Le sang des victimes du 29 novembre 1987 interpelle encore

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Cadavres jonchant le sol du bureau de vote de la Ruelle Vaillant. Un militaire nonchalamment dans le macabre décor.
«Celui qui s’emploie à tuer comme un bourreau
Prend tranquille son petit déjeuner,
Ainsi, ils se sont mis la corde au cou
Le cinquième commandement n’est pas respecté
Qu’il est beau de récolter dans le champ
Le blé irrigué de ton sang, Julian Grimau »*

Violeta Parra

Les classes dominantes ont toujours eu recours à toutes les violences, à la barbarie même, pour s’accrocher à leur pouvoir de domination des catégories opprimées. La terreur qui répand le sang, sème la mort et le deuil, fait couler des larmes, a toujours été une de leurs armes de prédilection. On en veut pour preuve le carnage sauvage, aveugle, insensé, d’innocentes personnes qui, le 29 novembre 1987, tenaient à remplir un devoir civique: voter librement pour le candidat de leur choix. Cette innommable tuerie est passée à l’histoire comme «le massacre de la ruelle Vaillant» au cours duquel une vingtaine de compatriotes ont été lâchement assassinés par des paramilitaires néo-duvaliéristes, avec la complicité des Forces Armées d’Haïti, au bureau de vote placé à l’Ecole Argentine Bellegarde.

Les patriotes, tous les hommes et toutes les femmes de progrès ont accusé le coup mais ils en portent encore les cicatrices et n’ont pas oublié. Ils se souviennent que la terreur, emblématique à Port-au-Prince, n’avait pas épargné les autres départements, l’Artibonite surtout. Ils se souviennent que le Conseil National de Gouvernement (CNG) représentant le secteur macoute au sein de l’Armée, sentant le contrôle des élections lui échapper avait publié le 22 juin 1987 son propre décret électoral passant outre des prescrits de la Constitution.

Ils se souviennent que en réaction à l’arbitraire militaro-macoute, avait été lancée l’opération Rache Manyòk, une campagne d’actives mobilisations populaires pour exiger le départ du CNG et de son entourage néo-duvaliériste. Comme cette opération piétinait et qu’elle n’arrivait pas à forcer la main au CNG, le secteur dit démocratique encouragea la tenue d’élections, arguant que ce que le peuple ne pouvait pas obtenir sur le macadam, il allait pouvoir l’obtenir par la voie des urnes, ce malgré des signes annonciateurs d’un massacre. Et quel secteur démocratique! En réalité, des éléments de la bourgeoisie, des petits bourgeois aisés et des intellectuels komokyèl à leur traîne, dont les intérêts entraient en collision avec ceux des grands dons représentés par les duvaliéro-macoutes, et qui aspiraient à reprendre le contrôle politique du pouvoir des mains du «plus grand nombre» pour le ramener au profit des «plus capables». Seules des organisations progressistes conséquentes, à l’analyse politique plus affûtée s’étaient prononcées contre ces élections.

Les esprits mieux avertis se souviennent que les signes avant-coureurs d’un massacre s’accumulaient depuis le lancement officiel de la campagne électorale le 8 octobre 1987 par le CEP. La chronologie de la violence des paramilitaires néo-duvaliéristes à l’ombre du colonel Jean-Claude Paul et du général Régala, ministre de l’Intérieur, s’apparentait à une chronique de massacre annoncé. En effet: le 13 octobre 1987, c’était l’assassinat froidement perpétré de Me. Yves Volel dans la cour même du Quartier Général de la Police. Au tout début du mois de novembre, suite au rejet de la candidature à la présidence d’éléments macoutes par le CEP, ces exclus du scrutin en vertu de l’article 291 de la Constitution de 1987 menaçaient de saboter les élections. Dans la nuit du 2 au 3 novembre, un incendie éclatait au local du CEP à Port-au-Prince qui fort heureusement ne fut que partiel. Le 3 novembre, les forces de l’ombre mettaient le feu au magasin Continental Trading, propriété d’Emmanuel Ambroise, membre du CEP.

Henry Namphy et William Régala, les frères siamois de la violence, les auteurs intellectuels complices du massacre de la Ruelle Vaillant

Le lendemain, des mains criminelles mettaient le feu à l’imprimerie «Le Natal» chargée de l’impression des bulletins de vote. Dans la nuit du 22 au 23 novembre, c’était l’incendie du Marché Salomon, à Port-au-Prince, suivi, la nuit du 23 au 24 novembre, d’une tentative d’incendie aux BEC de la Petite Rivière de l’Artibonite et de la Chapelle, respectivement. Pour mieux endiguer et supprimer l’activité des groupes d’autodéfense populaire, le ministre Régala faisait paraître un communiqué, le 25 novembre, interdisant les brigades de vigilance. La veille même de la date du scrutin, c’était carrément la guerre déclarée au camp populaire, puisque, le 28 novembre, un barrage routier à l’entrée de la ville de St Marc empêchait le transport des bulletins de vote vers les départements de l’Artibonite, du Nord, du Nord-ouest et du Nord-est. À ce poste de barrage même, on incendiait un camion transportant des bulletins, tandis que entre temps, le CNG interdisait le vol des hélicoptères devant transporter le matériel électoral.

