Innovation Judiciaire Invariante : Les supports de la défaillance

(Partie 3 et fin) Aussi mortelle que soit l’assistance qui bouscule Haïti, elle ne pourrait maintenir sa trajectoire continûment défaillante, si l’intelligence collective haïtienne n’avait pas été autoroutée vers la malice. Dès lors, le défi humain pour Haïti est d’apprendre à habiter la dignité, à se soumettre à l’éthique de la justice et de la vérité pour s’engager humainement sur la voie du changement permanent.

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Innovation Judiciaire Invariante © Erno Renoncourt

 

AIDE : Assistance, Invariance, Défaillance, Errance

Nous voici à l’étape 3 de notre fouille technico-éthique sur la stratégie de renforcement de l’État de droit en Haïti, telle que conçue et opérationnalisée, depuis 1994, sous l’autorité du PNUD, par un ensemble d’agences internationales — dont l’USAID et l’Union Européenne (UE) — qui jouent le rôle de partenaires techniques et financiers auprès de l’État haïtien. Dans cette partie, notre propos est d’objectiver les strates médiocres de l’écosystème haïtien qui structurent l’errance de la justice et confortent la défaillance de toute une nation.

Nos deux premières fouilles ont montré le caractère stationnaire des dysfonctionnements judiciaires haïtiens. Une invariance qui, au terme de 26 ans d’activités de renforcement, autorise à questionner l’expertise déployée pour s’attaquer à ces dysfonctionnements. D’autant que cette réforme s’était fixée un objectif prioritaire humainement atteignable : construire les capacités opérationnelles des institutions démocratiques haïtiennes de sorte que, contre l’arbitraire des totalitarismes, la force de la loi remplace la loi de la force, la justice soit accessible aux justiciables, les prisons deviennent des lieux d’exécution des décisions judiciaires équitables. Juste de quoi faire vibrer l’espérance de justice de tout un peuple qui semble n’avoir vécu que pour subir l’injustice.

Le drame est que cet objectif relève du domaine stratégique des politiques publiques d’un État. L’accès à la justice, la lutte contre l’impunité, l’efficacité des tribunaux, l’intégrité de juges ne peuvent être effectifs que s’ils sont portés sur la durée comme la demande effective d’une société égalitaire qui confie à une autorité, investie de puissance publique et de légitimité gouvernementale, la mission de veiller à sa cohésion et à ses intérêts. En aucun cas, ces objectifs ne peuvent être l’œuvre de petits projets décousus, intentionnellement conçus par différents opérateurs étrangers pour être opérationnalisés sur des cycles de programmation très courts selon une certaine technicité simplifiante de renforcement institutionnel qui exclut les liens structurants entre justice, politique, économie et société. Les institutions, et encore plus les institutions régaliennes, d’un pays ne sont pas formatables et diluables dans un universalisme juridique qui permettrait de transplanter leurs valeurs, leurs objectifs et leur efficacité d’un pays à un autre. Les institutions d’un pays sont le produit d’une histoire[1], d’une culture, d’une société et d’une vision partagée autour d’une communauté d’intérêts matériellement bornés et contextualisés par des frontières.

L’inaccessibilité à la justice, l’impunité, la corruption des juges ne sauraient s’expliquer uniquement par le fait de quelques dysfonctionnements administratifs, techniques et juridiques. Le moins qu’on puisse dire est que le bilan, significativement médiocre, de cette réforme est justifié, car il laisse soupçonner que sa stratégie et sa mise en œuvre n’ont pas été rigoureusement et méthodiquement pensées. Juridiquement, socialement, politiquement et scientifiquement, l’État de droit ne saurait être construit par injonction ou par transplants institutionnels. Encore moins dans un pays foncièrement inégalitaire. Encore moins dans un État fictif vivant de l’assistance humanitaire. Encore moins quand les autorités de cet État doivent leur légitimité, non à la confiance de la population, mais à leur soumission aux intérêts géopolitiques transnationaux. Encore moins quand les élites économiques sont majoritairement liées à des intérêts diplomatiques étrangers et font l’apologie des mauvais arrangements comme culture d’entreprise.

