(Partie I)
De plus en plus se dessine la perspective d’une nouvelle mission d’assistance à Haïti dont la survie en tant qu’État est menacée. Mais derrière la menace d’effondrement de cet État insignifiant qui n’a été qu’une fiction en 219 ans d’indépendance se tisse autour de la population la toile d’un décor cauchemardesque qui rappelle la déshumanisation esclavagiste dont le pays a voulu s’extraire. Conscient de cette menace, mon intranquille cognition me pousse à lancer l’alerte pour inciter à éviter les pièges des stratégies d’assistance insignifiante conçues par des fonctionnaires étrangers qui ne connaissent rien du contexte sociale et culturel du pays et qui n’auront pas à subir les conséquences de leurs insignifiances.
D’ailleurs c’est le même scénario qui se répète depuis 1994: une imposante assistance débarque et met en place des artifices qui donnent l’illusion de fonctionner. Mais, aussitôt que les renforts militaires internationaux s’en vont, tout s’écroule comme des châteaux de cartes. Et les stratèges des agences internationales qui avaient conçues ces plans prennent la fuite pour ne pas se faire piéger dans ce merdier qu’est Haïti. Il y a quelque chose de profondément insignifiant pour un pays d’avoir des élites, qui en échange de petites réussites dans les rêves blancs d’ailleurs, acceptent que la sécurité, la justice de leur pays soient pensées par des étrangers qui n’auront pas à subir les conséquences de leurs insignifiances.
Pour situer ce contexte d’insignifiance, je vous propose une tribune longue, mais instructive.
Haïti fait face à un contexte d’insécurité sans précédent qui se caractérise par une terreur manifeste. L’assaut continu, violent et déchainé que lancent les gangs contre la population, fait régner une incertitude qui fige la société dans une impuissance déshumanisante, en même temps qu’elle obscurcit le radar de la gouvernance du pays. Radar qui est déjà par temps normal couvert d’un épais brouillard. Ce contexte achève de mettre à nu l’insignifiance de la gouvernance sécuritaire du pays et les défaillances de l’institution policière. Sans stratégie intelligente, mal équipée et en nombre insuffisant (pour cause de défection, d’appartenance aux gangs, d’assassinat et de migration vers l’étranger), la Police Nationale d’Haïti (PNH) se retrouve démunie, désarmée, déboussolée face aux gangs. Et conséquemment, la population, traquée et aux abois, car sans protection des forces de l’ordre, est contrainte d’abandonner ses lieux de résidence, ses quartiers et sa commune, quand ce n’est pas simplement le pays.
Malgré le professionnalisme et le courage de plusieurs de ses membres, l’institution policière perd doublement la face : elle n’arrive ni à protéger la population (les vies), ni à sécuriser le territoire (les biens). Ce faisant, elle perd sa légitimité aux yeux de la population, d’autant plus qu’elle fait toujours preuve de violences inconsidérées et de brutalités injustifiées quand elle intervient pour disperser les manifestations pacifiques de gens qui ne demandent que le droit de vivre dignement et d’être protégé. Cette légitimité institutionnelle qui s’effrite est pourtant nécessaire à la structuration du lien de confiance entre police et population. Mais par-delà cet effritement, c’est aussi la fiction de l’État de droit qui se dénude de ses impostures.
La défaillance en trois dimensions
En effet, trois grandes défaillances ressortent de ce contexte et ont besoin d’être adressées avec urgence, mais non moins avec intelligence. Cette nuance est d’importance, car, il est coutumier d’entendre les experts nationaux et internationaux au chevet d’Haïti prétexter l’urgence pour nier la complexité et refuser l’intelligence. Ce faisant ils deviennent confortables pour se cantonner dans la routine du simplifié et de l’immédiateté. Ce qui, du point de vue la pensée complexe, à laquelle nous nous référons, ne fait qu’aggraver les problèmes. Car, pour citer Jean Louis Le Moigne, et reprendre une des lois de la pensée complexe : ‘‘la simplification du compliqué appliquée au complexe aggrave la complexité’’. Et c’est cette aggravation qui explique les trois grandes défaillances du contexte actuel.
- La première est l’incertitude sécuritaire créée par la défaillance de l’autorité policière à sécuriser le territoire et à protéger la population ;
- La deuxième est la conséquence de la première : en impactant la vie sociale, l’incertitude sécuritaire perturbe le fonctionnement des institutions et rend improbable l’exercice d’une gouvernance responsable, efficace et redevable envers la population ;
- La troisième est la conséquence de la deuxième, l’effritement de l’autorité étatique, et notamment celui de l’autorité policière, menace le lien de confiance entre la population et ses représentants. Une telle menace hypothèque lourdement la base de l’édifice de l’État de droit.
