Jean-Robert Antoine : Le journaliste par qui le drame arriva

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Jean-Robert Antoine faisait partie de l’équipe de la salle des nouvelles de RGR Progrès, la station de radio dirigée par le défunt Gérard Résil.

« Accroché à la cime du lyrisme, je viens de terminer mon poème sur la panoplie des assassins, afin de calmer le spasme qui fait greloter mon corps d’ébène. J’ai rêvé d’être écrivain pour écrire en lettres majuscules les satires de mon pays avec l’épée de Damoclès qui a creusé sa fosse. Je ne joue plus sur ma guitare des airs de mardi-gras, depuis qu’«Octavius » a vendu les secrets de la bande de « Nan Palmiste » pour devenir fossoyeur. Nous avons changé de vocation. Avant de me coucher hier soir, j’ai vidé le liquide rouge de mon encrier dans la matrice d’une prostituée de Fort St-Clair. L’enfant de la promesse naîtra demain…! Cette « danse de Martinique » sauvage a trop duré dans mon village. »

          Robert Lodimus (Méditions 3, Vers l’aube de la libération, 1980)

La nouvelle du décès de Jean-Robert Antoine survenu le mardi 28 avril 2020 a réveillé des souvenirs qui restaient endormis dans un coin de notre subconscient. L’ancien collègue qui faisait partie, comme nous, de l’équipe de la salle des nouvelles de RGR Progrès, la station de radio dirigée par le défunt Gérard Résil, homme de théâtre, professeur de phonétique et de diction au Conservatoire national d’art dramatique, a été foudroyé par le coronavirus qui terrorise le pays de Donald Trump. Notre camarade et ami Gérard Pricorne Janvier, qui vit lui-même à Chicago, nous a informés mercredi soir de cette tragique disparition. L’État de New York compte 20 millions d’habitants. Il est identifié comme l’épicentre de la pandémie aux États-Unis, avec un nombre de décès quotidiens qui bat tristement tous les records. Pour la seule journée du 9 avril 2020, 799 personnes ont été emportées par la maladie. Les autorités sanitaires observent aujourd’hui un ralentissement des cas de décès et de contamination.

Jean-Robert Antoine avait un timbre de voix qui voyageait bien sur les ondes. Mais aussi une diction quelque peu forcée.

Peut-être que le nom de Jean-Robert Antoine ne vous dit pas grand-chose! Ceux qui ont quitté le pays avant l’année 1977 auront effectivement du mal à se situer par rapport au personnage. Il en est de même pour les individus qui sont arrivés au monde après le départ pour la France du dictateur Jean-Claude Duvalier. Nous parlons de la période du déchouquage des macoutes qui ont ensanglanté le pays de 1957 à 1986, de l’égorgement des nazis de madame Max Adolphe ou Rosalie Bosquet, la sorcière de la Caraïbe, de l’exécution des bourreaux qui ont assassiné des milliers de compatriotes dans les prisons des casernes Dessalines et de Fort-Dimanche, pour assouvir la mégalomanie du grand-père vampire et du père abruti de François Nicolas Duvalier. Ce personnage arrogant, insouciant et audacieux,  – que cela soit dit en passant –, ne devait-il pas savoir qu’il serait extrêmement difficile, – même soutenu, appuyé, financé par les États-Unis, le Canada et la France –, que le nom « Duvalier » revienne troubler, hanter le sommeil et la paix de nos aïeux. Le pays d’Hector Riobé, d’Anne-Marie Bajeux, de Juanita Clermont, d’Adrien Sansaricq, d’Hélène Cirius, de Marcel Numa, de Louis Drouin, de Rosette Bastien, de Gasner Raymond, d’Ézéchiel Abellard, ne permettrait pas à la démence politique d’écrire encore une tranche de l’histoire d’Haïti avec des baïonnettes trempées dans le sang de notre peuple. Il y aurait eu des compatriotes, – et nous serions prêts à le jurer –, qui se seraient battus jusqu’au bout pour empêcher que l’horreur de 1957 ne se soit répétée sur le territoire de la République. Les prochaines joutes électorales, nous l’espérons bien, ouvriront de préférence les portes de l’État à des femmes et à des hommes politiques courageux, progressistes, capables d’installer Haïti dans le train de  grande « Révolution » mondiale que nous prônons dans nos réflexions sociales, nos analyses politiques et nos considérations économiques. C’est une « utopie démentielle » pour les rebuts de la dynastie duvaliérienne de penser parvenir à enjamber facilement le passé ensanglanté et de pouvoir se remettre en selle de la gouverne politique, sans que « la Nation leur demande des comptes ».

