée dans un chaos sans fin : anarchie, enlèvements, assassinats… Les milices triomphent de l’État et nombre d’entre elles ont décliné les offres visant à les intégrer dans une armée nationale. Les autorités sont donc obligées de s’appuyer sur des milices qui leur sont loyales par moments, mais qui se retournent contre elles lorsque leurs intérêts sont menacés. Les bandes armées rivales s’affrontent régulièrement pour le contrôle des points stratégiques.

Le géo-politologue Patrick Mbeko

Du fait des violences et de l’insécurité persistante, les ambassades et organisations internationales opèrent depuis la Tunisie voisine, et les multiples coopérations techniques bilatérales signées dans l’euphorie « post-révolutionnaire » avec les pays occidentaux sont à l’arrêt. Ce pays autrefois prospère est passé de terre d’accueil pour des millions de migrants à pays de départ d’une migration incontrôlée et incontrôlable vers l’Europe. Il s’est transformé en un laboratoire où se préparent les cauchemars de demain dans plusieurs régions du monde, notamment au Moyen-Orient et dans le Sahel. La Libye est devenue exportatrice d’armes et de chaos vers le Maghreb, le Sinaï, le Mali et la Syrie, pour ne citer que ces quelques cas.

Majed Nehmé : Quels sont les effets à long terme du chaos libyen sur le Maghreb et sur le Sahel ? La contagion est-elle inévitable ?

Patrick Mbeko : Les effets du chaos libyen se font déjà sentir dans la région. On peut penser à la déstabilisation du Mali, ou encore aux sanglantes attaques djihadistes de Ben Guerdane, lesquelles constituent un spectaculaire débordement du chaos libyen dans cette région limitrophe du sud-est tunisien. L’Algérie a subi de nombreuses incursions de djihadistes sur son territoire depuis la Libye. L’attaque du site gazier d’In Amenas, en janvier 2013, est un exemple parmi tant d’autres. Au Maroc, pays pourtant le plus éloigné de la Libye, les Forces armées royales (Far) ont déployé un dispositif robuste (missiles sol-air, batteries de défense anti-aériennes…) pour s’assurer de la sécurité des lieux stratégiques. Le moins que l’on puisse dire est que les responsables maghrébins sont sur les dents. Étant donné que la Libye s’est constituée en base régionale du djihadisme, les risques d’une déstabilisation totale de l’espace sahélo-saharien et du Maghreb à partir de ce pays sont bien réels. Un tel chambardement, s’il survenait, pourrait engendrer des conséquences inattendues, dont l’éclatement de plusieurs États de la région.

Majed Nehmé : On parle de plus en plus d’un éclatement définitif de la Libye. S’agit-il d’un scénario fantaisiste ou d’une évolution irréversible ?

Patrick Mbeko : C’est un scénario qui est loin d’être fantaisiste. Doit-on pour cela dire qu’il est irréversible ? Je ne crois pas. Tout dépend des Libyens. Ce qui est sûr cependant, c’est que certains pays occidentaux ne verraient pas d’un mauvais œil l’éclatement de ce grand pays nord-africain. Des projets de démembrement existent dans certains cartons à Washington et Tel-Aviv. Nous savons également qu’en 2011, les Français et les Britanniques avaient uni leurs efforts afin de créer dans l’est de la Libye une zone semi-autonome. L’objectif était de diviser le pays après l’effondrement du régime Kadhafi. Malgré la multiplication des milices, plus ou moins importantes, qui sont rattachées à une ville, à un chef local ou à un groupe tribal, tels les Berbères (qui revendiquent la reconnaissance de leur identité), les Touaregs (qui réclament une citoyenneté à part entière) ou les Toubou (qui voudraient former un gouvernement du Sud libyen) – et cela sans compter la déclaration d’autonomie de la Cyrénaïque, en 2012, par un groupe fédéraliste –, la Libye tient toujours debout. Mais pour combien de temps ? Seuls les Libyens nous le diront.

La police islamique de Daesh sillonne les rues en Libye

Majed Nehmé : Comment expliquez-vous l’autisme de la France, de Sarkozy à Hollande, qui refuse de reconnaître sa responsabilité dans cette catastrophe géopolitique ; alors que les États-Unis d’Obama et le Royaume-Uni, autres complices de cette agression, ont admis leurs erreurs ?

