Jovenel Moïse, le président d’Haïti, était sur le point de donner des noms. Avant d’être assassiné en juillet, il avait commencé à dresser une liste de puissants politiciens et d’entrepreneurs impliqués dans le trafic de drogue en Haïti, avec l’intention de la remettre au gouvernement américain, d’après quatre hauts fonctionnaires et conseillers haïtiens chargés de rédiger le document.
Le président, d’après ces fonctionnaires, leur avait ordonné de n’épargner personne, pas même les faiseurs de rois qui l’avaient propulsé au pouvoir — une mesure parmi d’autres, prises à l’encontre de trafiquants de drogue présumés, qui auraient pu motiver son assassinat.
Lorsque des hommes armés font irruption dans la résidence de M. Moïse et l’exécutent dans sa chambre à coucher, sa femme Martine Moïse est également touchée et gît dans son sang sur le sol, se faisant passer pour morte. Elle racontera comment les assaillants se sont mis à fouiller précipitamment la pièce et dans ses dossiers. « C’est ça », disent-ils au bout d’un moment avant de prendre la fuite, rapportera-t-elle au New York Times lors de sa première interview après l’assassinat, ajoutant qu’elle ne savait pas ce que les tireurs avaient dérobé.
En découvrant la scène du crime, les enquêteurs trouvent le bureau de M. Moïse sens-dessus-dessous et des documents éparpillés partout. Lors de leurs interrogatoires, certains des tueurs à gages arrêtés par la suite ont avoué que leur priorité absolue était de récupérer la liste sur laquelle travaillait M. Moïse, selon trois hauts fonctionnaires haïtiens au courant de l’enquête — une liste de noms de trafiquants de drogue présumés.
Le document est à situer dans le cadre d’une série d’accrochages entre M. Moïse et de puissantes figures politiques et du monde des affaires, certaines d’entre elles soupçonnées de trafic d’armes et de stupéfiants. Il connaissait certaines de ces personnes depuis des années, et elles se sentaient trahies, selon ses conseillers.
Dans les mois qui ont précédé sa mort, M. Moïse avait pris des mesures pour faire le ménage dans les services douaniers de Haïti, nationaliser un port maritime connu pour des activités de contrebande, détruire une piste d’atterrissage utilisée par les trafiquants de drogue et enquêter sur le lucratif commerce de l’anguille — une industrie récemment identifiée comme étant un canal de blanchiment de fonds.
Le New York Times a interviewé plus de 70 personnes et s’est rendu dans huit des dix départements d’Haïti pour interroger des politiciens, des amis d’enfance de M. Moïse, des policiers, des pêcheurs ainsi que des personnes liées au trafic de drogue, afin de comprendre ce qui, au cours des sept derniers mois de la vie du président, avait pu contribuer à sa mort. Beaucoup de ces personnes craignent aujourd’hui elles aussi pour leurs propres vies.
« Je serais un imbécile si je pensais que le narcotrafic et le trafic d’armes n’ont pas joué un rôle dans l’assassinat, » explique Daniel Foote, envoyé spécial des États-Unis à Haïti avant qu’il ne quitte ses fonctions le mois dernier. « Tous ceux qui comprennent l’économie ou la politique haïtienne comprennent ça. »
Charles “Kiko” Saint-Rémy occupait une place centrale dans la liste de M. Moïse, selon deux des hauts fonctionnaires haïtiens chargés d’aider à rédiger le dossier. M. Saint-Rémy est un homme d’affaires haïtien que la Drug Enforcement Agency (D.E.A.), l’office américain de lutte contre les stupéfiants, suspecte depuis longue date d’être impliqué dans le trafic de drogue. Il se trouve qu’il est aussi le beau-frère de Michel Martelly, l’ex-président d’Haïti qui avait tiré M. Moïse de l’anonymat politique et l’avait désigné comme son successeur.
Charles “Kiko” Saint-Rémy occupait une place centrale dans la liste de M. Moïse
Martelly, qui envisage de se représenter aux élections présidentielles, et M. Saint-Rémy étaient très influents au sein du gouvernement de M. Moïse. Ils avaient leur mot à dire sur tout, depuis l’attribution des contrats publics à la nomination des membres du gouvernement, d’après des fonctionnaires haïtiens à l’intérieur et au-dehors de son administration. Mais selon ses conseillers, M. Moïse avait fini par estimer que les deux hommes faisaient partie d’un groupe d’oligarques qui muselaient sa présidence.