Durant 29 ans, cette famille de vautours n’a-t-elle pas pillé les caisses de l’État, emprisonné et torturé des compatriotes, mutilé des militants des droits humains, enlevé la vie à des citoyens opposés à la présidence de François et de Jean-Claude, qui s’apparentait à la monarchie sanguinaire d’Henri VIII ? Le roi des macoutes mourut le 21 avril 1971…! Et c’était encore, malheureusement, « Vive le roi des macoutes! » Avec l’intronisation du « prince », les masses populaires haïtiennes étaient replongées de plus belle dans le fleuve du « ridiculisme » politique. Nicolas François Duvalier, – qui semble même oublier le nom de l’établissement dans lequel il aurait effectué ses études secondaires –, serait-il à ce point amnésique?

Revenons à cette journée de l’année 1978! Le soleil glissait tranquillement vers l’ouest, dans un ciel clair et transparent. Jacques Stephen Alexis aurait lui-même écrit : « Un ciel bleu, sans une taie, sans une ride, sans une fissure… » L’intensité de la chaleur s’inclinait graduellement, afin de permettre au paysage couvert de sueur de se rafraîchir avec l’arrivée de l’Angélus. La rue Capois où se dressait la grande bâtisse qui logeait le lycée des jeunes filles fourmillait de passants bruyants. Comme des colonies de fourmis, les troupeaux humains circulaient dans les deux sens. De l’intérieur de l’établissement secondaire, on captait les voix joyeuses des fillettes et des garçonnets, accompagnés du père ou de la mère. Les enfants avaient sans doute hâte de retrouver leur logis après une journée harassante de classe. Nous étions encore au pays, – écrasé certes sous le poids pesant d’une dictature féroce –, où le chemin de l’école restait le plus long, mais le plus sûr des moyens pour les adultes de demain qui voudront gravir les strates de la mobilisation sociale. À cette époque, pas si lointaine, les parents misaient encore sur la réussite scolaire, la formation universitaire et professionnelle pour diriger leurs progénitures vers un avenir prometteur.

Le Conservatoire national d’art dramatique était logé à l’enseigne du lycée des jeunes filles de la capitale, et fonctionnait en seconde vacation. Ce soir-là, Gérard Résil exposait son premier cours pour l’ouverture de la session à une trentaine d’étudiants rassemblés dans une salle raisonnablement espacée. Nous interrompîmes le locuteur pour obtenir un éclaircissement des concepts de « phonétique » et de « phonologie ». Après une réponse éloquente et explicite, le professeur nous demanda de le rencontrer après le cours. Quelques jours plus tard, nous nous fûmes retrouvé à Radio Progrès, comme reporter et coprésentateur du journal du matin, en compagnie de Jean-Robert Antoine, Albert Semervil, Kettly Pamphile, Chérubin Dorcil, Gérard Pricorne Janvier, et tous les autres.

Jean-Robert Antoine avait un timbre de voix qui voyageait bien sur les ondes. Mais aussi une diction quelque peu forcée. Exagérée. Surtout lorsqu’il prononçait les « ». Lui et moi rédigions et lisions de temps en temps des textes éditoriaux qui étaient diffusés aux émissions de nouvelles quotidiennes. Et parfois même repris dans l’un des bulletins horaires présentés par Lesly Tiffaut. Parmi les « médias martyrs », qui, au cours des années 1977-1980, s’affichaient ouvertement contre l’obscurantisme politique, on retrouvait Radio Progrès. Quoiqu’elle fût dirigée par un personnage douteux, sans conviction idéologique, elle était quand même le premier médium parlé à subir les agressions cruelles du gouvernement de Jean-Claude Duvalier.  La salle de rédaction au complet était fichée par le redoutable colonel Jean Valmé, – décédé en Haïti le 4 février 2016 –, à cause du discours antiduvaliériste qu’elle vulgarisait, qu’elle propageait.