Patrick Mbeko : C’est une posture propre aux États impérialistes. Dans leur entendement, la destruction de la Libye est une œuvre salutaire. Je ne pense pas que les Américains qui, faut-il le rappeler, coordonnaient les opérations, voient les choses autrement. Vous remarquerez que les États-Unis de Barack Obama et le Royaume-Uni, tout en admettant des « erreurs », ont tout de même estimé que l’intervention militaire avait sa raison d’être. En outre, il n’y a pas de grande différence entre la posture de la France et celle du bloc anglo-américain. Tous ces pays se félicitent d’avoir renvoyé la Libye à l’âge de la pierre et d’avoir assassiné son Guide au nom de la démocratie. L’enfer aussi est pavé de bonnes intentions, dit-on.

Majed Nehmé : Il y a de plus en plus d’indices accusant l’ancien président français d’avoir touché de pots-de-vin de la part de Kadhafi. Quel était l’intérêt du leader libyen de financer son futur assassin ?

Patrick Mbeko : En finançant Nicolas Sarkozy, le colonel Kadhafi s’attendait à un retour d’ascenseur de la France. Il était convaincu que Sarkozy, président d’un des pays membres du Conseil de sécurité de l’Onu, allait devenir le porte-voix ou le défenseur de la cause libyenne dans plusieurs dossiers internationaux. Pour le dirigeant libyen, ce financement était un investissement sur l’avenir. Il avait certainement oublié ce conseil du président ghanéen Kwame Nkrumah au leader nationaliste congolais Patrice Lumumba, dont le pays était alors déstabilisé par la Belgique et certains de ses alliés de l’Otan, au lendemain de son accession à l’indépendance : « Je ne fais confiance à un colonialiste ou à un impérialiste que lorsqu’il est mort. »

Majed Nehmé : L’Afrique aura été la grande perdante de l’assassinat de Kadhafi. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi et comment ?

Patrick Mbeko : Presque tous les diplomates africains que j’ai interviewés dans le cadre de cette enquête m’ont dit que Kadhafi était un personnage « haut en couleur », un homme « assez spécial » qui n’hésitait pas à bousculer les normes établies. Ils ont, cependant, unanimement reconnu que la cause africaine lui tenait beaucoup à cœur. La Libye de Kadhafi est devenue, au début des années 2000, le fer de lance d’un mouvement destiné à renforcer l’unité et l’indépendance politico-économique du continent africain.« L’Afrique, c’est une question de vie ou de mort », répétait souvent le Guide libyen, selon son secrétaire particulier Béchir Saleh. Le colonel Kadhafi a promu le panafricanisme jusqu’à son paroxysme. Il a financé sans compter l’Union africaine – qui a d’ailleurs vu le jour, en 1999, à Syrte, sa ville natale – et a payé régulièrement les cotisations en retard de certains États membres auprès des organisations africaines.

L’ancien président français Nicolas Sarkozy et le président libyen le colonel Kadhafi

Kadhafi n’hésitait pas non plus à injecter ses pétrodollars dans le développement de l’Afrique. Les investissements libyens touchaient une trentaine de pays africains dans divers domaines. En outre, la Libye a investi en Afrique plus que toutes les institutions financières occidentales réunies (Fonds monétaire international, Banque mondiale, Club de Paris, etc.). Avant d’être assassiné, Kadhafi avait proposé la création de trois organismes financiers : la Banque africaine d’investissement, le Fonds monétaire africain et la Banque centrale africaine qui devraient contribuer à asseoir l’émancipation monétaire et financière de l’Afrique.

Sur le plan politique et sécuritaire, il s’est montré farouchement opposé à l’implantation de l’Africom, le commandement militaire américain pour l’Afrique, sur le continent. En bref, la Libye de Kadhafi était quasiment devenue la « mère protectrice » de l’Afrique, m’a confié le conseiller d’un chef d’État. Avec la disparition du dirigeant libyen, c’est tout le processus d’émancipation politico-économique du continent africain amorcé par le Guide qui a subi un coup dur.

 

Majed Nehmé : Pourquoi l’Union africaine ne s’est-elle pas opposée plus vigoureusement à cette guerre ?

Patrick Mbeko : Deux mots décrivent le mieux la position de l’Union africaine dans l’affaire libyenne : peur et lâcheté. Plus encore, l’organisation panafricaine a été incapable de parler d’une seule voix : trois pays de l’organisation (Afrique du Sud, Nigeria et Gabon) ont voté la résolution 1973 présentée par la France et autorisant l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne, et le Rwanda de Paul Kagame a vertement soutenu les opérations des coalisés de l’Otan. Il est en outre très difficile pour une organisation, dans laquelle on retrouve de nombreux « États-clients » de l’Occident, de parler d’une seule voix ou de s’opposer à une expédition militaire parrainée ou conduite par les « États-patrons » du Nord.