Le paradoxe de la défaillance performante

Il semble acté que toutes les phases de conception et d’opérationnalisation de cette réforme ont été traversées par de lourdes approximations managériales, d’imposantes simplifications juridiques, de graves confusions technologiques, d’imprudents raccourcis méthodologiques et de profondes ambiguïtés opérationnelles[2]. Le résultat est donc logiquement acceptable : un ensemble vermoulu de couches superposées dont le relief massif donne au système judiciaire haïtien l’éclat diffus d’un miroir de bordel. Miroir qui laisse parfaitement réfléchir les reflets obscurs de ce double standard qui caractérise l’assistance technique que les pays du Nord apportent aux pays du Sud.

Que le lecteur prenne garde de croire que ces propos contiennent de l’exagération ! Au vrai, tous les rapports d’évaluation ou de mission[3], rédigés à la demande des agences dirigeant la stratégie de la réforme, permettent de prendre connaissance de cette invariance des dysfonctionnements. D’ailleurs, l’observateur attentif peut noter que chaque nouveau rapport d’évaluation, produit par une nouvelle mission d’expertise, commence toujours par rappeler ce fait capital « aucune amélioration durable n’a été apportée au système judiciaire haïtien depuis le lancement de la réforme du droit ». Et même la MINUSTAH a reconnu en 2014 l’échec de toutes les initiatives visant à rendre fonctionnel, depuis 1996, le système judiciaire haïtien confronté notamment au fléau de la détention préventive[4] !

En les choisissant médiocres et insignes, soumis, indifférents et neutres, les stratèges invariantes s’assurent ainsi que leurs interlocuteurs nationaux seront à la mesure de leur management

Il est alors utile de relever les grandes déficiences managériales de la réforme de la justice en Haïti. Réforme qui, rappelons-le, s’est consacrée davantage aux effets des dysfonctionnements judiciaires en y apportant de petites adaptations techniques fondées sur les normes juridiques comme un vernis cosmétique ; lors mêmes qu’il fallait s’attaquer aux causes racines par une approche systémique plus complexe et plus structurante. En effet, dans les conclusions de l’un de ses rapports[5], Alexandre Richelieu, expert indépendant pour le compte du PNUD, énumère les grandes déficiences de cette réforme (ce document, s’il n’a pas été supprimé, doit se trouver sur le site[6] du PNUD). On peut lire, entre autres constats, que :

Le PNUD n’avait pas de vision intégrée pour réguler les liens stratégiques et opérationnels entre les différents volets techniques qui pilotaient la réforme de l’État de droit en Haïti ;

Le comité technique du Forum Citoyen n’avait pas de leadership pour assurer le rôle de pilote de la réforme judiciaire et n’avait pas défini de vision stratégique pour la mission de la société civile dans le cadre de cette réforme ;La commission de suivi des acteurs étatiques travaillait avec une approche « pas à pas » sans aucune vision durable de la réforme ni à moyen terme, ni sur le long terme ;

Les partenaires stratégiques et techniques de l’État haïtien qui manageaient la stratégie de la réforme n’avaient pas de système d’information ni de reddition des comptes pour assurer avec méthode et rigueur la gestion e l’évaluation des activités de la réforme de l’État de droit.

Un constat qui laisse entrevoir que chaque acteur agit selon ses propres objectifs, son propre agenda, ses propres intérêts, et toujours dans un grand déni de rigueur et de méthode. Tout cela a conduit à une cacophonie d’activités sans cohérence, sans pertinence et sans intelligence au préjudice du peuple haïtien. Mais ce bilan se comprend aisément, car dans le secteur de l’assistance technique au renforcement institutionnel, c’est une bataille rangée pour accéder à des parts de financement qui se réduisent en fonction de nouveaux domaines d’assistance plus urgent pour d’autres pays. C’est donc à ceux qui savent mieux mettre en perspective les malheurs et les défaillances — en ce qui nous occupe d’Haïti — et à ceux qui peuvent prouver leur capacité à dépenser le plus qu’ira la part du lion des dons, des subventions et des financements. Ainsi, chaque acteur s’applique davantage à protéger jalousement ses informations de projet et surtout à veiller à ce que son logo figure toujours en évidence sur les livrables remis aux institutions haïtiennes.