Des responsables américains disent étudier de près les efforts de M. Moïse pour perturber le trafic de drogue et défier de puissantes familles comme de possibles mobiles du meurtre. M. Saint-Rémy a émergé très tôt dans l’enquête comme suspect potentiel, précisent-elles, tout en soulignant que M. Moïse avait menacé un large pan de l’élite économique, y compris certaines personnes ayant des liens étroits avec les milieux criminels.
Martelly et M. Saint-Rémy n’ont pas répondu à une série détaillée de questions pour cet article. L’enquête sur l’assassinat de Jovenel Moïse piétine depuis des mois, selon des responsables américains. Si elle n’aboutit pas, beaucoup de Haïtiens craignent de la voir s’ajouter à la montagne de crimes impunis dans le pays, confortant davantage la mainmise des réseaux criminels sur l’État.
Le parlement haïtien compte de longue date parmi ses membres des trafiquants d’armes et de drogues présumés. Des petits avions de contrebande se posent régulièrement sur des pistes clandestines. Des policiers haïtiens ont été surpris en train de fournir de l’aide aux trafiquants de drogue — et il est fréquent que des juges enterrent des procès contre des pots de vins.
Aujourd’hui, Haïti est sans doute la plus grosse route de la drogue à destination des États-Unis, sans qu’on puisse en être certain tant le maintien de l’ordre y est devenu difficile. Les forces de sécurité américaines sont incapables de déployer un programme d’écoutes dans le pays, ou même de collaborer pleinement avec leurs homologues haïtiens, parce que la corruption est trop importante au sein de la police et de la justice, selon des fonctionnaires américains.
“Tous ceux qui sont impliqués dans le trafic de drogue ici comptent au moins un policier dans leur équipe,” explique Compère Daniel, commissaire de police dans le département du Nord-Ouest de Haïti, un important couloir de contrebande. « Je n’arrive pas à obtenir la coopération des policiers sur le terrain, » dit-il. « Parfois ils ne répondent même pas à mes appels. »
Les opérations de la D.E.A en Haïti sont également sous le feu des critiques, notamment car au moins deux des Haïtiens soupçonnés d’être impliqués dans l’assassinat de M. Moïse sont d’anciens informateurs de la D.E.A.
En novembre, la commission des affaires judiciaires du Sénat américain a critiqué la D.E.A. en raison des allégations de corruption qui planent sur ses opérations en Haïti, citant une enquête du New York Times en août qui liait le chef de la sécurité du palais de M. Moïse au trafic de drogue. La D.E.A., accusée par d’anciens agents de mauvaise gestion dans une des plus grandes affaires de drogue en Haïti, a refusé de commenter.
« Le vrai leader, ce n’était pas le président »
En désignant M. Moïse comme son successeur en 2014, Mr. Martelly l’avait présenté à la nation comme un outsider d’origine paysanne, un homme de la campagne qui s’était extirpé de la pauvreté en dirigeant des bananeraies.
Les associés de M. Martelly racontent qu’en rencontrant M. Moïse pour la première fois, lors d’une conférence, il avait été impressionné par le sens des affaires de l’entrepreneur. L’histoire était pourtant trompeuse : M. Moïse avait essentiellement grandi dans la capitale, plusieurs membres du conseil d’administration de sa plantation de bananes qualifient celle-ci d’échec, et M. Moïse était déjà un proche associé de M. Saint-Rémy et d’au moins une autre personne soupçonnée de trafic de drogue.
Mr. Moïse, âgé de 53 ans au moment de son assassinat, est né à Trou-du-Nord, un village paysan laissé pour compte pendant des décennies par des gouvernements successifs. Son père conduisait un tracteur sur une plantation de sisal voisine mais a perdu son emploi quand celle-ci a fermé, d’après des interviews avec des résidents locaux.
Selon ses proches, M. Moïse avait 7 ans quand sa mère l’a emmené avec ses frères et sœurs à Carrefour, un bidonville de Port-au-Prince, pour y trouver un travail et un collège pour ses enfants. Il a rencontré sa future femme à l’université et ils ont déménagé à Port-de-Paix, la ville natale de cette dernière au nord-ouest de l’île.
En 2000, M. Moïse avait fait la connaissance d’Evinx Daniel et était devenu son partenaire en affaires, selon des proches et des connaissances des deux hommes. M. Daniel, un proche de M. Martelly, sera plus tard accusé de trafic de drogue.
