Qui veulent la guerre entre les Dominicains et les Haïtiens?

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Les Dominicains et les Haïtiens ne pourront jamais se passer les uns des autres. Ils sont condamnés à partager le même sort sur un territoire commun; donc, à vivre côte à côte jusqu’aux siècles des siècles

« À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ».
Pierre Corneille, Le Cid, 1637

Le torchon n’arrête jamais de brûler entre Haïti et la République dominicaine. Les événements tragiques qui se sont déroulés à Pedernales durant ces dernières semaines ont encore jeté de l’huile sur le feu. L’assassinat du couple dominicain mis au compte d’un ressortissant haïtien, un travailleur agricole migrant qui, paraît-il, revendiquait auprès des victimes le salaire de sa force de travail, a ravivé le trujillisme haïtianophobe. Des immigrés haïtiens ont fui le territoire dominicain comme les Juifs persécutés entre 1939 et 1945 par le nazisme.

L’histoire commune de ces deux peuples regorge de mépris, de haine, d’animosité… Tous les Haïtiens sont révoltés des traitements humiliants réservés à leurs compatriotes paysans dans la partie orientale de l’île. Et l’on se demande même  si la situation ne dégénèrera pas une nuit en une guerre de mauvais voisinage. Ce que personne  n’aurait souhaité. Car le monde en a déjà assez de l’éveil désastreux depuis 14 mai 1948 – date de la création d’Israël – du volcan israélo-palestinien qui menace d’entraîner la planète dans un énième conflit armé entre chrétiens et musulmans. Ce désaccord politique persistant entre Israéliens et Palestiniens constitue  –  on le sait bien –  l’un des enjeux majeurs qui allument les foyers des attentats terroristes au Nord comme au Sud. En aucune façon, la pourriture des hostilités sociales et des rivalités politiques ne devrait conduire Haïti et sa voisine sur un terrain de catastrophe politique irréparable.

Un peu d’histoire

Avant 1492, 1 million d’Arawacks vivaient tranquillement sur l’île qu’ils appelaient Boyio. Le territoire insulaire était composé de cinq caciquats : Marien, Xaragua, Magua, Maguana, Higüey. Les Espagnols les exterminèrent cruellement pour s’emparer du pays. Une page d’histoire douloureuse, occultée dans les ouvrages occidentaux. En 1697, par le traité baptisé Ryswick, les rois Charles II d’Espagne et Louis XIV de France séparèrent entre eux les terres et les esclaves. Le Traité d’Aranjuez de 1777 acheva finalement le tracé de la ligne frontalière entre les deux portions de l’île.

            Saint-Domingue se libéra de l’armée de Napoléon Bonaparte et devint un État le 1er janvier 1804. 17 ans plus tard, soit en décembre 1821, José Nuñez de Caceres et Pablo Ali conduisirent la partie Est de l’île à une « indépendance » dite plutôt « éphémère ». Elle dura deux mois. Le 9 février 1822, le président haïtien, Jean-Pierre Boyer envahit le côté oriental de Quiskeya à la tête de 20 000 hommes et réunifia le territoire. Une majorité de la population dominicaine appuya l’initiative du successeur de Pétion. Selon plusieurs historiens, la réunification, à bien des égards, fut profitable aux citoyens de l’Est. Boyer abolit l’esclavage, réforma l’agriculture, établit l’égalité entre la femme et l’homme. Néanmoins, il y eut également l’adoption de quelques décisions politiques et sociales impopulaires. Boyer perdit le pouvoir en 1843. En février 1844, les mouvements politiques de Juan Pablo Duarte, Thomas Bobadilla, Buenaventura Baez, Francisco Del Rosario Sanchez, Ramon Matias Mella  réalisèrent la seconde indépendance et proclama du même coup la «naissance de la République dominicaine. » Vous avez sans nul doute remarqué que nous avons utilisé, mais sciemment, le substantif « réunification » à la place de celui de l’ « occupation » qui figure dans certains manuels d’histoire… Dessalines, Boyer… ont-ils occupé la nation dominicaine, qui n’était pas à l’époque une République? Il faut toujours se rappeler qu’à l’arrivée des conquistadors espagnols de Ferdinand et d’Isabelle la catholique, Ayiti était constituée du territoire équivalent à l’île entière. Et que surtout, « le naturel finit toujours par revenir au galop… » L’empereur Faustin Soulouque, en 1859, tenta de confédérer les deux « Républiques voisines. » Sans succès. Et finalement, pour sortir de la menace permanente de la « réunification »  entretenue par les nombreux gouvernements haïtiens, la République dominicaine fit une croix sur sa « souveraineté » et se plaça sous le protectorat de son « premier maître », l’Espagne.

