A travers la gauche en Amérique latine: Nicaragua: Un pays écrasé

Première partie

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A la frontière costa-rica-nicaraguayenne, le président Daniel Ortega et la vice-présidente Rosario Murillo, sa femme, nous accueillent avec les mots: Chrétienne, Socialiste, Solidaire.... Le couple s’est marié à l’église, a banni l’avortement et fait un amalgame entre peuple et dieu Photo: Alexandra Panaguli

1979 – victoire sandiniste du FSLN
1990-2007 – gouvernements conservateurs
2007-aujourd’hui – gouvernement sandiniste du FSLN de Daniel Ortega

Le bateau colombien nous débarque sur une plage de El Porvenir ou Gaigorguidup dans la langue des indiens Kunas qui vivent dans cette région autonome du Panama dont elle est la capitale. La Colombie comme le Vénézuela et surtout la Guyane ex-britannique sont ethniquement et culturellement assez différents du reste de l’Amérique du sud, tournés en plein vers les Caraïbes dont la mer baigne leurs rivages. A peine embarqués dans le bus qui nous emmène vers Panama City, et l’on remarque que l’Amérique centrale l’est encore plus. Bus vétustes, routes défoncées, faible éclairage, paysans à pied ou en charettes. La pauvreté saute aux yeux, tandis que la culture originelle a été écrasée depuis longtemps par le géant de papier du nord: nous sommes dans l’arrière-cour des Etats-Unis. Même le Costa Rica dit si européen n’a rien de “rico”, en dehors de ses poches hyper-touristiques. San José était la capitale la plus délabrée, à l’exception de Managua, au Nicaragua.

Et surtout, compartimentation en Amérique centrale. Après avoir entrevu le fameux canal à travers un grillage – difficilement atteint par des transports publics qui laissent très fort à désirer – avec un bateau de croisière qui passait justement (péage jusqu’à 375.000 dollars), nous sommes à la frontière panaméenne-costa-ricaine. Parti de Panama City à minuit le bus est arrivé à 5h du matin, mais on attend que les douaniers se réveillent à 6h (dans les douze pays d’Amérique du sud les frontières sont ouvertes 24h sur 24). Nous devons sortir tous les bagages, une cinquantaine de personnes se bousculent pour retrouver leurs valises et sacs dans la soute. Derrière, deux autres bus font pareil. Ensuite on nous entasse dans une petite salle. Puis on ferme la porte, donnant l’impression d’être dans une chambre à gaz, plein de gens à moitié-éveillés et inquiets, avec leurs valises. Deux douaniers nous font présenter nos bagages sur des tables. Tohu-bohu général, au point que certains poussent leurs bagages vers la sortie sans même les présenter. Le douanier a l’air de s’en ficher royalement. On remet les bagages dans la soute et fait la file pour le contrôle des passeports. En plus il faut montrer un certificat de vaccination contre la fièvre jaune et un billet de continuation prouvant que nous n’allons pas nous établir dans le pays. Finalement, il faut casquer entre deux et quatorze dollars.

Deux cent mètres plus loin, rebelote côté costa-ricain. Près de quatre heures pour passer d’un pays dit frère à l’autre. Ce sera pratiquement pareil à chaque frontière centroaméricaine. Dans aucun des douze pays d’Amérique du sud y a-t-il pareil contrôle, demande de documents autres que le passeport, droits à payer et surtout perte de temps. Car les camionneurs sont soumis à pire bureaucratie et attente interminable pour le passage de la douane. Or nous sommes dans une région qui aspire depuis si longtemps à devenir une union et dont la géographie est si propice. Encore un triste paradoxe trop courant dans tout le sous-continent.

