Raoul Peck et le marxisme haïtien : que peut la pensée de James Baldwin ?

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Si le cinéma ne peut pas changer le monde, il peut néanmoins changer la vie d’un individu. Raoul Peck

L’idée de ce film (Le Jeune Karl Marx) est qu’après l’avoir vu, les gens iront prendre un livre, auront envie de continuer cette conversation, d’aller plus loin. Raoul Peck

 

Raoul Peck et sa conception de Karl Marx 

Le rapport singulier de Raoul Peck avec la pensée de Karl Marx constitue le nœud de tous ses travaux. Ce rapport soulève sa confrontation avec le monde occidental dont il est un produit. Peck entretient un rapport critique avec les œuvres de Marx afin d’éviter tout piège dogmatique. Il réinvestit Marx sous de nouveaux habits dans le Tiers-Monde. La relecture de Marx chez Peck se fait dans un dilemme de deux mondes (l’Occident et le Tiers-monde) ayant des histoires différentes, voire opposées. Le capitalisme, l’esclavage et le racisme constituent les points de jonction entre ces deux espaces qui structurent la vie de Peck. La question coloniale se pose au centre de son apprentissage marxien.

Le natif de Port-au-Prince a suivi ses premiers cours sur Karl Marx en Allemagne où il a passé quatre ans à l’Université Libre de Berlin à étudier Le Capital. Cet ouvrage est centré sur les structures de fonctionnement du mode de production capitaliste. Son apprentissage marxien débute par le Marx mature et ceci dans un cadre universitaire. Il a commencé par déchiffrer ce Marx post 1848 pour enfin réaliser l’importance du jeune Marx. La lecture des œuvres de la jeunesse de Marx vient d’un besoin de saisir les racines de la pensée marxiste de Marx. Marx, devenu marxiste après la coupure (Louis Althusser), résulte d’une relecture des problématiques hégéliennes et feurbachiennes qui ont traversé ses textes des années 1840. Le film « Le jeune Karl Marx » peut s’expliquer par ce détour marxiste.

Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880) de Friedrich Engels est le premier livre marxiste lu par Peck. Il recommande vivement sa lecture afin de découvrir le «caractère scientifique du travail de Marx» (12). Il s’est aussi adonné, pendant sa jeunesse, à la lecture du Manifeste du Parti communiste (1848) qu’il considère comme le fondement d’un « matérialisme réaliste» (13). Peck décortique les dernières années de Marx marquées par ses engagements à l’Internationale pour enfin cerner ses premiers moments. Peck est en quête d’une méthode de lecture des œuvres de Marx qui ne soit pas empreinte de dogmatisme. Animé par des questions précises comme le racisme, le sous-développement et la lutte des classes, il se forge un Marx à la lumière de ce qu’il a vécu comme Noir, Haïtien, colonisé, donc marginalisé.

Peck signale dans tous ses entretiens que Karl Marx est l’un de ses maîtres à penser. Il reconnaît l’influence de ce penseur dans ses choix idéologiques et politiques. Néanmoins, il avoue son regard haïtien sur les œuvres de Marx. Le Marx de Peck résulte d’une conscience historique ayant sa source dans l’histoire d’Haïti. Il déclare ceci dans un entretien à la radio France culture : « La particularité d’être haïtien permet d’avoir un point de vue particulier sur le monde » (14). Peck se réfère à la Révolution haïtienne de 1804 qui a structuré ses appropriations théoriques et pratiques. Il est habité par un imaginaire de bravoure face à la France coloniale. Ce psychologisme postcolonial lui a permis d’affronter en France les violences du racisme. « En aucun cas, un petit Français n’est capable de me casser la figure » (15), tel a été son mental dans les écoles françaises.

« Que ce soit un cinéaste haïtien qui réalise le premier film dans le monde occidental sur Karl Marx, ça a été quelque chose de particulier»

La Révolution haïtienne de 1804 était pour lui une fierté mais aussi un moyen radical de sortir du colonial. Elle offre à Peck une possibilité de combattre les productions occidentales mystificatrices. L’appel à James Baldwin apparaît à ce niveau prometteur. Cet écrivain afro-américain aurait posé les conditions d’une mise en scène de cette Révolution. Le Baldwin de Peck est marqué par le spectre de la Révolution haïtienne. Pour bien comprendre cette doublure Marx/Baldwin, il faut saisir la Révolution haïtienne comme un moment où se joue une disjonction avec l’Occident colonial. Le discours de Peck trouve son lieu d’élaboration dans cet événement de tendance humaniste.