Majed Nehmé : Le Qatar, la Turquie, les Émirats arabes unis, la Ligue arabe, et l’Organisation de la coopération islamique ont trempé dans cette entreprise de type coloniale. Pourquoi ?

Patrick Mbeko : Il faut dire que la plupart de ces pays n’entretenaient pas de bonnes relations avec la Libye, et leurs dirigeants ne portaient pas vraiment le colonel Kadhafi dans leur cœur. On se souviendra, par exemple, de l’échange corsé entre le dirigeant libyen et le roi Abdallah d’Arabie saoudite, lors de la réunion des chefs d’État de la Ligue arabe, en février 2003. Avec le Qatar, les relations étaient plutôt au beau fixe, jusqu’à ce que Kadhafi, qui comptait développer l’énorme potentiel gazier de son pays, refuse à Doha l’exploitation d’un gisement (le bloc NC-7) situé à l’ouest de Tripoli, juste en face du gros marché européen. Frustré, l’émir du Qatar, Hamad Ben Khalifa al-Thani, a juré d’avoir la tête de celui qui était jusque-là son bon ami. Le petit Émirat a commencé ainsi à planifier le renversement du colonel Kadhafi à partir d’avril 2010, soit plusieurs mois avant l’éclatement des manifestations dans le monde arabe. Lorsque la fièvre du « printemps arabe » gagne la Libye, en février 2011, les États-Unis font appel aux pays arabes, le Qatar en tête, en vue d’assurer une plus grande légitimité à l’intervention militaire qui se préparait, et de retirer tout soupçon d’interventionnisme américano-européen dans un monde arabe ayant déjà été l’objet de deux interventions militaires pilotées par les Occidentaux dans la dernière décennie. Autrement dit, la majorité des pays arabes ont été appelés à faire de la figuration pour légitimer politiquement l’intervention des pays occidentaux. L’Algérie et la Syrie s’y étaient farouchement opposées.

Majed Nehmé : La Libye est aujourd’hui un pays éclaté, une menace pour elle-même et pour son voisinage immédiat. Comment voyez-vous la fin de ce cauchemar ?

Patrick Mbeko : Certains pensent qu’une intervention militaire est nécessaire pour mettre fin à ce cauchemar, d’autres sont tout à fait contre et plaident pour une solution politique. Je suis de ceux-là. Je pense que la fin de la crise qui déchire ce pays passe inéluctablement par une solution politique impliquant toutes les parties en conflit, y compris les tribus, que ni le gouvernement officiel du premier ministre Fayez al-Sarraj ni celui de Tobrouk n’intègre à ce jour dans le jeu politique – une aberration imposée par l’Occident qui cherche à appliquer à la Libye un format qui ne tient aucunement compte de ses spécificités sociologiques. Or, sans l’implication des grandes tribus, la paix demeurera un v?u pieux.

Majed Nehmé : Certains évoquent le scénario bonapartiste avec le maréchal Haftar. D’autres croient que le salut viendra de Saïf al-Islam Kadhafi, aujourd’hui « libre ». Quelle est votre analyse ?

Patrick Mbeko : Jusqu’ici, le soutien apporté à Khalifa Haftar par les pays occidentaux et certaines puissances régionales (principalement l’Égypte et les Émirats arabes unis) n’a rien produit de probant. L’autoproclamé maréchal et chef autoproclamé de l’Armée nationale libyenne (ANL) ne fait pas l’unanimité et n’inspire pas confiance : une frange des Libyens le soupçonne d’être un « agent de la CIA », autrement dit un pion aux mains des Américains, pour ne pas dire des Occidentaux. Toute tentative de l’imposer à la tête de la Libye va se heurter à l’hostilité des groupes rivaux, en particulier les puissantes milices de Misrata, mais aussi au gouvernement de Fayez al-Sarraj reconnu par la communauté internationale. La confrontation entre les deux camps (Haftar et Al-Sarraj) continue et il y a peu de chances que les belligérants déposent les armes.

En raison de l’imbroglio politique et du néant institutionnel et sécuritaire qui en résulte, Saïf al-Islam Kadhafi, libéré depuis plusieurs mois par une milice de Zintan, à 180 kilomètres au sud-ouest de Tripoli, apparaît aux yeux de nombreux Libyens comme une alternative aux deux hommes. Désigné en septembre 2015 comme le chef du Conseil suprême des tribus libyennes, Saïf, 44 ans, se présente désormais comme un challenger sérieux dans la lutte pour le pouvoir que se mènent Fayez al-Sarraj et Khalifa Haftar.Avec le soutien des Russes, de plus en plus présents sur l’échiquier libyen, et des tribus bédouines, il est tout à fait possible que le fils de l’ancien dirigeant libyen devienne, dans un avenir proche, l’artisan principal de la paix en Libye. Toute une revanche sur l’Histoire.