Dans ce grand bazar nommé renforcement institutionnel, on trouve les raisons qui expliquent pourquoi les organismes internationaux en Haïti préfèrent travailler avec un certain profil d’acteurs étatiques et non étatiques. En les choisissant médiocres et insignes, soumis, indifférents et neutres, les stratèges des innovations judiciaires invariantes s’assurent ainsi que leurs interlocuteurs nationaux seront à la mesure de leur management, c’est-à-dire, tout à la fois utiles et futiles. En effet, par leur médiocrité technique ou soumission politique, ces acteurs apportent la certitude que les dysfonctionnements resurgiront toujours, ce qui est utile pour que le business de l’assistance reste rentable sur le long terme. Par leur neutralité et leur indifférence vis-à-vis des intérêts d’Haïti, ces mêmes acteurs offrent la garantie qu’il ne sera exercé sur les projets déployés par les agences internationales aucun contrôle de qualité, pas plus qu’il ne sera demandé aucune justification des échecs.

Qui n’a pas vu la frénésie avec laquelle les médias[7] haïtiens et les organismes de droits humains applaudissaient les annonces des innovations[8] faites par les agences internationales pour la réforme judiciaire ?  Pourtant ce sont les mêmes qui dénoncent, à coup d’éditoriaux[9] tranchants ou de plaidoyers[10] émouvants, l’éternel dysfonctionnement du système judiciaire haïtien. Sans état d’âme, comme s’il s’agissait de passer d’une publicité à l’autre, la presse haïtienne, après avoir dressé les échos d’une totale défaillance du système judiciaire, ont,  en septembre 2020[11], avec force éclat, célébré les innovations  technologiques portées par les agences internationales à travers un système informatisé pour la gestion des cas judiciaires (GICAJ). Et par un tour de revirement éditorial dont ils ont le secret, ils ont, en octobre 2020[12], rappelé la perduration des dysfonctionnements avec le vol des pièces à conviction du dossier de l’Affaire Dorval. Ce qui objectivement décrit un cycle performant de défaillance avec des motifs invariants : assistance, innovations, dysfonctionnements, errance.

Quelle insignifiance éditoriale peut être à la base de ces publications qui, tour à tour, dans la valse des saisons, célèbrent en contre haut des innovations sans pareille mesure et dénoncent en contrebas des défaillances invariantes ? et cela sans aucune contextualisation, sans aucune lecture critique, sana recherche des causalités de ce cycle qui relie errance et assistance. N’y a-t-il pas là des indices flagrants d’un matraquage médiatique pour une innovation aux accents d’escroquerie ? Comment des médias et des organismes de droits humains peuvent-ils relayer et célébrer, sur 5 ans, deux séries d’innovation technologique pour la justice, par le lancement d’un même système informatisé de gestion de cas judiciaires, alors qu’il est possible de dérober et de faire disparaitre des pièces à conviction dans les dossiers judiciaires sans laisser de traces ?

Est-il besoin de rappeler que la principale performance d’un système d’information est d’assurer la confidentialité et l’intégrité de l’information stockée ainsi que la sécurité des lieux de conservation des outils et des dossiers ? Faut-il encore préciser qu’un système d’information, ce n’est pas uniquement un logiciel et qu’on ne peut parler d’innovation technologique pour la justice que si on peut mesurer la rupture par rapport au service fourni aux justiciables et/ou par rapport à l’organisation du service de la justice. Dans ce contexte, comment peut-on médiatiser des activités comme des innovations technologiques pour la justice quand le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ), organe de gouvernance du système, en huit années de service de 2012 à 2020, ne possède même pas un fichier Excel structuré pour assurer sa principale mission qui est d’évaluer le fonctionnement des tribunaux et de publier le tableau d’avancement de la magistrature pour assurer la gestion de carrière de juges ? Pourtant plus d’une vingtaine de véhicules flambants neufs ont été acheté depuis pour le confort des conseillers et des administrateurs.