Tout ce détour révèle exhaustivement que la présence des Haïtiens sur le sol des 2/3 de l’île remonte au-delà de 1929. Boyer régna sur Haïtitelle qu’elle fut originellement constituée – durant 22 ans environ. De 1822 à 1843. Il faut inscrire les escapades politiques et guerrières des dirigeants haïtiens, en l’occurrence, Dessalines, Boyer, Pierrot, Soulouque…  en terre voisine dans la possible démarche d’une quête irrésistible de rapprochement des deux peuples. Ce serait donc une obsession d’Haïti à vouloir récupérer l’autre partie d’elle-même. Un corps diminué, mutilé à la recherche de ses organes vitaux manquants. Dans l’optique newtonienne, Il s’agirait ici de deux entités situées à un intervalle de l’une de l’autre et qui libèrent une force attractive… Les Dominicains et les Haïtiens ne pourront jamais se passer les uns des autres. Ils sont condamnés – comme les Juifs d’Israël et les Palestiniens de Cisjordanie ou de Gaza – à partager le même sort sur un territoire commun; donc, à vivre côte à côte jusqu’aux siècles des sièclesAmen!

 Des frontières historiques

Lorsqu’une famille n’a pas de quoi se nourrir, c’est  le voisinage qu’elle sollicite, et qui lui procure son aide, lui apporte son appui. D’où le vieux dicton créole : « Vwazinay  se fanmi (Les voisins font aussi partie de la famille).»

Scène de déportation d’haïtiens par des soldats dominicains

La frontière qui sépare les deux nations est historique. Elle ne remonte pas à la genèse du territoire. Tout comme les autres lignes frontalières qui délimitent les espaces géographiques des États répartis sur la planète et qui engendrent, d’un côté, des situations de surabondance, d’opulence indécente, et de l’autre, des phénomènes insupportables de détresse sociale, de « pauvreté extrême ». Et qui suscitent aussi des guerres, des hécatombes pour le « vol » et le « pillage » des ressources naturelles. Tant que la terre ne revienne pas à son état originel, pour permettre réellement le respect du droit naturel des individus à la libre circulation, certains peuples « crèveront » toujours dans la crasse, continueront d’exister sur des lopins de terres sèches. Sans nourriture. Sans arbre. Et sans eau. On le constate souvent dans les reportages diffusés sur les chaînes de télévision locales et étrangères qui retransmettent des images difficiles à supporter sur l’Afrique,  l’Amérique latine, les Caraïbes… L’Union Européenne a soi-disant « démocratisé » ses frontières. Pourtant, les Roms qui envahissent la France à la recherche du pain et d’un toit sont traités impitoyablement par les autorités. L’immigration devient, encore plus aujourd’hui, un sujet de tragédie mondiale et de débat politique préoccupant. Le grand philosophe de l’économie politique, Karl Marx, suggère l’abolissement de la propriété privée et le dépérissement de l’État bourgeois, dans le cadre de l’aboutissement d’un mouvement de lutte pour changer  la structure sociétale au niveau planétaire. Un tel résultat conduirait du même coup à l’anéantissement des barrières frontalières qui favorisent les uns au détriment des autres… En clair, les « forts », au grand désavantage des « faibles »…  Logiquement, les richesses naturelles de l’univers appartiennent à tous les êtres humains. Sans distinction.

De 1845 à 1860, les dirigeants dominicains, pour contrer la multiplicité des problèmes économiques et l’avancée des bouleversements sociaux, ne jurèrent que par les formules de l’annexion territoriale à la France, l’Espagne, les États-Unis… Du côté haïtien, on redoutait longtemps qu’un retour du pays voisin dans les girons des anciens colons ne vînt nuire à l’indépendance et souveraineté nationales fièrement acquises dans le sang. Haïti pensait que la solution, pour éviter de retomber elle-même dans la situation sociale et politique d’avant la fondation de son État, était de « réunifier » pacifiquement l’île.  Par la suite, nous savons que ni la République d’Haïti, ni la République dominicaine n’ont échappé au démon et à la fureur de l’hégémonie étasunienne déclenchée par le virus de la « Doctrine de Monroe » de 1823. On a appris comment, en 1861, les États-Unis avaient énergiquement protesté, mais sans résultat, lorsque la République dominicaine était retournée sous la domination de l’Espagne. Par ailleurs, les différents  gouvernements qui ont séjourné à la Maison Blanche n’ont jamais traité avec respect les habitants installés des deux côtés de la frontière qui demeurent à leurs yeux des « bougnoules [1] », des « bâtards », des « gens malsains », etc.