Il est manifeste que le contexte sécuritaire actuel haïtien n’affecte pas que l’institution policière. D’ailleurs celle-ci n’est que l’auxiliaire de la justice et l’expression de la force qui légitime la puissance publique dans un État de droit. En conséquence, au-delà de la sécurité, le contexte actuel se révèle triplement défaillant pour Haïti. Une défaillance qui se complexifie en trois dimensions tissées dans un ensemble structurant :
- Dimension sécuritaire, caractérisée par de lourdes incertitudes pour la population ;
- Dimension stratégique et politique, caractérisée par l’effritement de l’autorité de l’État ;
- Dimension démocratique, caractérisée par la perte du lien de confiance entre la population et les institutions politiques.
Et c’est là que la complexité du contexte prend son sens pour exiger l’intelligence de la stratégie. Car complexe veut dire ‘‘tisser ensemble’’ ; en conséquence, on ne peut agir sur la complexité du contexte actuel qu’en tenant compte des liens entre les trois niveaux de défaillance qu’elle structure pour trouver les leviers d’une action intelligente.
Vers une nouvelle assistance
Nul besoin de dire qu’Haïti a besoin d’une assistance internationale pour faire face à ce contexte, et empêcher que le pays ne s’effondre totalement. Mais, si l’urgence de cette assistance se fait plus insistante pour l’institution policière, elle ne doit pas moins penser aux ramifications de la sécurité avec le social et les multiples interactions et rétroactions qui s’y jouent. D’ailleurs, on doit tenir compte que cette institution avait bénéficié, dans le passé, d’un renforcement conséquent, en formation de ses membres, en dotation d’équipements sécuritaires et en infrastructures de logement pour les commissariats et les sous commissariats. Au vrai, depuis sa création en 1995 ; et particulièrement entre 2004 et 2014, durant la présence de la MINUSTAH, l’assistance internationale à la PNH a été imposante.
Retour d’expériences et leçons du passé
Cette défaillance de la PNH, à sécuriser le territoire et à protéger la population, traduit à la fois un dysfonctionnement dans l’assistance internationale à Haïti et une mauvaise appropriation des autorités nationales du soutien international qu’elles reçoivent. Quelle que soit l’assistance fournie à Haïti, elle s’effrite toujours dès que les supports internationaux quittent le pays. Et pour cause, la PNH a de nouveau besoin d’assistance. Elle doit se renforcer pour contrer l’influence prépondérante des gangs sur la vie sociale et pour exercer, à l’avenir, une gouvernance sécuritaire plus efficace.
Cet enseignement, que livre le retour d’expériences de l’assistance à l’institution policière haïtienne, doit inciter les stratèges de la nouvelle mission d’assistance internationale de sécurité à Haïti à penser à intégrer dans leur trousse de solutions des outils d’intelligence. Car il est improbable, voire impossible de gouverner la sécurité efficacement sans dispositif d’intelligence.
Besoin d’intelligence pour une stratégie sécuritaire efficace
De ce fait, toute nouvelle assistance internationale à Haïti doit questionner ce qui n’a pas fonctionné dans les assistances antérieures pour mieux comprendre comment solutionner ces 3 défaillances et permettre enfin une appropriation nationale des solutions en vue de leur perduration.
Quelle que soit la stratégie sécuritaire qui sera choisie, elle ne saurait occulter le fait qu’il n’y a de stratégie sécuritaire efficace que par la capacité à s’inscrire dans l’anticipation en faisant preuve de vigilance et de réactivité. La gouvernance de la sécurité nécessite donc des méthodes prospectives et de recherche pour détecter dans l’environnement les signaux faibles des menaces dissimulées ou silencieuses. C’est seulement ainsi qu’on peut avoir une marge de manœuvre stratégique pour intervenir avant les manifestations incontrôlables et chaotiques des signaux faibles.
Tout porte à croire que le basculement du pays dans le chaos actuel est dû à la non détection et/ou au non traitement des signaux qui alertaient sur ce développement chaotique. Et pour cause, car ceux qui ont le monopole de la prise de décision n’ont souvent pas les ‘‘compétences techniques et les qualités humaines’’ (Lesca, 2011) pour prêter attention à ce qui dérange leurs certitudes et leur confort. Combien de fois ne me suis-je pas fait traiter d’impertinent, d’insolent, d’arrogant et de non professionnel, pour avoir osé, à mes risques professionnels assumés, dénoncer l’insignifiance de certains projets que leurs concepteurs et gestionnaires (tous experts d’urgence en leur domaine) voulaient vendre comme innovants ?