Moïse a travaillé avec M. Daniel dans l’une de ses sociétés, Mariella Food Products, une fabrique des biscuits figurant une écolière en queue de cheval sur son emballage. Un ancien policier haïtien haut placé affirme que l’entreprise était soupçonnée d’être une façade pour du blanchiment d’argent.
L’étendue de l’implication de M. Moïse dans l’entreprise n’est pas claire, mais un ancien sénateur, Jean Baptiste Bien-Aimé, se souvient que les deux hommes étaient venus à son bureau il y a une dizaine d’années pour parler de l’entreprise, et qu’ils étaient souvent accompagnés de M. Saint-Rémy, le beau-frère de M. Martelly. “Ils étaient toujours ensemble. Des poissons pressés dans le bouillon,” assure M. Bien-Aimé, usant d’un dicton local qui décrit des relations étroites.
Saint-Rémy a publiquement avoué avoir vendu de la drogue dans le passé, mais soutient que toutes ses activités sont désormais légitimes. Des autorités policières haïtiennes et d’anciens officiers de la D.E.A. qui ont récemment travaillé en Haïti affirment qu’il est toujours considéré comme étant l’un des plus puissants trafiquants de drogue du pays.
Jacques Jean Kinan, un cousin de M. Moïse, explique que lui et M. Moïse avaient travaillé avec M. Saint-Rémy dans l’industrie de l’anguille.
Sous la présidence de son beau-frère, M. Saint-Rémy exerçait une énorme influence. Il exigeait souvent que les meilleurs permis et contrats lui soient attribués, notamment des permis d’exportation d’anguille, selon des responsables du gouvernement de M. Martelly.
Lorsque ses exigences n’étaient pas satisfaites, il pouvait devenir violent : en 2015, M. Saint-Rémy a agressé un ministre de l’Agriculture qui avait délivré un contrat sans son accord, une altercation rapportée dans la presse locale et confirmée par un ancien ministre du gouvernement.
Comme l’emprise de M. Saint-Rémy sur le commerce de l’anguille se renforçait, M. Moïse avait décidé de se retirer du secteur et de se concentrer sur Agritrans, une plantation de bananes près de sa ville natale. “Mon père disait que la famille Martelly s’était accaparé le commerce de l’anguille et qu’il était difficile d’y accéder”, se rappelle Joverlein Moïse, fils du président assassiné.
Moïse est également resté en contact avec son associé, M. Daniel, qui avait ouvert un hôtel aux Cayes, une ville côtière du sud, d’après un fonctionnaire et un parent. En 2013, M. Daniel déclarait aux autorités qu’il avait trouvé 23 paquets de cannabis flottant sur la mer alors qu’il était sur son bateau, et qu’il avait décidé de les rapporter chez lui. À l’époque, M. Daniel avait affirmé que M. Saint-Rémy et lui avaient fait appel à la D.E.A. pour venir récupérer le chargement qu’il avait découvert.
Jean Marie Salomon, un procureur en fonction à l’époque, avait de sérieux doutes sur ce récit, le soupçonnant d’être un stratagème pour dissimuler une transaction qui avait mal tourné, après que des habitants étaient tombés sur la cachette. Il avait fait arrêter M. Daniel pour trafic de drogue, mais dit que le ministre de la justice de M. Martelly était personnellement intervenu pour ordonner sa remise en liberté.
Peu de temps après, M. Martelly s’était présenté à l’hôtel de M. Daniel accompagné d’une délégation, un geste clair de soutien, ajoute M. Salomon. “Le message était que la justice ne compte pas”, déplore-t-il.
En 2014, à peine quelques mois après avoir été relâché, M. Daniel disparaissait et son véhicule abandonné était retrouvé à une station-service. Deux personnes — un parent de M. Daniel et un policier de l’époque — disent que M. Moïse est l’une des dernières personnes à l’avoir vu vivant. M. Daniel est présumé mort.
Salomon soupçonne qu’il a été tué par des trafiquants de drogue pour éviter qu’il ne dévoile leur réseau dans le cadre d’un accord de plaidoyer. La disparition de M. Daniel n’est toujours pas élucidée. Deux enquêteurs affirment avoir été mis sur la touche par une unité de la police fédérale sous les ordres du gouvernement de M. Martelly, qui a pris en charge l’enquête et manipulé des preuves.