Il faut que Dominicains et Haïtiens se montrent assez «conciliants » pour éviter de basculer dans la « palestinisation » ou l’ « israélisation » des hostilités qui les opposent depuis des décennies sur une base farfelue de racisme, noirisme et surtout d’ « anti-haïtiannisme » primaire.

Ce n’est que fort tard – en 1862 – que  les États-Unis acceptèrent enfin de reconnaître le caractère souverain et indépendant de l’État haïtien. Au début, ils appuyèrent plutôt les Français en leur octroyant des armes, des munitions, de l’argent… pour les aider à mater la rébellion des esclaves, et de ce fait, leur offrir les moyens de conserver par la force la colonie prospère de Saint-Domingue. Cette reconnaissance tardive arriva durant la guerre de sécession, sous le gouvernement d’Abraham Lincoln qui unifia le Nord et le Sud des États-Unis et qui supprima l’esclavage sur tout le territoire. Une décision qui, trois ans plus tard, coûta la vie au président (15 avril 1865). Entre 1862 et 1915, les navires de guerre états-uniens violèrent au-delà de 17 fois les eaux territoriales de la République d’Haïti. À cette époque, la Maison Blanche considérait le pays comme un pestiféré, un malade contagieux, placé tout juste aux portes de la Floride, qui pouvait à tout moment contaminer l’air et infecter la santé sociale et financière des États-Unis. Aujourd’hui encore, les mêmes préjugés politiques tiennent…

Pour stimuler la mémoire

Avant l’aiguisement des désaccords politiques entre Israël et Palestine, les deux peuples vivaient en bons termes sur le territoire. Ils dansèrent, mangèrent et s’amusèrent ensemble durant 14 siècles. En est-ce encore le cas aujourd’hui?

Des années 1920 qui marquèrent l’arrivée des premiers colons juifs en Palestine à nos jours, les pistes d’une kyrielle de solutions diplomatiques ont été explorées par les deux peuples dans l’espoir pour eux de résoudre les conflits politiques et territoriaux qui les opposent. Même la possibilité d’un État binational a été envisagée, jusqu’en 1947, sous l’arbitrage et la supervision de l’UNSCOP (United Nations Special Committee on Palestine). Cependant, il n’y a eu aucun progrès dans les  négociations de paix entre Israéliens et Palestiniens.  La montée d’Israël en puissance militaire, avec l’assistance inconditionnelle des États-Unis, rend de plus en plus improbable le règlement à l’amiable des contentieux envenimés. Israël se classe 4ème parmi les plus grands et importants pays producteurs et exportateurs d’armes de destruction massive au monde. Noam Chomsky, dans « Palestine, L’état de siège », a même risqué de sous-titrer : « Proche-Orient : une paix possible (qui n’arrivera pas). »

Il faut que Dominicains et Haïtiens se montrent assez «conciliants » pour éviter de basculer dans la « palestinisation » ou l’ « israélisation » des hostilités qui les opposent depuis des décennies sur une base farfelue de racisme, noirisme et surtout d’ « anti-haïtiannisme » primaire. Quelles que soient les raisons évoquées, une telle dégénérescence ne pourra que profiter aux penchants voraces de la Communauté internationale, particulièrement les États-Unis et son compère le Canada, sans écarter la France, qui nourrissent et caressent leur plan de mainmise sur l’île, par l’entremise de l’Organisation des Nations unies, leur « cheval de Troie ». Contrairement à sa voisine, Haïti n’a pas d’armée. L’Organisation hémisphérique, OEA, l’Organisation des Nations unies, ONU – dont, dans les deux cas, elle est « membre fondateur » –  aurait le devoir absolu de la protéger contre toute forme d’agression armée venant de l’extérieur, ne serait-ce que pour éviter le massacre d’une population sans défense [2]. N’est-ce pas dans ce contexte international que les puissances mondiales tentent toujours de placer les opérations militaires « Restaure Hope » – quoique « bidon » – qu’elles entreprennent en Somalie, Irak, Afghanistan, Libye, Mali, Centrafrique, ou ailleurs… Dans bien des cas, ce sont les pyromanes qui deviennent les sapeurs-pompiers…!