Dans un entretien sur Europe 1, il affirme ceci à propos de son film « Le jeune Karl Marx »: « Que ce soit un cinéaste haïtien qui réalise le premier film dans le monde occidental sur Karl Marx, ça a été quelque chose de particulier» (16). Cette rencontre de Karl Marx avec Haïti reste originale mais pas tellement étonnante. Sa forme cinématographique constitue sa réussite, sa pertinence et sa singularité. D’autant plus qu’elle attire un large public. Quant à l’intérêt des intellectuels haïtiens pour Karl Marx, il date de la fin du XIXème siècle avec Louis-Joseph Janvier qui a proposé de nouvelles pistes de lectures du Capital (1867). La tradition marxiste haïtienne fait toujours de la question coloniale sa priorité. La force de Peck se trouve dans sa forme artistique qui lui a accordé une certaine liberté dans la conceptualisation de Marx.

En écoutant Raoul Peck, Karl Marx aurait une importance absolue, ce qui l’aurait rapproché de certains marxistes dogmatiques et aveugles. Et pourtant, Peck se démarque systématiquement de ces derniers au point de rejeter le terme même de marxiste. A la question suivante de savoir s’il est marxiste, il répond : « Non. Même Marx rejetait cet adjectif, qui est une manière de fixer les choses, alors qu’il a démontré avec Engels que le Capital est un processus, un mouvement constant. Que vous devez raffiner votre pensée tout le temps, en vous basant sur la réalité, puis en restant accroché à des concepts » (17). Peck voit dans le courant marxiste une attitude dogmatique qui enferme la pensée de Marx dans une bulle idéologique. Il fait de la réalité le seul critère de vérité de la pensée de Karl Marx. Le « vrai marxisme » devrait s’occuper de l’interprétation et de la transformation de multiples réels parfois singuliers. La richesse du marxisme, déduite des propos de Peck, se trouve dans les constantes dialectiques d’une réalité qui ne reste jamais la même, comme le fleuve dans lequel on se baigne tous les jours, dirait Héraclite. En plus de refuser l’épithète d’anarchiste, Peck évite tous les modes de lutte qui ne font que propager des idées sans interroger leurs fondements. Il critique toutes les organisations qui se réclament des œuvres de Marx. Ce qui explique pourquoi Peck n’a jamais adhéré à un parti politique. Néanmoins, il accorde une finalité politique à ses films et avoue être venu au cinéma par le politique.

Peck cherche à sauver Marx d’un certain usage qui a été fait de lui au XXème siècle par des groupes politiques. Des crises ont été assimilées à sa pensée. Peck cherche à interroger le fondement de ces amalgames autour de Marx afin d’en proposer un Marx purifié et exempté de son usage politique. La démarche de Peck est semblable à celle de Jacques Ellul (1912-1994), Michel Henry (1922-2002) et Maximilien Rubel (1905-1996), qui reconnaissent les apports de Marx dans leur vie. Ce sont des penseurs-militants qui partagent une bonne partie de la pensée de Marx, surtout la méthode dialectique, tout en se démarquant d’un marxisme figé et homogène. Peck demeure un marxien qui reconnaît la dette intellectuelle et politique de Marx dans l’orientation de sa vie et de celle du monde. Il précise que « Marx est une colonne vertébrale scientifique et politique ». Dans un autre entretien, il affirme que « Marx et Baldwin sont les deux parties de son cerveau ». Marx reste son principal appui de production de savoir. La pensée de Peck s’explique comme une relecture de Marx en fonction de son histoire singulière haïtienne.