Il y a une défaillance humaine qui impacte lourdement le processus décisionnel haïtien en le privant de sa ressource motrice : le besoin d’antagonismes structurants pour estimer la valeur des possibles. Défaillance qui rappelle l’allégorie de la grenouille : en effet, une certaine expérience rapporte que celle-ci s’est faite grillée dans son bain, parce que trop confortable, elle n’a pas prêté attention aux variations infinitésimales de la chaleur dans l’environnement de son bain qui devenait une bouilloire. La perte de sens avec son environnement et ‘’la méconnaissance du contexte’’ (Sardan, 2021) dans lesquels on évolue, et sur lesquels on veut agir, sont toujours des postures fatales en matière de gouvernance [de la sécurité] et de prise de décision. Postures qui révèlent un déficit d’intelligence stratégique.
Voilà pourquoi les stratégies de gouvernance, de prise de décision, notamment en matière de sécurité, sont intrinsèquement liées à la notion d’intelligence. Et qui dit intelligence dit prospective et recherche d’informations. C’est ce que dit en tout cas la pensée scientifique. En effet, pour paraphraser Edgar Morin : les stratégies intelligentes comportent toujours une bataille informationnelle, où il s’agit d’extraire un maximum d’informations. Une telle bataille ne se gagne que si le stratège fait en sorte que son processus décisionnel ‘’se boucle en un circuit où se développent l’intelligence, […] le déchiffrement, le décryptage, l’investigation’’ (Morin, 1980). Il y a donc une boucle qui relie intrinsèquement stratégie, intelligence (recherche analytique) et système d’informations. Laquelle boucle permet de déduire que l’édifice de toute stratégie sécuritaire efficace repose sur quatre dimensions structurantes : Veille Informationnelle, Vigilance Analytique, Cycle d’Investigation et d’Exploration Silencieuse.
Il ne fait aucun doute que le système de justice et de sécurité publique haïtien n’est pas fondé sur ces dimensions structurantes. Car les fondations de ce système ne sont pas ancrées dans la complexité des technologies de l’intelligence. Cette complexité, qui fonde la valeur de toute stratégie, puisqu’elle impose un besoin permanent de connaitre pour innover (apprentissage contextuel), est méconnue des décideurs haïtiens. Ils prennent appui sur la précarité du contexte pour justifier leur refus de la complexité, or c’est la complexité qui dicte l’intelligence de la stratégie. Et pour cause, les décideurs haïtiens (politiques, économiques, académiques) ne connaissent, comme stratégie de gouvernance, que l’urgence, la routine, l’improvisation et le recyclage des solutions simplifiantes qui sécurisent le confort de leurs réussites.
Dans ce contexte, ce serait extrêmement maladroit, imprudent, voire irresponsable que les nouvelles stratégies sécuritaires pour la Police Nationale d’Haïti n’intègrent pas, dans leur boite à solutions, une double composante (informationnelle et analytique) pour garantir l’implantation des technologies de l’intelligence comme jalons qui doivent éclairer la boucle de la stratégie pour une gouvernance intelligente. Car sans elles, il sera difficile d’empêcher que l’avenir ne soit qu’une résurgence du passé.
Hypothèses et éclairages :
En tenant compte de cet enseignement, on doit reconnaitre qu’on ne saurait aborder la question sécuritaire en se concentrant simplement sur le présent gangstérisé. D’autant plus que ce présent gangstérisé et cette gouvernance fossilisée ramènent, au-devant du paysage, les motifs d’un passé déshumanisé qui rend l’avenir encore plus enfumé, tant le spectre de la déshumanisation dans laquelle la population sombre vertigineusement rappelle le décor du code noir. Sur le radar improbable de la gouvernance haïtienne, il n’y a que brouillard.