Le CNG n’avait pas nommément prévenu la nation du carnage auquel la soldatesque alliée aux paramilitaires duvaliéro-macoutes allait se livrer, mais les prémisses étaient là, les signes annonciateurs étaient là. Le massacre des innocents eut donc lieu le dimanche 29 novembre, pour terroriser la population, pour empêcher que le pays choisisse démocratiquement ses dirigeants. Une vingtaine de personnes furent assassinées à la ruelle Vaillant, plusieurs autres gravement blessées ou mutilées. Or ce jour-là, les grands commanditaires d’élections et partisans acharnés de l’obtention du Rache Manyòk par la voie des urnes,  les grands ténors de la voie électorale à tout prix, les candidats, les bourgeois, les membres du CEP eux-mêmes n’avaient pas mis le nez au dehors préférant laisser sortir le petit peuple pour aller tester le terrain, tester l’humeur sanguinaire de la racaille militaro-macoute.

Aujourd’hui 29 novembre 2017, trente ans plus tard, le souvenir atroce de cette sanglante matinée électorale nous vrille encore la chair et l’esprit. Nous nous inclinons devant la mémoire de ces disparus, morts par la faute de l’entêtement d’un secteur de la classe dominante déterminé à reprendre au secteur rival, aux macoutes, le monopole du pouvoir politique que le régime duvaliériste lui avait enlevé pendant 29 années. Des victimes de la barbarie militaro-macoute, nous retiendrons les noms de Anthine Gaston, âgé de 79 ans et de son fils Antoine Domani, de 52 ans qui avaient vécu assez longtemps à Philadelphie avant de regagner le sol natal.

Du sang a coulé dans l’enceinte de l’Ecole Argentine Bellegarde, à la ruelle Vaillant. Du sang a coulé parce que le CNG avait montré par diverses mesures prises auparavant qu’il était contre le processus électoral en cours, un processus dont le contrôle lui échappait et qui semblait devoir bénéficier au secteur de la bourgeoisie séculairement le rival des grands dons, eux-mêmes représentés au sein des Forces Armées par les Régala, Jean-Claude Paul et autres. Du sang a coulé parce qu’il fallait empêcher la tenue d’élections dont les résultats auraient reflété le vote populaire. Du sang a coulé parce que le vote populaire, le respect de l’expression de la souveraineté populaire, le choix des masses devaient être contrecarrés pour que le pouvoir reste au bénéfice d’une petite oligarchie, pour que perdure le statu quo des privilèges exorbitants et scandaleux

Aujourd’hui, 29 novembre 2017, nous saluons la mémoire de compatriotes victimes de manipulations médiatiques par un secteur dont les intérêts ne se sont jamais confondus avec ceux des masses, bien au contraire. Nous saluons la mémoire de simple gens, trop crédules, qui pensaient sincèrement remplir un devoir civique, qui croyaient en la démocratie mais qui ont été abusés par des politiciens ne rêvant que de «chaise bourrée», de pouvoir, d’adulations, de gros fric, de Te Deum et d’ochan présidentiel sur le parvis de la grande cathédrale.

Le sang des victimes du 29 novembre a irrigué la terre des revendications populaires, approfondi le degré de conscientisation des masses et aiguisé leur sens de responsabilité vis à vis de leurs luttes pour un avenir meilleur, pour mieux vivre, pour mieux vivre ensemble, pour que chacun d’eux puisse vivre dignement et pour que tous aient droit à la liberté, à la vie, au plein épanouissement de leur être.

Le sang des victimes du 29 novembre 1987 nous a appris à nous méfier des opportunistes, à militer côte à côte avec tous ceux qui défendent les intérêts des classes opprimées, car après tout c’est de cela qu’il s’agit, de lutte de classes. Le sang des victimes du 29 novembre 1987 nous a raffermi dans nos convictions que seule la lutte des masses organisées, sous l’égide d’un leadership responsable, à l’écoute du peuple, œuvrant dans l’intérêt du peuple, finira par percer l’opacité de la nuit d’exploitation dont  sont  victimes depuis déjà un peu plus de deux cents ans les démunis de la nation.

Le sang des victimes du 29 novembre 1987 coule encore. Il coule limpide et fier par les chemins de liberté. Le sang des victimes s’est répandu en mille gouttes de lumière, d’espoir et de vie. Le sang des victimes s’est fait chant d’aube, chant clair appelant à la résistance et au combat. Le sang des victimes du 29 novembre nous garde et nous protège qui nous dit:

«Allons, marchons
Poings serrés
Et cœurs rebellés
Alllons comme un fleuve
Par les rues et les places
Les tyrans
Un jour trembleront
Le vent est froid
Un jour on les aura
On les aura, on les aura

28 novembre 2017

* Julián Grimau García, né en 1911 à Madrid, fut un dirigeant du Parti communiste d’Espagne, fusillé le 20 avril 1963 à Madrid  par le régime franquiste.

 

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