Majed Nehmé : Vous dites que, depuis son arrivée au pouvoir le 1er septembre 1969 et jusqu’à son assassinat en 2011, Mouammar Kadhafi n’a cessé d’être la cible de guerres, complots, machinations… En quoi l’ancien Guide gênait-il les pays occidentaux ? N’avait-il pas, en 2003, enterré la hache de guerre avec ceux qui avaient juré sa perte ?

Patrick Mbeko : Dès son arrivée au pouvoir à la faveur d’un coup d’État, le 1er septembre 1969, le colonel Kadhafi a pris une série de mesures révolutionnaires qui l’ont placé en porte-à-faux avec les puissances occidentales ayant fait de la Libye leur chasse gardée : fermeture des bases militaires anglaises et américaines, confiscation des biens appartenant aux étrangers, « libyanisation » des banques occidentales, augmentation du prix du brut et, plus tard, nationalisation partielle voire complète, des compagnies pétrolières…Mais le leader libyen ne s’est pas arrêté en si bon chemin ; il a fait de la cause palestinienne son cheval de bataille et a décidé d’exporter sa « révolution » hors des frontières, heurtant de front les intérêts de ces puissances dans leur sphère d’influence et d’autres régions du monde.

Il s’est alors développé à l’Ouest un anti-kadhafisme primaire que deux universitaires français, Robert Chavrin et Jacques Vignet-Zurz, qualifièrent dans les années 1980 de « syndrome Kadhafi ».Le Guide, comme l’appelaient les Libyens, est ainsi devenu la bête noire de l’élite politique, médiatique et intellectuelle occidentale. Alors qu’il est diabolisé dans les médias, des plans sont échafaudés par les services secrets occidentaux pour le renverser, voire l’assassiner. Du début des années 1970 au milieu des années 1990, Kadhafi échappe à une vingtaine de tentatives d’assassinat, de coups d’État et d’opérations subversives de toutes sortes. En 1992-1993, le Conseil de sécurité, sous l’impulsion des États-Unis et de la Grande-Bretagne, décide d’imposer un embargo à la Libye pour des crimes (les attentats aériens de Lockerbie et d’UTA) que les Libyens n’avaient pas commis. Affaibli par les sanctions, le colonel décide, en 2003, d’enterrer la hache de guerre avec ceux qui avaient juré sa perte.

La « lune de miel » sera cependant de courte durée puisqu’en 2011, les États-Unis et leurs valets de l’Otan profitent de ce que les médias ont dénommé le « printemps arabe » pour finir ce qu’ils ont commencé au début des années 1970. Il faut dire que malgré toutes les concessions faites à l’Occident, particulièrement aux États-Unis, pour sortir son pays de l’isolement diplomatique et économique, Mouammar Kadhafi a non seulement continué d’afficher une position d’indépendance vis-à-vis de l’Amérique, mais il a aussi conservé certaines de ses positions de principe, antinomiques avec les intérêts de celle-ci. Pour les « démocrates » de l’Otan, cela était inacceptable.

Majed Nehmé : Vous revenez longuement sur un certain nombre de dossiers sensibles, notamment l’attentat de Lockerbie et celui contre le vol d’UTA attribués à la Libye, et vous affirmez que le pays de Kadhafi n’y était pour rien. Expliquez-nous…

Patrick Mbeko : Ce n’est pas moi qui affirme que la Libye n’y était pour rien dans ces attentats, mais bien les services de renseignements occidentaux et les enquêteurs. En enquêtant moi-même sur les deux affaires, je me suis aperçu que les conclusions d’enquêtes diligentées par les experts américains, britanniques et français ne cadraient pas forcément avec les déclarations publiques des autorités politiques de ces pays, qui accusaient la Libye d’en être responsable. Les documents de la Defense Intelligence Agency et de l’Élysée que je reproduis dans le livre en font foi. Même les familles des victimes n’ont jamais cru à la responsabilité des Libyens dans ces affaires. Et je ne parle même pas de la manière dont les enquêtes ont été orientées, dans le but de faire porter le chapeau à Kadhafi. En fait, ce qu’il faut comprendre, c’est que les affaires Lockerbie et UTA s’inscrivaient dans la droite ligne de la « guerre secrète » que menaient les États-Unis et leurs alliés contre le colonel Kadhafi.