Or, voilà 26 ans que la justice haïtienne est sous l’emprise de l’expertise des agences internationales

Peut-on innover sans outils de pilotage et d’évaluation ? Peut-on gérer que ce que l’on ne sait pas mesurer ? Or, voilà 26 ans que la justice haïtienne est sous l’emprise de l’expertise des agences internationales, pourtant il n’existe aucun outil standardisé pour évaluer le travail des juges. N’est-ce pas un signe d’insignifiance de cette assistance de constater, qu’en 26 ans d’activités d’expertise, Haïti ne dispose d’aucune statistique sur les dimensions d’efficacité et d’efficience de ses organes judiciaires ? Pas plus sur le rendement des juges. Comment alors mesurer le rendement global du système judiciaire et l’amélioration continue apportée par cette assistance par rapport aux valeurs d’accessibilité, d’équité et d’intégrité de la justice ? Nous y reviendrons dans une prochaine analyse sur l’impensé de la gouvernance judiciaire haïtienne.

En tout état de cause, il est manifeste que le refus ou l’incapacité de sécuriser en 2020 des failles diagnostiquées depuis 1994, malgré des dizaines de mission d’expertise et des annonces intempestives d’innovation technologique, relève d’une stratégie qui consiste à garder les dysfonctionnements comme des portes dérobées pour que ressurgissent les défaillances. Une manière subtile de faire errer le système judiciaire par la permanence de ses deux plus grands fléaux : la corruption et l’impunité.

Voilà qui tend à caractériser la nature ambivalente de cette réforme dysfonctionnellement performante. Par son bilan paradoxal, défaillant pour Haïti et performant pour la communauté internationale, la réforme du système judiciaire haïtien s’inscrit dans le prolongement d’une imposante fabrique d’impostures. Comme une vraie stratégie d’escroquerie, elle assure la régulation des dysfonctionnements institutionnels haïtiens (d’où les noms sans équivoque de Missions de Stabilisation ou de Renforcement de l’ONU) par un ensemble de processus qui sont pilotés, exécutés et supportés pour entretenir errances et défaillances. En effet, par un habile et subtile management, les dysfonctionnements diagnostiqués, loin d’être traités, sont mis en sourdine et entretenus comme les portes d’entrée des bugs qui font errer la justice. Ce sont d’ailleurs ces dysfonctionnements invariants qui assurent la base factuelle des plaidoyers pour les campagnes de mobilisation de fonds de l’assistance technique et humanitaire. C’est là un véritable business de l’État de droit dont la performance du modèle économique est objectivement profitable à une certaine expertise internationale et manifestement préjudiciable à Haïti.

 De l’errance à l’intelligence par la résistance

Ce constat résonne d’une amère impuissance dans le documentaire Assistance Mortelle de Raoul Peck qui témoigne que : « l’étranger qui accourt au chevet d’Haïti, à la suite d’une catastrophe, vient souvent chercher son propre intérêt[13] ». Ainsi, l’humanitaire se fondant dans le business comme les fleuves dans la mer, ce qui est catastrophe pour les uns est souvent un pactole pour les autres.

Pourtant, pour monstrueuse qu’elle soit, cette escroquerie n’est pas le vrai problème d’Haïti. Car, pour reprendre la métaphore de Peck, ce qui est terrifiant pour un peuple, ce n’est pas tant l’errance qu’il connait, à la suite d’une catastrophe, mais l’impuissance de ne pas savoir ou pouvoir s’orienter pour y faire face. Manifestement, pour tout peuple, se retrouver privé des supports d’intelligibilité capables d’éclairer son passage dans les saisons orageuses et obscures est un drame anthropologiquement handicapant. Imaginez un moment que les projecteurs, au sommet des phares qui longent les côtes escarpées, ne brillent plus pour orienter les marins ; il est presque certain qu’aucun navire ne pourra réussir sa traversée sur les mers, mais ce sera un festin pour les requins. Imaginez que les phares des véhicules, roulant la nuit sur une autoroute très fréquentée, cessent de fonctionner ; ce sera certainement un drame pour les familles des conducteurs, mais un banquet pour les pompes funèbres.