Empêché par la Constitution de se présenter à deux mandats consécutifs, M. Martelly s’est mis à la recherche d’un successeur. Selon d’anciens responsables des gouvernements de M. Martelly et M. Moïse, il voulait trouver quelqu’un qui lui garde la place au chaud jusqu’à ce qu’il puisse être de nouveau candidat, le mettant à l’abri d’allégations de corruption, notamment le détournement de milliards de dollars sous son mandat.
Il a opté pour M. Moïse et l’a présenté comme étant un entrepreneur prospère, le surnommant “l’homme-banane” pendant la campagne. « J’ai dit à Martelly, tu dois t’assurer le vote des paysans, chercher quelqu’un qui leur ressemble, quelqu’un qui a la peau noire », raconte l’ancien sénateur Jacques Sauveur Jean, un ami et parfois un allié politique de M. Martelly. D’après lui, les Haïtiens en avaient assez de l’élite privilégiée à la peau claire qui dirige le pays, dont fait partie M. Martelly: il estimait que M. Moïse, avec sa peau noire et ses origines rurales, les représenterait mieux.
Lors d’interviews, trois membres fondateurs du conseil d’administration d’Agritrans, l’entreprise de plantation de M. Moïse, affirment que celle-ci a été un échec, qu’ils y ont perdu leur investissement en échange d’un terrain aride où rien n’avait poussé.
Mais alors que M. Martelly réfléchissait à son successeur, la société s’est vu attribuer un prêt de 6 millions de dollars par le gouvernement.
Esther Antoine, une des dirigeants de campagne de M. Moïse, explique qu’elle était chargée de peaufiner son image, de remédier à un bégaiement qui le gênait et d’améliorer sa confiance sur scène. Mais pendant les meetings de campagne, dit-elle, c’est M. Martelly qui prenait les devants, éclipsant l’homme qu’il était censé promouvoir.
Craignant que la présence disproportionnée de M. Martelly ne “noie” son candidat, Mme Antoine dit avoir convaincu le président de laisser à M. Moïse l’espace nécessaire pour faire campagne seul. Cela a déplu à l’épouse de M. Martelly, Sophia, assure-t-elle.
La première dame s’est mise à la soupçonner, raconte Mme Antoine, et l’a faite venir en pleine nuit au domicile de la famille Martelly pour la réprimander de ne pas les avoir tenus informés de chacun des déplacements de M. Moïse.
Mme Antoine dit qu’elle a répliqué qu’elle était là pour travailler pour M. Moïse, pas pour la famille Martelly. « C’est là que l’épouse me regarde et me dit : “Jovenel est une propriété. Tu n’as pas l’air de comprendre ça’”, se rappelle Mme Antoine. “J’étais choquée. Quand je lui ai demandé de répéter, elle est passée au français : ‘Jovenel est une propriété’. »
L’ancienne première dame n’a pas répondu à une liste détaillée de questions pour cet article. Après sa victoire et sa prise de fonction présidentielle en 2017, M. Moïse s’est senti étouffé par M. Martelly, tout en lui restant fidèle, assurent ses collaborateurs.
Moïse ne pouvait pas choisir les membres de son propre cabinet sans l’approbation de la famille Martelly ou celle de M. Saint-Rémy, disent-ils. Les Martelly appelaient fréquemment le nouveau président et l’invectivaient sur ses initiatives législatives, selon plusieurs personnes qui ont entendu les conversations. « Le vrai leader, ce n’était pas le président », déplore Gabriel Fortuné, un proche conseiller de M. Moïse décédé dans un tremblement de terre peu après son entretien avec le New York Times. “C’était son parrain, Martelly. Quand on dit le parrain, on parle de parrain à l’italienne”, avait-il ajouté, “la famille”.
Mme Antoine reconnaît que M. Moïse fermait souvent les yeux sur la corruption au sein de son gouvernement pour éviter de se faire des ennemis et faire avancer ses propres projets. « Il disait : ‘Qu’on me laisse les nourrir pour qu’ils me laissent tranquille. Du moment qu’ils s’enrichissent, ils me laisseront installer mon électricité et construire mes routes », se souvient Mme Antoine.
Mais les détracteurs de M. Moïse affirment qu’il prenait part lui aussi à cette corruption. Avant son arrivée au pouvoir, le gouvernement haïtien enquêtait sur M. Moïse, sa femme et leur société Agritrans, au sujet d’importantes sommes d’argent sur leurs comptes bancaires qui ne correspondaient pas au niveau d’activité qu’ils généraient, selon un responsable qui a travaillé sur l’affaire.