Événements, causes et conséquences

Le 28 août 1979, Sylvio Claude, le président du mouvement politique dénommé « Parti démocrate chrétien haïtien (PDCH) » pénétra hâtivement dans les locaux de Radio Progrès situés à l’entrée Sud de la capitale. L’homme visiblement traumatisé, était sous le coup de la colère et de l’émotion. Libéré de prison depuis peu, des inconnus armés, qu’il associait à un escadron de la mort attaché au palais national, auraient tenté de l’assassiner dans sa résidence. « Ils ont failli me tuer. C’est par miracle que je suis encore en vie », répétait-il dans un état d’ébranlement psychologique. Il sollicita une entrevue en direct que Jean-Robert Antoine s’empressait de lui accorder. Les échanges entre le « journaliste inexpérimenté » et le « politicien irrationnel », profondément secoué, déstabilisé, s’enflammèrent dans l’espace exigu du studio. Sylvio Claude était devenu complètement hystérique. Le ton montait. Il fustigeait sans réserve la dictature. Dénonçait l’irresponsabilité, le cynisme, l’immobilisme des tenants du pouvoir.  « Dans les marchés publics de Port-au-Prince, les gens n’arrêtent pas de m’acclamer », affirmait-il. « Lorsqu’ils me voient arriver, ils se mettent tous à crier : « Vive Sylvio Claude! À bas Jean-Claude Duvalier ! » Kettly Pamphile et moi reprîmes l’entrevue le lendemain, dans le journal du matin. Au moment de la diffusion, le téléphone sonna. Le technicien affecté à la console de la régie de mise en ondes nous apprit que l’inconnu avait raccroché, sans prononcer un mot. Le même jour, dans l’après-midi, les SD de Jean Valmé passèrent les archives de la radio au peigne fin et emportèrent de force des documents sonores, notamment ceux qui avaient servi à la préparation des éditions de nouvelles de la matinée et du midi.

Le vendredi 31 août 1979, les gendarmes envahirent Radio Progrès. Ils menottèrent, ligotèrent avec des cordes le directeur général, les journalistes, les animateurs, les techniciens, les opérateurs, et même les visiteurs. Ils les firent monter dans les fourgons cellulaires et démarrèrent en direction des casernes. Une foule de curieux se formait pour observer la scène. Les personnes appréhendées, qui ne travaillaient pas à la radio, furent libérées sur le champ, après une séance d’interrogatoire serré, conduite par le commandant en personne. Tandis que Gérard Résil et ses employés étaient dirigés vers les cellules ombreuses où ils furent restés enfermés durant trois jours. La population apeurée et « zombifiée » n’avait pas réagi à cet acte indécent de barbarie politique. Plus tard, nous avions appris qu’il y aurait eu des mouchards dans le rang des salariés. Jean-Robert Antoine figurait parmi les collègues arrêtés et incarcérés. Les soldats étaient allés le cueillir chez sa fiancée qui habitait en face de son travail ? Deux rédacteurs du journal de Dieudonné Fardin, Le Petit Samedi Soir, Pierre Clitandre et Jean-Robert Hérard, présents sur les lieux au moment de la rafle, ne furent pas épargnés, malgré leurs cris de protestation. Après quelques jours, Le professeur Gérard Résil fut sommé par les autorités de la présidence de se présenter à la Radio gouvernementale (Radio nationale) où la canaille était forcée d’admettre et de confesser publiquement, sans hésitation, que tous les journalistes de la salle des nouvelles entretenaient l’idéologie marxiste-léniniste, et travaillaient effectivement à l’instauration du communisme en Haïti.

Ce triste événement fut-il relayé par les médias de la capitale ou du pays? Néanmoins, ce que nous savons : la peur devint contagieuse. Et elle s’installa partout. Radio Métropole, pour ne citer que celle-ci, semblait beaucoup plus préoccupée elle-même par un éventuel passage du cyclone David sur les régions de l’Ouest et du Sud d’Haïti. À l’antenne de la station fondée le 8 Mars 1970 par Herby Widmaier, l’éditorialiste et présentateur des nouvelles de 18 heures, Marcus Garcia, passait la nuit à informer la population sur les trajectoires éventuelles de l’ouragan et les dégâts matériels qui étaient déjà enregistrés à Port-au-Prince. Heureusement pour la population des bidonvilles qui habitaient dans des conditions précaires, il y eut plus de peur que de mal. Les prévisions météorologiques se révélaient inexactes.

Le lundi 3 septembre 1979, les prisonniers de Jean-Claude Duvalier et du colonel Jean Valmé furent conduits sous escorte au Parquet du tribunal civil de Port-au-Prince, pour être interrogés, cuisinés par le commissaire du gouvernement. L’affaire, fort heureusement, ne fut pas déférée devant le juge d’instruction. Il n’y avait pas de preuves suffisantes qui auraient permis de dénoncer, de prétexter un complot contre la sûreté interne de l’État : pour reprendre l’expression à la mode, en ces temps où les chiens de Titanyen se régalaient chaque nuit de la chair et du sang de nos compatriotes emprisonnés et exécutés sommairement. Les magistrats du Parquet décidèrent de libérer séance tenante les prévenus fatigués, harcelés et maltraités, arguant que l’entrevue avait été réalisée en direct, et que, par conséquent, il était tout à fait impossible pour eux d’anticiper les réponses incendiaires et les déclarations irascibles de l’interviewé. Sylvio Claude était devenu hostile à Jean-Claude Duvalier à la suite des élections à la députation du 11 février 1979. Il avait déclaré sa candidature dans la circonscription de Mirebalais, en face de la reine des Volontaires de la sécurité nationale (VSN), madame Marx Adolphe. Son « effronterie » lui avait valu des mois d’incarcération et des tortures physiques et morales. Il faut aussi signaler que le gouvernement avait cédé aux pressions des ambassades étrangères accréditées à Port-au-Prince, qui exigeaient l’élargissement sans condition de tous les prisonniers politiques du vendredi 31 août 1979. Cette date, comme vous pouvez le constater, est gommée du registre des mésaventures fâcheuses de la presse locale et internationale, piétinée, écrasée sous les bottes des États impérialistes, fascistes et barbares, qui assassinent les Droits naturels et Les Libertés individuelles.