Peck ne rejette pas le Marx politique au profit d’un marxisme théorique. Il s’oppose plutôt aux risques de déformations dont il peut faire l’objet.  Vu le socle de ses productions, Peck est loin d’un théoricisme primaire souvent récupéré par l’idéologie dominante. Ce qui est intéressant, c’est que Peck se ressource dans les idées politiques de Marx et dans une certaine politisation de Marx. C’est une façon intelligente de contourner le marxisme politique traditionnel qui a engendré une crise sans précédente dans la théorie. Peck reste accroché à son statut marxien afin de ne pas tomber dans le piège de l’orthodoxie. D’où l’importance de sa formule : « Tous mes films ont une ossature marxienne» (18), déclare-t-il dans l’entretien chez Europe1 autour du film « Un meurtre à Paco ». L’organigramme de son œuvre cinématographique reflète cette conception décentrée de Marx : « Haitian Corner » (1988) sur les exilés, « Lumumba, mort d’un prophète » (1990) sur la décolonisation, « L’Homme sur les quais » (1993) sur la dictature et « Sometimes in April » (2005) sur le génocide. Peck prône un marxisme hétérogène marqué par une pluralité de thématiques ancrée dans des lieux différents. Son marxisme est pratique avec un regard particulier sur le Tiers-Monde. Il déclare ceci : « Contrairement à certains de nos contemporains qui ne retiennent de lui que la partie théorique, Marx est pour moi, d’abord une façon d’appréhender le monde avec une insatiable curiosité» (19).  Dans le même entretien, il poursuit : « Pour moi, Marx a toujours été incontournable. On ne peut rien expliquer de la société (capitaliste) dans laquelle nous vivons sans revenir à sa pensée, aux concepts qu’il a forgés et à sa grille d’explication». (20)

Le concept d’aliénation a conceptuellement structuré les marxismes non occidentaux, comme ce fut le cas avec la question coloniale dans le marxisme haïtien.

Le film « le jeune Karl Marx » est révélateur de cette posture marxienne de Peck. Ce film évite les interprétations pour aller directement à la source. Le réalisateur utilise les correspondances entre Marx, Engels et Jenny pour écrire le scénario. L’objectif consiste à se démarquer des marxistes qui, selon lui, engendrent des discussions stériles. Marx se fait parler par lui-même, sans être représenté. Cette démarche s’inscrit dans le projet du grand retour à Marx afin de résoudre les crises par les pensées des fondamentaux. Peck situe les causes des crises actuelles dans une mauvaise réappropriation de Marx dont les idées principales restent méconnues.  « Revenir à Marx pour moi, c’était revenir à une discussion plus fondamentale, repartir de la base en espérant ainsi contourner toutes les déformations, aberrations, manipulations qu’il y a eues autour de Marx et aussi me dégager des conséquences historiques graves» (21), dit-il pour évoquer sa purification idéologique de Marx. Plus loin, il précise : « revenir à Marx et ses concepts, c’est considérer l’hystérie nationale et actuelle avec une certaine distance analytique» (22).

Quelle est la pertinence d’un retour exclusif à Marx en dehors de ses interprétations ? Peut-on forger un autre Marx sans déconstruire les courants dits marxistes ? Quelle est la valeur d’un Marx détaché des marxismes ? Le rapport entre Marx et Tiers-monde requiert des relectures des thèses sur l’impérialisme, sur le colonialisme et le développement inégal. Les marxismes demeurent l’endroit où devrait émerger le Marx nouveau, actualisé et pertinent pour les régions postcoloniales. On peut comprendre pourquoi Peck passe à côté de trois débats importants pour le Tiers-Monde : celui de l’eurocentrisme, celui de l’aliénation et celui de l’articulation des modes de production. Le premier débat lié à l’eurocentrisme des œuvres de Marx est qualifié par Peck de « faux débats » (23). Il rattache ce débat au  marxisme traditionnel orthodoxe qui avait besoin d’une critique. Il reste maintenant à expliquer certains fragments du Manifeste du parti communiste, ouvrage présent dans le film, qui qualifie de « barbares » les peuples non européens tout en les qualifiant de « sans histoire ». N’y-a-t-il pas lieu de discuter ces passages du Manifeste comme l’a fait Kervin Anderson dans Marx aux antipodes ?

Quant à la problématique de l’aliénation, elle a été l’élément déclencheur de l’ouverture de la théorie marxiste vers d’autres horizons. Elle était au centre de la relecture du marxisme dogmatique de la première moitié du XXème siècle. Elle a permis au « marxisme occidental» (24) d’atterrir au détriment d’un marxisme figé et manipulé. Le concept d’aliénation a conceptuellement structuré les marxismes non occidentaux, comme ce fut le cas avec la question coloniale dans le marxisme haïtien. Ce concept dominait les travaux sur les Caraïbes, comme l’écrit Catherine Benoît à propos des « Amériques noires » dans son travail de synthèse Corps, jardins, mémoires (2000) (25) .Quant à Gérard Pierre-Charles, il soutient ceci : « La recherche intellectuelle dans la région a évolué dans cette double dimension : le rejet de l’aliénation née de l’oppression d’hier et d’aujourd’hui et le retour aux valeurs qui définissent l’être culturel social et national caribéen» (26)