Deux unités gouvernementales de lutte contre la corruption s’interrogeaient aussi sur les raisons pour lesquelles le gouvernement de M. Martelly avait accordé un prêt de 6 millions de dollars à Agritrans, une entreprise au bilan bien maigre. Une fois président, M. Moïse a renvoyé les directeurs des deux unités anti-corruption chargés de l’enquête.
« Ils me tueront »
En prenant ses fonctions, M. Moïse s’est vite rendu compte que le contrôle étroit exercé par M. Martelly et sa famille durant la campagne s’étendait jusqu’à sa sécurité personnelle, d’après les témoignages de plusieurs responsables.
Moïse a ainsi hérité de Dimitri Hérard, un membre essentiel de la force de sécurité présidentielle de M. Martelly, devenu chef de l’unité de police chargé de la protection du palais présidentiel de M. Moïse.
Hérard était également suspecté de trafic de drogue. En 2015, un cargo battant pavillon panaméen avait accosté à Port-au-Prince avec 1 100 kilos de cocaïne et d’héroïne à son bord. M. Hérard a été vu ordonnant à des policiers en uniforme de charger la drogue dans des véhicules, avant de partir à toute vitesse avec ces derniers, selon un témoin et Keith McNichols, un agent de la D.E.A. stationné en Haïti qui a mené l’enquêté sur la disparition de la cargaison de drogue.
Mais M. Martelly a protégé M. Hérard des questions des enquêteurs dans le cadre de l’affaire, selon un ancien fonctionnaire des Nations Unies. M. Moïse se méfiait profondément de M. Hérard, d’après plusieurs conseillers présidentiels et un diplomate international confident du président. À au moins une reprise, disent-ils, M. Hérard a été surpris en train d’espionner le président pour le compte de M. Saint-Rémy, l’informant de l’identité de ceux que le président rencontrait.
Hérard étant désormais en détention en tant que suspect dans l’assassinat, il n’a pu être joint pour réagir. En janvier, M. Hérard passe commande d’environ 260 armes provenant de Turquie — dont des carabines M4 et des armes de poing — en la mettant sur le compte du palais présidentiel, d’après Mr. Fortuné et un ancien responsable de la sécurité. Ils expliquent qu’au lieu de fournir ces armes à sa propre unité, M. Hérard en a vendu la plupart à des gangs et à des entreprises.
“Quand Moïse a eu vent de la commande d’armes par Hérard, il n’était pas surpris — il était terrifié,” raconte M. Fortuné. La relation entre M. Moïse et les forces de sécurité présidentielles, déjà sur la corde raide, se tend davantage. Tout change pourtant en février quand M. Hérard prétend avoir déjoué une tentative de putsch à l’encontre de M. Moïse. D’un coup, la méfiance s’évapore. D’anciens collaborateurs, dont Mme Antoine et M. Fortuné, se demandent aujourd’hui si le prétendu putsch n’était qu’une diversion visant à apaiser les soupçons de M. Moïse à l’égard de M. Hérard.
Après la frayeur du putsch, M. Moïse passe à l’offensive, accusant publiquement les oligarques et l’élite politique de Haïti d’avoir tenté de l’assassiner, y compris lors d’une de ses ultimes interviews avec le New York Times avant sa mort.
En coulisses, M. Moïse commence alors à œuvrer pour neutraliser ceux qu’il perçoit comme ses ennemis, selon des responsables haïtiens. Il charge ses plus proches collaborateurs et des responsables triés sur le volet de commencer à compiler le dossier détaillant les réseaux de stupéfiants et de contrebande actifs en Haïti, dont M. Saint-Rémy, selon les personnes impliquées dans la rédaction du document.
En février, Josua Alusma, maire de Port-du-Paix et proche allié de M. Moïse, ordonne des mesures de répression contre le commerce des anguilles, une industrie dominée par M. Saint-Rémy. Si une grande partie des anguilles partent pour la Chine, la police haïtienne enquête sur le fait que ce commerce est utilisé pour blanchir des bénéfices illicites.
“Je n’aime pas cette activité. Elle a lieu la nuit, vous voyez ce que je veux dire ?,” explique M. Alusma. “Il n’y a pas de sécurité.”
à la mi-mai, les forces de sécurité dominicaines arrêtent Woodley Ethéart, aussi connu sous le nom de Sonson Lafamilia
L’industrie doit être régulée et taxée, renchérit-il. “Des gens comme Kiko entrent et sortent de la ville,” poursuit-il en désignant M. Saint-Rémy par son surnom. Il ajoute : “Mais c’est nous qui devons faire le ménage après lui,” en référence aux armes illégales saisies cette année au cours d’un raid.