A leur indépendance de l’Espagne en 1821 et jusqu’en 1841 toute la région faisait partie des Provinces unies du centre de l’Amérique. Maintenant ces cinq pays sont plus divisés que les pays du sud. Les conservateurs centroaméricains craignaient beaucoup l’union et ils avaient le soutien de l’église catholique et de l’oligarchie terrienne, et des Etats-Unis. L’outil de préférence de ceux au pouvoir est: “diviser pour régner”, que ce soit dans une région ou à l’intérieur d’un seul pays. “Lorsque les structures de l’État sont menacées par des mouvements sociaux et politiques à grande échelle, Washington cherchera à diviser ces mouvements, séparant les secteurs compatibles avec l’État et les intérêts permanents des États-Unis”, précise Morris Morley, professeur à l’université Macquarie de Sydney, Australie, et spécialiste de la politique étrangère des Etats-Unis et de l’Amérique latine. [Washington, Somoza and the Sandinistas: State and Regime in US Policy toward Nicaragua 1969-1981, p6]

Pareil avec le fameux Darien Gap [le vide Darien], le territoire vierge au sud du Panama qui relie les sous-continents. Imaginez-vous qu’il n’y a pas de voie terrestre entre l’Amérique centrale et l’Amérique du sud! On doit obligatoirement prendre l’avion ou se faire balloter pendant deux jours en bateau dans la mer des Caraïbes. On dit que cela n’arrangerait pas les Etats-Unis d’avoir une voie de plus ouverte à l’immigration latinoaméricaine ou au trafic de drogue. Comme toujours ce sont les plus faibles qui paient car les trafiquants de drogue ou les coyotes humains trouvent facilement des voies alternatives. Les politiciens également.

A la frontière nicaraguayenne, il y avait des Cubains quémandant de l’argent. Ils faisaient partie de groupes – craignant la fin de la politique accueillante des Etats-Unis depuis le rétablissement des relations diplomatiques en juillet 2015 – ayant quitté Cuba à destination des Etats-Unis via l’Amérique centrale. Les Etats-Unis les attendaient à bras ouverts, les aidant à voyager en partie par avion et en partie par bus. Allié de Cuba, le Nicaragua les avait arrêtés. Mais plus au nord, passant du El Salvador au Guatémala, nous avons croisé un bus d’émigrés salvadoriens que les Etats-Unis renvoyaient chez eux. Quand il y a la volonté politique tout est possible ou impossible, selon la loi des deux poids, deux mesures.

L’Amérique centrale a ainsi difficile à s’intégrer. Il y a eu le “Sistema de la Integración Centroamericana” (SICA) en 1991, qui parlait d’“intégration économique et d’amitié régionale”! Avec une cour de justice centroaméricaine et une banque centroaméricaine, mais sans monnaie commune – El Salvador et le Panama utilisent le dollar étatsunien.

Dix ans plus tard, il y a eu le Plan Puebla-Panama qui incluait l’intégration des routes puique le plan visait le développement de l’infrastructue pour faciliter le commerce entre les sept pays d’Amérique centrale et le Mexique au nord. Trop ambitieux et manquant de financement, ce plan a été transformé en 2008 par les dirigeants des sept pays et de neuf Etats mexicains en Proyecto Integración y Desarrollo Mesoamerica, réduisant la centaine de projets de développement à 5 méga-projets.

Nous arrivons au fameux CAFTA (Central American Free Trade Agreement), qui est l’enfant de Mesoamerica né en 2004 et le frère de NAFTA (North American Free Trade Agreement) ou ALENA en vigueur depuis 1994. Soit un modèle néolibéral qui a “échoué, et a déplacé les familles d’agriculteurs dans les pays partenaires commerciaux, exacerbé la ‘course vers le bas’ dans les normes du travail et de l’environnement et a favorisé la privatisation et la déréglementation des services publics clés”.

“Les promoteurs du CAFTA ont promis que l’accord apporterait la prospérité à l’Amérique centrale, ce qui entraînerait une baisse de la violence et de l’immigration vers les États-Unis. Le contraire s’est produit. L’Amérique centrale est confrontée à des niveaux sans précédent de violence liée aux drogues et aux gangs, et l’immigration en provenance d’Amérique centrale aux États-Unis a fort augmenté. Les preuves suggèrent que CAFTA lui-même a contribué à l’instabilité économique, alimentant l’augmentation de la violence et de la migration forcée de la région”. C’est le verdict de Public Citizen du bien connu activiste Ralph Nader.