Le marxisme haïtien, comme le marxisme japonais (27) et tant d’autres, reste une pensée d’aliénation partant des Manuscrits de 1844 jusqu’au Capital. On ne peut pas comprendre le marxisme haïtien sans interroger le rôle épistémologique du concept d’aliénation. L’idée de zombification (28) proposée par René Depestre reste l’un des efforts majeurs pour relire en fonction de l’histoire coloniale haïtienne le concept d’aliénation : « On a recours habituellement au concept d’aliénation pour qualifier cette fantastique perte de soi inhérente à la situation coloniale. Je ne crois pas que ce concept hégéliano-marxiste recouvre complètement le phénomène de stérilisation de la personnalité culturelle de l’homme colonisé. J’ose proposer un autre outil, à nos yeux plus valable dans le cas qui nous occupe : le concept de « zombification » . Jacques Stephen Alexis souligne la nécessité de l’étude de l’aliénation : « Tout cela implique une étude fouillée du problème de l’aliénation bourgeoise et sa reprise là où Marx l’a laissée. Cette étude doit partir naturellement de l’examen des diverses classes sociales haïtiennes dans leur mouvement objectif ». (29) Les pays du Sud ont besoin de cette touche colonialiste pour penser leur Marx. Baldwin arrive-t-il à faire ce travail ? Comment peut-il être utile dans la décolonisation de Marx ? De quel marxisme Baldwin est-il le nom ?

A suivre

Notes

12 « Raoul Peck : Déconstruire pour construire », entretien réalisé par le site Ballast, 14 octobre 2017, consulté le 12 avril 2019.

13 « Raoul Peck : Déconstruire pour construire », Ibid.  

14 « Raoul Peck 5/5. La renaissance de James Baldwin », émission de la radio France Culture, « A voix nue », animée par Virginie Bloch-Lainé, 31-08-2018, consulté le 12-04-2019.

15 « Raoul Peck 5/5. La renaissance de James Baldwin », Ibid.

16 Émission Europe 1 social club, animée par Frédéric Taddéi, sur le film « Le jeune Karl Marx », le 26 septembre 2017, consulté le 12 avril 2019.

17 Raoul Peck, pour « Le jeune Karl Marx », magazine L’Avant-Scène Cinéma, entretien réalisé par Yves Alion et René Marx, 18 octobre 2017, consulté le 12 avril 2019.

18 Émission Europe 1 social club, Ibid.

19 « Raoul Peck : connaissez votre histoire, organisez-vous et battez-vous », journal L’Humanité, Entretien réalisé par Laurent Etre, 15 septembre 2017, consulté le 12 avril 2019.

20 « Raoul Peck : connaissez votre histoire, organisez-vous et battez-vous », Ibid.

 

21 Entretien avec Raoul Peck, réalisateur du Jeune Karl Marx, NPA, Ibid.

22 « Baldwin et Marx – Même combat ? », InvestigAction, 24 février 2018, traduit par Diane Gillard, consulté le 12 avril 2019.

23 « Raoul Peck : Déconstruire pour construire », revue Ballast, Ibid.

24 Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955, chapitre II : « Le marxisme occidental ». Mais c’est Perry Anderson qui va le développer en 1976 avec Sur le marxisme occidental.

25 Catherine Benoît, Corps, Jardins, mémoires. Anthropologie du corps et de l’espace à la Guadeloupe. Paris, CNRS Éditions/Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2000.

26 Gérard Pierre-Charles, La pensé sociale et politique dans les Caraïbes, Port-au-Prince, Fondation Gérard Pierre-Charles, 2005, page 234.

27 Voir Le marxisme japonais, revue Actuel Marx, no 2, deuxième trimestre, 1987, éditions l’Harmattan. Il y est souligné comment ce marxisme est orienté vers la théorie de l’aliénation.

28 René Depestre, Pour la révolution pour la poésie, Ottawa, édition Le méac, 1974, page 111.

29 Jacques Stephen Alexis, Le marxisme, seul guide possible de la nation haïtienne, 1959.

 

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