Alors en toute rigueur, ce sont ceux qui ont besoin de se protéger contre ces catastrophes qui doivent veiller à ce que les phares qui doivent les guider ne s’éteignent pas. Car, c’est par ses supports d’éclairage qu’un collectif s’oriente dans sa marche dans l’histoire. C’est sur ses supports d’intelligibilité, transformés en remparts d’intégrité, qu’un peuple, après ses chutes, trouve l’équilibre pour reprendre de la verticalité, puise le courage pour se relever et affiche la fierté de réapprendre à marcher. Ainsi faisant, progressivement, jusqu’à trouver son envol vers la lumière du soleil, près des hautes cimes, pour magnifier, par son succès collectif, son chant de dignité …comme autant d’arbres musiciens.

Cheik Anta Diop, l’esclave qui n’a pas conscience de sa perte de liberté ne pourra jamais s’armer et lutter pour la reconquérir.

Cette progression vers ce qui semble être un hymne à l’engagement des peuples sur leur trajectoire de dignité est « PoÉthiquement » magnifiée par Jacques Stephen Alexis : « Les peuples sont des arbres. Ils fleurissent à la belle saison. Et, d’efflorescence en floraison, la lignée humaine s’accomplit, poursuit son rude devenir germinant en direction de l’Homme lumière qui nous est promis au bout de la longue traversée ». Est-il possible de ne pas voir dans cette célébration éco-anthropologique une éthique de lutte et d’apprentissage ? En effet, au-delà de la beauté des mots, ce que décrit Jacques Stephen Alexis dans cette prose est un cheminement éthique au cours duquel des peuples affrontent courageusement et dignement la précarité et l’hostilité de leur environnement pour se frayer un chemin dans l’obscurité vers la lumière. De sorte qu’au bout de ce cheminement, les leçons apprises, les retours d’expérience, les risques assumés, les victoires acquises, par les sacrifices et l’entêtement de générations d’hommes et de femmes, deviennent les gradients de valeurs d’une infinie transmission intergénérationnelle. C’est cette transmission qui rythme l’écologie des peuples dignes malgré les turbulences des saisons. C’est elle qui forge les infrastructures éthiques permettant aux peuples rebelles de résister aux vents mauvais qui les poussent sans cesse vers les tourbillons et les gouffres de l’histoire.  C’est elle qui révèle que le destin humain n’est pas tant de vivre, mais de se découvrir, de se battre et d’apprendre à être digne pour se révéler à la vie en y laissant une empreinte éthique que d’autres voudront suivre.

Comme on peut s’en douter, cette maturation écologique dans les saisons, cette traversée du désert, cette métamorphose luminescente ne peut advenir que s’il y a dans ce collectif des gouverneurs de la rosée qui, tels d’infatigables guetteurs de l’aube, se rendent disponibles pour, tour à tour, selon le climat, fertiliser et irriguer les sols, ensemencer et faire germer les graines, assurer le passage des fleurs aux fruits et préparer le livre (Manuel) de la grande moisson pour les générations futures. Mais une vraie gouvernance peut-elle s’exercer sans prévoyance ? Sans connaissance ? Sans intelligence ? Alors où sont les forces sociales haïtiennes porteuses de la prévoyance et de l’intelligence collective ? Où sont les réseaux de connaissance qui doivent permettre à Haïti de résister aux soubresauts de l’histoire pour s’extraire de cette trajectoire continûment défaillante de pays assisté ? Qui en Haïti est prêt à prendre les risques pour lancer, par un hashtag patriotique (#HaïtiToo), ce grand mouvement de résistance pour la dignité nationale ? Qui osera s’élever contre les incohérences des mille stratégies de renforcement qui ne sont que de véritables enculades et de flagrants viols contre la dignité humaine ? Qui pour évaluer la pertinence de ces éternels projets d’assistance et décider de leur réorientation, contextualisation, reprogrammation et alignement sur les intérêts stratégiques et vitaux de la population haïtienne ? Qui pour s’opposer au BIG GANG de l’assistance défaillante qui précarise et spaghettifie l’écosystème haïtien ?