En 1980, la revue « REGARD » à laquelle nous collaborions, avait repris à son compte un article paru dans un médium étranger : « L’occupation d’Haïti par la République dominicaine ». Dans le « pot aux roses », pour ne pas dire derrière le « complot », se serait retrouvée la main du puissant « gendarme du monde ». Déjà, dès l’année 1963, des États anti-progressistes auraient confié à la République dominicaine la « charge militaire » de défendre le gouvernement de François Duvalier contre toute menace sérieuse de perte de pouvoir provenant d’un quelconque mouvement politique d’orientation idéologique gauchiste. Tout compte fait, les agissements hostiles, méprisants de la République dominicaine envers les Dominicains d’origine haïtienne pourraient bien révéler, sans le vouloir,  les termes d’une mission politique secrète, froidement élaborés dans les laboratoires des forces néocoloniales  qui, pour des raisons inavouées et inavouables,  cherchent par tous les moyens – depuis janvier 1804 – à faire connaître à la République d’Haïti le sort des dinosaures.

Deux peuples, un destin

La République d’Haïti et la République dominicaine ne sont  pas placées sur le même palier  historique. Depuis 1er janvier 1804, Haïti porte  l’étiquette en or de « Première République noire et indépendante du monde. » La République dominicaine, certes, a livré quelques batailles mémorables pour construire sa liberté, sa souveraineté et repriser son honneur. Elle a écrit en 1965 sa plus belle page d’héroïsme en affrontant les 40 000 militaires des forces d’intervention des États-Unis; une opération d’invasion que le président Lyndon Johnson lança de son piédestal hégémonique,  tout en prétextant fallacieusement que ce pays était sur le point de tomber sous la domination du Parti révolutionnaire dominicain de Juan Domingo Bosch, l’ancien président démocratiquement élu, déchu par le coup d’État des généraux de droite, valets de la Maison Blanche et adeptes de la CIA. Le colonel Francisco Caamano défia les occupants nord-américains. Les combats durèrent deux mois. Les pertes en vies humaines furent conséquemment lourdes. Elles s’élevèrent à des milliers de morts, selon les estimations vulgarisées à l’époque dans les médias nationaux et étrangers. Par ailleurs, les historiens, les intellectuels dominicains bornés et racistes saisissent toujours l’occasion de rappeler –  souvent hors contexte historique – que c’est le seul pays de l’hémisphère qui a obtenu son « indépendance » d’une ancienne colonie, en l’occurrence, Haïti.

Quand on creuse un peu la terre sous les façades de développement de la République dominicaine, les découvertes, des points de vue de société, économie, politique et culture, traduisent l’état d’une « situation de mitigation ». Les considérations élogieuses, à ce niveau, recèlent, à bien des égards, les intentions calculées des « ennemis politiques traditionnels » de la République d’Haïti qui cherchent et trouvent les moyens et les occasions de la crucifier encore plus longtemps sur le « Golgotha » de la « pauvreté extrême », en guise de châtiment contre sa « hardiesse », son « effronterie » son « arrogance » et sa « bravoure ». Selon des statistiques publiées par le journaliste français Jean Michel Caroit [3], 40% de la population dominicaine vivent au-dessous du seuil de la  pauvreté : quoique le pays connaisse un taux de croissance qui soit parmi les plus élevés des Caraïbes et de l’Amérique latine. Le tableau continue de s’assombrir avec un taux de mortalité infantile qui dépasse ceux de toute la région, et un grand nombre d’enfants exclus des milieux de scolarisation. À cette situation peu réjouissante, nous vous laissons le soin d’ajouter la criminalité, la prostitution, la drogue, la corruption au sein des régimes gouvernementaux, de l’armée, de la police…

L’amélioration économique de la République dominicaine ne profite pas à l’ensemble de ses habitants. Tout comme les Haïtiens, on les rencontre dans les quatre coins du globe, particulièrement en Amérique du Nord (États-Unis, Canada), à la recherche des conditions de vie meilleure.