Poignée de main hypocrite du président Etats-unien Barack Obama à Mouammar Kadhafi. Au centre le président Sud Africain Jacob Zuma

Majed Nehmé : Les islamistes libyens ont été graciés et réhabilités par Kadhafi sous la pression des pays occidentaux. S’agit-il d’une erreur stratégique mortelle de la part du Guide ?

Patrick Mbeko : C’était une erreur monumentale de la part du Guide, qui était lui-même influencé par son fils, Saïf al-Islam. C’est lui qui a amorcé, à partir de 2007, des pourparlers avec les membres du Groupe islamique de combat libyen (GICL) et des Frères musulmans opposés au régime et emprisonnés dans les prisons libyennes. Cette initiative, encouragée par les pays occidentaux, était jugée « dangereuse » par la « vieille garde » et les services de sécurité qui tentèrent par tous les moyens de la torpiller. Mais le fils Kadhafi, soucieux d’améliorer les rapports de la Libye avec l’Occident, est passé outre leurs recommandations et a libéré, entre 2009 et le début 2011, des centaines d’islamistes au nom de la réconciliation nationale. Cruelle ironie de l’Histoire, la plupart de ces barbus seront réquisitionnés par l’Otan au début du conflit, en 2011, pour faire la guerre au colonel Kadhafi. Le plus célèbre d’entre eux est Abdelhakim Belhadj, alias Abou Abdallah Saddik, le leader historique du GICL et ancien proche collaborateur d’Oussama Ben Laden, libéré par les Libyens en 2009.

La partition de la Libye figure sur la longue liste de démantèlements programmés d’États arabes laborieusement constitués depuis la fin de la Première Guerre mondiale sur les décombres de l’Empire ottoman. Avec pour objectif de constituer des mini-États ethniques et d’enterrer la question palestinienne au profit d’un État israélien purement juif réclamé par l’extrême droite religieuse au pouvoir en Israël…

Depuis l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak par les États-Unis et leurs valets, plusieurs observateurs évoquent l’existence d’un projet de remodelage en profondeur de la carte géopolitique de ce que les néoconservateurs américains ont nommé le « Grand Moyen-Orient » (Greater Middle East), le fameux plan de démantèlement programmé des États arabes dont vous parlez. Ce drôle de projet – proposé dans sa « version locale », en 1982, par Oded Yinon, un haut fonctionnaire israélien – a véritablement pris de l’ampleur sous l’administration de George Bush, après les attentats du 11 septembre 2001. En 2007, le général américain Wesley Clark, qui fut le commandant des forces alliées de l’Otan en Europe (1997-2000), a révélé que le Pentagone avait élaboré, dix jours après ces tragiques évènements, un projet visant la déstabilisation de sept pays arabo-musulmans : l’Afghanistan, l’Irak, le Liban, le Soudan, l’Iran, la Libye et la Syrie. Un an et demi plus tard, en mai 2003, John Gibson, directeur général de la division services énergétiques de la multinationale Halliburton, confirmait l’existence de ce projet en déclarant dans un entretien à l’International Oil Daily : « Nous espérons que l’Irak sera le premier domino et que la Libye et l’Iran suivront. »

Curieuse coïncidence : tous ces pays sont passés à la casserole. Si certains d’entre eux ont pu résister aux assauts de l’Empire américain, d’autres sont en revanche devenus des « États faillis », sans toutefois voler en éclats. C’est notamment le cas de la Libye. Même si rien n’indique, pour l’instant, que la nouvelle administration américaine travaille dans le sens du morcellement, rien n’indique non plus que les ennemis de la Libye y ont renoncé. Il suffit de s’en remettre à la carte du Moyen-Orient fragmenté – intitulée Comment 5 pays pourraient en devenir 14 – qui accompagne l’article de Robin Wright, une « spécialiste » américaine des relations internationales rattachée à la structure United States Institute of Peace, publié dans le New York Times du 28 septembre 2013, pour s’en convaincre.

Notes

(1) *Patrick Mbeko . Né en République démocratique du Congo, il est spécialiste des conflits armés en Afrique et s’est surtout fait connaître par ses écrits, parfois polémiques, sur le génocide rwandais. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence, dont Le Canada et le pouvoir tutsi du Rwanda (2014), Stratégie du chaos et du mensonge (2014) coécrit avec Honoré Ngbanda et Guerre secrète en Afrique centrale (2015).

(2) Objectif Kadhafi, 42 ans de guerres secrètes contre le Guide de la Jamahiriya arabe libyenne, Éd. La Libre Pensée, 618 p., 27 euros.

N° 138 – Mai 2017

Afrique Asie 4 Mai 2017

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