Conscience effondrée, mémoire enfumée

Trouver la réponse à ces questions demande courage et intelligence pour conduire les fouilles anthropologiques et oser découvrir les strates de l’insoutenable faille qui fait tanguer l’édifice social haïtien. En commun proverbe, il est dit que nul ne peut se relever de ses chutes sans avoir conscience de ses trébuchements. De même, nul ne peut reconquérir sa dignité sans avoir conscience de son indignité. Comme disait Cheik Anta Diop, l’esclave qui n’a pas conscience de sa perte de liberté ne pourra jamais s’armer et lutter pour la reconquérir. De ce postulat, on peut déduire un corollaire : aucun peuple, doué d’intelligence, ne peut accepter de subir les défaillances de son écosystème sans mobiliser ses forces d’autodéfense pour résister et sortir de la trajectoire de l’échec. Selon St Exupéry, c’est en se frottant aux difficultés, en se confrontant à son chaos que l’homme révèle son l’intelligibilité de son humanité. Cette intelligibilité est donc le fruit d’un long processus de lutte, d’échecs et d’apprentissage. L’absence de résistance face aux assauts des défaillances est un vrai marqueur d’indignité. En effet, là où les hommes et les femmes ne s’enflamment plus pour se révéler à la lumière de la dignité, c’est parce que la posture face contre sol est pour eux la véritable révélation.

Les peuples qui n’ont pas d’avant-garde pour organiser leur lutte contre les défaillances ne peuvent ni apprendre ni progresser. Emportés par leur insignifiance, ils finissent, comme disait De Gaulle, « par se coucher pour mourir » d’indignité. De toute évidence, là où on ne lutte pas, on n’apprend pas ; et là où on n’apprend pas, on s’encanaille. C’est sans doute pourquoi le penseur Cheik Anta Diop encourageait les peuples à s’armer de savoir pour conquérir, par leur propre moyen, leur émancipation et magnifier leur dignité. Car un peuple qui vit de l’assistance des autres finit par perdre et sa liberté et sa dignité.

N’est-ce pas révélateur d’un esclavagisme moderne que toute Haïti ait été mobilisée, pendant deux années consécutives, contre des dirigeants illégitimes, médiocres, corrompus et criminels sans parvenir à obtenir leur reddition et leur abdication ? En effet, quelle plus grande preuve d’absence de liberté pour un peuple quand ses dirigeants politiques doivent leur maintien au pouvoir par le soutien et la légitimité qu’ils reçoivent pour leur allégeance et leur soumission aux intérêts supranationaux ! Mais cette érosion de la liberté et de la dignité n’est pas une fatalité. Elle est simplement le résultat d’un effondrement de la conscience. Effondrement qui arrive toujours quand les groupes détenteurs de savoir et de pouvoir dans un pays ne s’identifient pas ou plus à la détresse qui affecte le collectif. Ainsi, ils ne cherchent point à mobiliser l’action pour résister contre les défaillances.

Aucun peuple ne peut écrire et faire briller sa légende si sa mémoire est remplie de rêves d’ailleurs et si sa conscience est le siège d’un enfumage permanent.