Par rapport à celles d’Haïti, les finances de l’État dominicain se portent mieux. Elles se sont engraissées considérablement durant les dernières décennies grâce à la présence des multinationales qui font tourner les manivelles de la production sucrière et au gonflement des rivières de touristes qui inondent incessamment les plages et les hôtels. De janvier à août 2016,  3 619 147 visiteurs étrangers, soit 224 939 de plus qu’en 2015, ont séjourné en République dominicaine : ce qui représentait  une hausse de 7,2% par rapport à janvier-août 2015 [4]. Plus de 2 millions d’États-Uniens et de Canadiens se comptent annuellement parmi les touristes étrangers.

Il faut remonter le courant de l’histoire pour évaluer le rôle  joué par les États-Unis dans le processus de renforcement des infrastructures essentielles au développement de la République dominicaine. En 1906, ils y instaurent un régime de protectorat pour contrer surtout l’interventionnisme européen. Ils prennent le contrôle de tous les organes de l’appareil de  fiscalité sous prétexte de vouloir relever l’économie plongée dans un état grabataire. Washington oblige le pays à signer avec lui un traité qui s’étend sur une longue période de cinquante ans. 1906 à 1911 est considéré comme une époque charnière dans la construction de l’État moderne dominicain. Cette transformation politico-économique ne s’est pas accomplie sans l’aide intéressée de la communauté internationale, des bailleurs de fonds étrangers, de la puissance hégémonique mondiale, les États-Unis.

L’évolution sociale, politique et économique étonnamment disproportionnée entre les deux pays, Haïti et la République dominicaine, tire une partie de sa logique explicative  dans cet espace factuel de préjugés  historiques qui témoignent du prolongement de la haine viscérale déversée par l’Occident sur les prouesses étonnantes d’une Nation qui a défié les puissance esclavagistes pour imposer sa vision de justice sociale dans le monde.

Les États-Unis investissent 70 millions de dollars en 1929 en République dominicaine pour remembrer la production sucrière. Durant cette même année, Cuba en reçoit 910 millions.  Et Haïti, l’éternel laissé-pour-compte, s’en tire seulement avec 8 millions environ. Et dire qu’elle était sous les bottes de l’occupation militaire états-unienne. La communauté internationale, adepte avéré du pharisaïsme,  ne s’est jamais intéressée au progrès social et à la croissance économique de ce pays. Les barrières financières qu’elle élève devant elle pour l’empêcher d’avancer, d’aller plus loin participent de la méchanceté de faire des Haïtiens un grenier de « force de travail à bon marché » pour l’expansion des économies des pays occidentaux. En d’autres termes, des « bœufs » attachés aux manivelles pour faire tourner les moulins des  «meuniers» du cercle restreint de la « milliardisation ».

Ces propriétaires des grandes industries agro-alimentaires profitent largement de la mauvaise condition sociale des immigrants illégaux et clandestins.

Les historiens, dans bien des cas, n’insistent pas assez sur les éléments de « complot international », lorsqu’ils tentent de cerner les causes et les effets de la « décadence » de la République d’Haïti. Il s’agit d’un état « situationnel provoqué » par les anciens « maîtres » de cette colonie jadis  juteuse et prospère. C’est cet angle de traitement que ceux qui se donnent pour mission de rédiger l’histoire doivent prioriser pour éviter que l’autoculpabilisation ne déroute l’énergie et la conscience de la lutte. Depuis les événements politiques qui ont conduit à  la naissance de la patrie haïtienne, les pays comme les États-Unis, la France, l’Angleterre, l’Allemagne, le Canada etc. ont tout tenté pour prouver que les esclaves haïtiens ont échoué dans leur projet de « société libre ». Ils ont réussi. Ce peuple de la Caraïbe  vit présentement dans une réserve empirique sans faune et sans végétation comme des animaux de l’âge préhistorique dont ils semblent malheureusement partager le tragique destin.

Avec la tête froide

Que des Haïtiens émigrent en si grand nombre à l’Est de l’île n’est pas un phénomène difficile à expliquer. C’est la décroissance économique accélérée d’Haïti qui mousse le mouvement migratoire. Les travailleurs agricoles – vous le savez également – sont ruinés par l’importation en grande quantité de denrées alimentaires qu’ils avaient l’habitude de produire eux-mêmes pour le marché local et qui leur permettaient de subsister tant bien que mal dans leurs villages. Cette pratique commerciale développée par la bourgeoisie compradore pour ne pas risquer ses capitaux a finalement provoqué la chute spectaculaire des prix des produits vivriers sur le marché intérieur. Le petit agriculteur-éleveur, propriétaire d’un petit lopin de terre et de quelques têtes de bétail ou métayer, baisse les bras. Il ne peut pas lutter contre le grand capital. Toutes les franges de la population rurale se trouvent confrontées aux problèmes causés par le phénomène du paupérisme. La plupart cèdent – non sans regret – à la tentation de tout abandonner et de partir au loin, espérant échanger la « misère » contre la « pauvreté ». Mais ils sont devenus le cheval de la fable qui avance par la stratégie de la carotte attachée au bout du bâton qui se déplace en même temps que le malheureux animal. Malgré toutes les énergies déployées, l’objet de rêve et de convoitise ne se matérialise pas. Les bateys, les manufactures symbolisent plutôt des inventions humaines infernales.    On les appelle dévoreurs de « force de travail ». Les campagnards haïtiens – on ne le répètera jamais assez – sont aussi exploités par des firmes agricoles gigantesques qui se déploient dans le Sud des États-Unis d’Amérique.