Le dictateur Jean-Claude Duvalier ne respecta pas ses promesses envers Gérard Résil, le traître et le délateur de bas étage. Le gouvernement ne lui permit pas de reprendre possession de l’entreprise radiophonique. Ce dernier, il faut le souligner, n’en fut pas le propriétaire. RGR Progrès appartenait à un puissant duvaliériste qui était connu sous le prénom vague de Lucien. Ce dernier, – à la demande du palais national –, reprit son bien, pour le mettre à la disposition d’un nouveau locataire.

Jean-Robert Antoine acheta un espace sur une chaîne de télévision communautaire et conçut une émission qu’il dénomma « Haïti, première classe. »

Jean-Claude Duvalier réussit à étouffer le scandale de cette répression inusitée dans les régions caribéennes en ouvrant, – sous certaines conditions –, les portes de la Radio et de la Télévision nationale d’Haïti à tous les anciens membres du personnel de la RGR Progrès, – y compris les messagers –, qui avaient perdu leur emploi. Albert Semervil et moi décidâmes de rester au-dessus de la mêlée. Nous poursuivîmes notre carrière journalistique dans la revue Regard, –  fondée et dirigée par Guy César –, qui était une première fois interdit de fonctionnement sur le territoire d’Haïti. La seconde équipe de rédaction était aussi composée de Sony Bastien, Marvel Dandin et son épouse Yanick, Jackson Pierre-Paul, Morisson Charles, etc. Nous reviendrons, peut-être, sur l’aventure héroïque et le parcours houleux de « Regard », à l’époque du barbarisme politique jean-claudien.

Nos anciens collègues furent partagés entre la Radio et la Télévision d’État. Jean-Robert Antoine devint lui-même le concepteur et l’animateur d’une émission télévisée qui portait le nom de « Format 60 ». Limité dans ses réflexions économiques et politiques, il abordait de préférence les thèmes historiques et culturels. Car il ne faut pas oublier qu’il travaillait pour un médium consacré avant tout à la propagande gouvernementale.

Le bal étant fini le 28 novembre 1980, comme l’avait dit Jean-Marie Chanoine, le super ministre de l’Information de Jean-Claude Duvalier, nous prîmes le chemin de l’exil au Canada. Nous ne revîmes plus Jean-Robert Antoine, qui suivit notre exemple six ans plus tard, après la chute brutale du régime macoutique, le 7 février 1986. Là aussi, « le bal était fini ». Le journaliste déchu était parti à son tour, au moment où nous revenions nous-mêmes sur le sol de la patrie.

À New York, Jean-Robert Antoine tentait d’enfourcher à nouveau le cheval de sa profession. Il acheta un espace sur une chaîne de télévision communautaire et conçut une émission qu’il dénomma « Haïti, première classe. » Assisté d’une équipe réduite, au sein de laquelle on retrouvait le poète Gérard Pricorne Janvier pour la revue de presse nationale et internationale, Jean-Robert Antoine reprenait ses activités d’interviewer, de commentateur et d’analyste sur Chanel 41, à Brooklyn. Mais pour un temps vraiment court. L’initiative échoua. Les commanditaires, contrairement aux prévisions optimistes des principaux instigateurs de l’entreprise, n’offrirent pas leur soutien économique et financier à « Haïti, première classe ». Jean-Robert Antoine se recycla dans la vente des produits électroniques en magasin.

Nous avons écrit ce texte en observant certainement les lois morales de la réserve. Et puis, les circonstances s’y prêteraient mal. La mort de Jean-Robert Antoine nous aura permis, avant tout, d’effectuer avec vous une analepse, comme au cinéma, dans un monde hideux, qui soulève le dégoût et la révolte, qui évoque dans notre mémoire un passé construit sur des arpents de douleurs inextinguibles.

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