L’individualisme méthodologique qui anime l’action humaine empêche rigoureusement de penser que des hommes et des femmes puissent agir, sans motivation éthique profonde, contre leurs intérêts stratégiques et vitaux. D’ailleurs, selon Ludwig Von Mises, toute l’histoire du progrès des sociétés atteste d’une règle quasi universelle : l’esprit humain ne mobilise son action que s’il est gêné par les conséquences d’un problème (p26, L’Action Humaine, Traité d’Économie). On peut donc facilement déduire que les principales causes de la persistance des défaillances de l’écosystème haïtien viennent de l’indifférence et de l’absence d’intelligence des élites politiques, économiques et culturelles. Certaines d’entre elles, par malice, ont appris à nouer des accointances avec les oppresseurs d’Haïti pour sécuriser leur zone de confort en cherchant le plus que possible à maximiser leurs intérêts dans les défaillances qui sont programmés contre Haïti. D’autres, ou les mêmes, par indifférence, ont cultivé une forme d’indignité qui leur permet de s’accommoder des défaillances par divers compromis médiocres leur donnant l’illusion d’une réussite leur mettant à l’abri de la précarité matérielle qui règne. Ainsi, toutes vivent dans le sentiment de ne pas ressentir la gêne causée par les défaillances de l’écosystème haïtien.

Aucun peuple ne peut écrire et faire briller sa légende si sa mémoire est remplie de rêves d’ailleurs et si sa conscience est le siège d’un enfumage permanent. Voilà qui conforte l’exigence anthropologique pour les peuples de transformer les différents savoirs qu’ils acquièrent en marqueurs de responsabilité, d’exemplarité, d’intégrité et de dignité pour forger les outils combien indispensables à la mobilisation de l’action pour la défense de leurs intérêts collectifs et pour le changement permanent.

Voilà qui permet de mieux objectiver les bases axiomatiques de la théorie de l’indigence définie comme un effondrement de la conscience et un enfumage de la mémoire ; lesquels conduisent inexorablement à renoncer à toute dignité et à toute liberté pour des choix précaires laissant une certaine illusion de réussite. Des choix médiocrement assumés comme des succès personnels par l’urgence d’échapper à la précarité. Comme si la facilité, la tranquillité, la sécurisation des zones de confort médiocres pourraient éloigner le spectre de la précarité matérielle quand la médiocrité, l’indignité et la servilité, déployées pour soutenir ces choix indigents, apportent une précarité humaine plus terrifiante, plus déshumanisante.

Voilà ainsi révélé l’emplacement sur lequel il faut ériger les infrastructures éthiques pour qu’Haïti réapprenne, à travers les mots du rêve infini de la demande de justice, à chanter l’hymne exaltant de la dignité et de la liberté des peuples. Un chant de germination et de floraison entonné comme une écologie inespérée pour traverser les saisons.

MEDIAPART 01er  Décembre. 2020

Notes

[1] Formes et réformes de ‘administration publique, Geoffrey Joris, Christian Devisscher, Michel Verstraeten, Presses Université Laval, 2014.

[2] Toutes ces ambiguïtés sont détaillées dans une étude approfondie à paraitre prochainement : État de droit ou la fabrique des impostures !

[3] https://erc.undp.org/evaluation/units/202

[4] https://minustah.unmissions.org/sites/default/files/old_dnn/wp-content/uploads/2014/02/Dossiers-du-mois-13.pdf

[5] https://erc.undp.org/evaluation/evaluations/detail/3257

[6] Ibid

[7] https://lenouvelliste.com/article/150583/lancement-officiel-du-systeme-de-gestion-informatise-des-cas-judiciaires-gicaj

[8] https://www.haitilibre.com/article-15329-haiti-justice-une-innovation-sans-precedent-dans-les-annales-de-la-justice-haitienne.html

[9] https://www.alterpresse.org/spip.php?article18981#.X7RjPunrAdU

[10] https://reliefweb.int/report/haiti/de-nombreux-d-fis-dans-la-qu-te-de-la-justice-en-ha-ti-selon-des-experts

[11] https://lenouvelliste.com/article/221277/le-systeme-de-gestion-informatisee-des-cas-judiciaires-gicaj-desormais-disponible-dans-11-juridictions-du-pays

[12] https://lenouvelliste.com/article/222390/affaire-monferrier-dorval-vol-de-pieces-a-conviction-au-tribunal

[13] https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-d-outre-mer-2019-1-page-333.htm

 

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