De son côté, l’observateur Toni Solo basé en Amérique centrale rapporte: “Les peuples d’Amérique centrale continuent de perdre les avantages de leurs ressources naturelles et de leurs infrastructures au profit des multinationales européennes et états-uniennes. Leurs gouvernements sont forcés ou contraints de souscrire des prêts de la Banque mondiale, de la Banque interaméricaine de développement et du FMI pour subventionner les processus et l’infrastructure nécessaires pour faciliter le jamboree multinational. Les multinationales récoltent des concessions à prix réduits et des accords d’investissement préférentiels afin de ramasser des profits exorbitants. Les peuples centraméricains paient la facture avec des coûts de services publics plus élevés, des réductions de service public et l’augmentation du remboursement des dettes, décennie après décennie”.


En entrant au Nicaragua, nous sommes accueillis par un poster éloquent: le président Daniel Ortega et la vice-présidente Rosario Murillo, sa femme, sur fond rose avec les mots: Cristiana, Socialista, Solidaria… Lors des élections muncipales de 2008, le gouvernement avait suspendu une grande affiche avec Ortega et le slogan, “Être avec le peuple, c’est être avec Dieu”. L’ancien membre du Directoire national du Front Sandiniste de Libération Nationale (FSLN) s’est réconcilié avec son ancien ennemi, le cardinal Miguel Obando y Bravo – copain de Jean-Paul II et grand supporter des Contras – s’est marié à l’église avec sa compagne de toujours, Rosario Murillo, et a soutenu l’interdiction absolue de l’avortement, même quand la mère de l’enfant est en danger. Il est l’un de cinq pays au monde à avoir cette politique.

En général, le statut de la femme est fort menacé au Nicaragua. L’organisation “Voix contre la Violence” a compté 345 assassinats de femmes entre 2012 et 2017, pour une population de six millions. Après avoir lancé en 2015 une initiative originale donnant pouvoir à 18 femmes de représenter les 15.000 prostituées du pays et de leur apporter soutien juridique et psychologique, et reconnaissant avec la loi 779 “Contre la violence envers les femmes” que cette violence provient de “relations inégales de pouvoir” entre les femmes et les hommes, le gouvernement Ortega a rapidement fait marche arrière. Tout d’abord ces représentantes des prostituées n’ont jamais été allouées de budget pour fonctionner et leurs bureaux ont été rapidement fermés au profit de simples procédures de médiation. Cela a été suivi par un effort plus général du gouvernement de «renforcer l’unité de la famille nicaraguayenne par des pratiques chrétiennes et solidaires», soit adoptant l’idée que les femmes devraient sacrifier leur propre bien-être à l’autel de la dite “unité”: “Une famille unie dans l’amour du Christ dure pour toujours. Donnez à Dieu le contrôle de votre famille aujourd’hui et toujours”.

Pareil retournement sur le plan politique quand Ortega a entamé en 2001 des pactes avec les anciens somozistes – notamment une alliance avec Arnoldo Alemán (voir plus loin) – et nommé comme candidat à la vice-présidence Jaime Morales, un ancien dirigeant des Contras. Grâce à cela il a été élu président en 2006 et réélu en 2011 et en 2016, cette dernière fois avec sa femme comme vice-présidente. Et cette élection a pu avoir lieu après que l’Assemblée nationale, dominée par le FSLN, ait approuvé des modifications constitutionnelles supprimant les limites de la présidence et permettant à un président de se présenter pour un nombre illimité de termes de cinq ans.

Plusieurs des bien connus sandinistes ont ainsi quitté le FSLN d’Ortega pour former le Mouvement pour le Sauvetage du Sandinisme et le Mouvement de Rénovation Sandiniste.