Un brouillard si épais qu’il conduit à des stratégies à perte de vue qui donnent le vertige par la sensation de plus en plus forte que le pilotage actuel, sans repère d’intelligence, ne peut conduire qu’à un déjà-vu. La situation sécuritaire actuelle du pays, parce qu’elle est caractéristique d’une grande incertitude qui impacte le modèle de la gouvernance menace aussi l’existence même de la société. En effet, ce contexte triplement défaillant délimite autour de la stratégie nationale de gouvernance un triangle insignifiant porté par trois sommets qui vacillent et menacent de s’effondrer tôt ou tard. Et évidemment, à ce stade se pose l’éternelle et inévitable question : que faire dans cette incertitude ? Mieux encore comment faire intelligemment pour que l’avenir ne soit pas un passé ressurgi ?
Questions d’autant plus éclairantes que dans cet épais brouillard se dessine la lueur (ou l’enfumage) d’une assistance internationale à la Police Nationale réclamée à grands cris par tous les acteurs et présentée comme la panacée au problème actuel. Et c’est l’intelligence qui nous dicte la neuro sagesse d’éviter le piège des solutions insignifiantes du passé. D’ailleurs, le passé, qui contient toujours les germes de l‘avenir, nous a appris que : vouloir réformer la justice et la sécurité d’un pays en se concentrant sur des impératifs normatifs et juridiques internationaux, sans se soucier du contexte national, sans interroger les liens de la cohésion sociale dont la justice est pourtant garante, sans outiller les acteurs décisionnels de capteurs informationnels et de technologies de veille analytique pour qu’ils restent à l’écoute des frémissements de cette société, a été une grande insignifiance stratégique.
Il est manifeste qu’il n’y a jamais eu de stratégie intelligente pour que les Haïtiens approprient durablement, ce qui leur permettrait d’assurer la pérennité de ce qui a été construit par l’assistance internationale. S’il n’y a pas eu d’appropriation, c’est parce qu’il manque à ces stratégies, ce que Jean Pierre Olivier De Sardan[i] (Jean-Pierre Olivier De Sardan, La revanche des contextes. Des mésaventures en ingénierie sociale en Afrique et au-delà, Karthala, 2021) appelle, ‘‘la méconnaissance du contexte’’ des experts internationaux. C’est ce qui fait, de son avis de chercheur ‘‘l’échec de toutes les stratégies d’assistance internationale à l’Afrique et au-delà’’. Car, c’est le contexte qui contient les pièges, les obstacles, les dangers dissimulés, occultés, silencieux et latents qu’aucune stratégie, aucune planification, aucun cadre logique ne peuvent prévoir. Sans connaissance du contexte, toute stratégie de résoudre le problème haïtien répètera le drame du titan des mers : elle ne pourra pas détecter et donc éviter les dangers, dissimulés dans l’environnement ; lesquels n’attendent que le bon moment pour surgir ou ressurgir.
Méconnaitre son contexte et ignorer les signaux faibles, qu’il diffuse sur les frémissements de son évolution, sont des postures caractéristiques de ce qu’Edgar Morin appelle ‘‘le mal penser[ii]’’ : un mal qui tend à « ignorer les contextes, morceler et cloisonner les savoirs, nier la complexité, ne rechercher que l’unité et le simplifié, ignorer la récursivité passé-présent-futur, privilégier le quantifiable et oublier ce que le calcul ignore : la vie, les émotions, les colères » (Edgar Morin, La Méthode, Tome 6, Éthique, 2004, Seuil, p.90). Et quand ce mal est l’auréole qui donne la marque de la réussite dans un pays, il est logique qu’il finisse par se structurer en impensé anthropologique, lequel débouche toujours sur le vide et l’insignifiance stratégiques. L’errance d’Haïti a un intelligible repère dont l’un des axes est l’insignifiance des élites académiques et culturelles de ce pays. C’est dans le vide de cette insignifiance que se propagent les menaces et les dangers qui font tourbillonner, sans direction stratégique, l’écosystème haïtien depuis 219 ans. C’est cet impensé qu’il faut déstructurer, en apprenant les décideurs haïtiens à réformer leur mental, recouvrer leur dignité, élever leur conscience et s’outiller des technologies de l’intelligence pour l’exercice responsable de leur mission.
Dans le prochain acte, nous présenterons quelques pistes de solutions intelligentes auxquelles les forces progressistes haïtiennes (si tant est qu’elles existent) devront penser pour orienter cette nouvelle assistance, si tant est qu’elle n’est pas un nouvel enfumage pour entretenir l’invariance.
[i] Jean-Pierre Olivier De Sardan, La revanche des contextes. Des mésaventures en ingénierie sociale en Afrique et au-delà, Karthala, 2021.
[ii] Edgar Morin, La Méthode, Tome 6, Éthique, 2004, Seuil, p.90.