Ces propriétaires des grandes industries agro-alimentaires profitent largement de la mauvaise condition sociale des immigrants illégaux et clandestins. Et quoique ces derniers soient des payeurs de taxes, des contribuables au même titre que les nationaux, ils ne peuvent pas accéder aux avantages sociaux.

L’exode rural s’est accéléré à la fin des années 1970 où le régime duvaliériste, par le biais du contrat qu’il continuait de signer avec la Corporacion Estatal de Azucar (CEA), vendait les paysans haïtiens comme des animaux de ferme à Joaquín Antonio Balaguer Ricardo et à Silvestre Antonio Guzmán Fernández durant les  périodes de la zafra. Le défunt professeur Hubert Deronceray, ministre des Affaires sociales à l’époque, a perdu sa marque de prestige dans ces honteuses, indécentes et inexorables transactions d’êtres humains. Encore un cas de « crime contre  l’humanité » que l’histoire aurait dû inscrire quelque part dans sa mémoire sempiternelle. Le duvaliérisme a pratiqué la « traite des humains ». Depuis 1957, selon les révélations faites en 1964 par le syndicaliste américain Andrew Mc Clelland, L’État haïtien déversait chaque année 30.000 braceros (coupeurs de canne) dans les plantations de l’Est. Il obtenait en retour 15 dollars par tête d’homme ou de femme et « 49 dollars pour le contrat de chaque travailleur [5] ». En plus de la moitié du maigre salaire de la travailleuse ou du travailleur. Ce trafic honteux de l’espèce humaine rapportait annuellement entre six à huit millions de dollars à la famille des Duvalier.

Nous reproduisons un court extrait du dossier de P. Fertin publié en mai 1982 sous le titre Le sauve-qui-peut des paysans haïtiens, Information Caraïbe, Pointe-à-Pitre : « Dans le contrat signé du 14 octobre 1978, il est précisé que les officiels du gouvernement Duvalier reçoivent 1 225 000 dollars pour l’organisation de l’embauche et la livraison à la frontière des 15 000 braceros. L’ambassadeur d’Haïti reçoit 15 000 dollars par semaine pendant la durée de la zafra (récolte de la canne), ainsi que 32 000 dollars par mois pour payer 75 inspecteurs et 15 superviseurs. Ce sont là des comptes non fiscalisés qui n’apparaissent dans aucune comptabilité de l’État duvaliérien. »

Les mouvements de migration détectés sur l’île ne se font pas à sens unique. Les citoyens dominicains émigrent aussi en Haïti. Ils apprennent le « créole » et se fondent dans la population locale. Ils se marient avec des indigènes et deviennent  des Haïtiens à part entière.  L’État de leur pays d’accueil ne les a jamais inquiétés. L’île appartient aux deux peuples.

Haïti et la République dominicaine doivent toujours éviter la voie de la confrontation armée pour régler leurs différends. Les seuls gagnants  dans cette affaire seraient les seigneurs plénipotentiaires de la politique mondialisée et de l’économie globalisée.

Robert Lodimus

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Références

[1]  Noam Chomsky, La tragédie d’Haïti.

[2] Charte de l’OEA, chapitre VI, article 28 et 29 – Charte des Nations Unies, chapitre I, article 2, 4ème alinéa.

[3] Jean Michel Caroit, LE MONDE, 18 mai 2012.

[4] Le Quotidien du Tourisme, 16 septembre 2016.

[5] Maurice Lemoine, Sucre Amer.

[6] P. Fortin, Le sauve-qui-peut des paysans haïtiens, Informations Caraïbe, Pointe-à-Pitre, mai 1982.

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