En fait, face aux tendances “Guerre populaire prolongée” (recruter des étudiants, amasser des fonds, construire une base chez les paysans) et “Prolétaire” (le Nicaragaua était devenu une nation d’ouvriers et de salariés agricoles), Ortega représentait au sein du FSLN la tendance Terceristas (troisième voie), qui prônait déjà des alliances dites temporaires même avec la droite pour affronter la dictature somoziste. Dangereux à long terme et prêtant à confusion.

“S’il a un discours de gauche sa pratique est de droite”, raconte l’ex-comandante Mónica Baltodano à propos de Daniel Ortega. Henry Ruiz lui, le qualifie carrément de dictateur. Ernesto Cardenal, pareil, en ajoutant: “Je pense plus souhaitable un capitalisme authentique […] qu’une révolution fausse”.

Plusieurs des bien connus sandinistes ont ainsi quitté le FSLN d’Ortega pour former le Mouvement pour le Sauvetage du Sandinisme et le Mouvement de Rénovation Sandiniste: Ernesto Cardenal, poète et ex-ministre de la culture; Sergio Ramírez, écrivain ex-membre de la Junte de Reconstruction Nationale et ex-Vice-Président; Henry Ruiz, un des neuf commandantes à la tête du pays au lendemain de la révolution; Carlos Fernando Chamorro, ancien directeur de Barricada, le journal du FLSN; Herty Lewites, ex-ministre du tourisme et candidat à la présidence en 2006 juste avant de décéder; Mónica Baltodano, ex-commandante et parlementaire; Carlos Mejía Godoy, musicien des plus connus, auteur de l’hymne sandiniste et candidat à la vice-présidence en 2006; Gioconda Belli, ex-officielle des communications et auteure de la magnifique “Mujer habitada”, histoire autobiographique et poétique de son engagement dans la révolution sandiniste.

En réponse, Ortega et Murillo les ont traités de “rejetons de familles oligarchiques en ligue avec les conservateurs pour essayer de réimposer le vieil ordre social au Nicaragua”…

En Grèce aussi, le ministre des finances Giannis Varoufakis, le ministre de la reconstruction productive, de l’environnement et de l’énergie Panagiotis Lafazanis et 25 autres parlementaires ont quitté le Syriza de Alexis Tsipras quand celui-ci a commencé à s’incliner devant les diktats de l’Union Européenne et du FMI. Et ils ont créé l’Unité Populaire.

La situation que confrontait le FSLN était certes très difficile… et similaire au Vénézuela de ce jour. Dès la victoire sandiniste en 1979, le FSLN a nationalisé les propriétés du dictateur Somoza – qui comprenaient 40% du PNB – et entamé une réforme agraire tandis que les travailleurs avaient le droit de s’organiser en syndicats, mais ils ont gardé une économie mixte pour favoriser des investissements privés, en partie pour ne pas trop effrayer les Etats-Unis.

Rien n’y a fait bien entendu et les sanctions ont commencé contre le Nicaragua. Obligés, de plus, de mener une guerre contre les Contras formés et financés par les Etats-Unis, les faibles ressources du pays se sont vite épuisées et l’hyper-inflation s’est installée. Au bout d’une décennie, le peuple épuisé a choisi la conservatrice Violetta Chamorro qui promettait de mettre fin à la guerre. Comme l’opposition vénézuélienne, celle-ci était composée de groupes hétéroclites – conservateurs et libéraux – dont le seul objectif était de s’approprier le pouvoir politique et économique à leurs propres fins. Ainsi, malgré que la guerre a pris fin – les Etats-Unis étant satisfaits de la chute du sandinisme – au lieu de s’améliorer la situation a très vite empiré et le Nicaragua est tombé de la 60ème position mondiale à la 116ème en terme de développement humain et, selon le Programme des Nations Unies pour le Développement, est devenu le 2ème pays le plus pauvre des Amériques après Haïti.

(A suivre)

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