Le même mois, le président commence aussi à discuter d’un projet de nationalisation d’un port maritime appartenant aux alliés de M. Martelly et où plusieurs cargaisons d’armes illégales ont été découvertes et saisies au fil des ans, selon deux hauts responsables haïtiens.
« Jovenel m’a raconté qu’il avait un plan qu’il voulait mettre en œuvre, mais qu’il ne pouvait pas car ‘ils me tueront’, m’a-t-il dit, » se remémore un puissant politicien ayant travaillé comme conseiller informel de M. Moïse, s’exprimant sous réserve d’anonymat par peur pour sa vie. Le port, explique-t-il, “faisait partie du plan.”
Moïse a également tenté de persuader les douanes, malgré une résistance considérable de leur part, de se mettre à inspecter les cargaisons de M. Saint-Rémy et à taxer ses marchandises, selon plusieurs conseillers présidentiels, deux hauts responsables haïtiens de la sécurité et un responsable des douanes. Les économistes haïtiens estiment que le pays perd environ 500 millions de dollars par an à cause de la corruption au sein des douanes.
Puis, à la mi-mai, les forces de sécurité dominicaines arrêtent Woodley Ethéart, aussi connu sous le nom de Sonson Lafamilia, un proche ami de M. Martelly et de M. Saint-Rémy. Quand il était président en 2015, M. Martelly avait soutenu M. Ethéart quand il avait été arrêté pour kidnapping.
Cette année, toujours sous le coup d’un mandat d’arrêt, M. Ehéart a généralement fait profil bas. Mais d’après un haut responsable dominicain, en mai dernier, M. Martelly et lui se sont pris en photo en train de faire la fête à Saint-Domingue, capitale de la République Dominicaine, et les ont publiées sur les réseaux sociaux.
Le lendemain, des forces dominicaines arrêtaient Mr Ethéart, et l’extradaient vers Haïti.
Moïse était aux anges, d’après ses conseillers. Le téléphone du président sonnait sans discontinuer, inondé d’appels de M. Martelly et de M. Saint-Rémy, mais il refusait de répondre, selon un proche ami et conseiller présidentiel. « Sonson Lafamilia est très proche de la famille Martelly,» explique Joverlein, le fils de M. Moïse. « Il est possible que Martelly ait perçu son arrestation comme un manque de respect, que mon père était un traître et trahissait la famille Martelly. »
Les routes du trafic de drogue au nord d’Haïti se sont également retrouvées sous pression. Dans les années 1990, des petits avions Cessna en provenance de Colombie atterrissaient sur des pistes en terre en périphérie de Port-au-Prince. Avec l’extension de la population, les pistes d’atterrissage se sont retrouvées entourées par des bidonvilles. Leurs résidents pauvres, réalisant la valeur de la cargaison illégale des avions, se sont mis à les braquer, selon un responsable de la sécurité.
Il y a environ 10 ans, les trafiquants ont fini par déplacer les pistes d’atterrissage plus au nord, à Savane Diane, une région vaste et isolée. Depuis, le trafic de drogue a évolué, et a explosé. Les avions ne viennent plus seulement de Colombie. Le Venezuela est aussi devenu un acteur important, et des membres de la famille du président Nicolas Madura ont même été arrêtés en Haïti par la D.E.A. en 2015 pour trafic de drogue. Le fils de l’ancien président du Honduras a aussi été arrêté en Haïti par la D.E.A.
Cette année, M. Moïse a approuvé la création d’une zone agro-industrielle à Savane Diane. Mais, au démarrage des travaux, les responsables découvrent que celle-ci se trouve à environ cinq kilomètres au sud d’une des pistes de livraisons de cocaïne et d’héroïne les plus actives d’Haïti.
Dans cette région où la malnutrition est endémique, les habitants refusent de s’approcher d’un petit lac situé dans les environs, alors qu’il regorge de poissons. Interrogés par le New York Times à sujet, les fermiers expliquent que des restes humains y sont souvent déposés.
Et quand le New York Times s’est rendu à la piste d’atterrissage, un fermier armé d’une machette s’est approché pour demander si une livraison de drogue était en cours, pour négocier un pot-de-vin en échange de son silence.
Deux bandes de terre bosselées — une pour chaque roue — coupent à travers l’herbe, qui monte jusqu’à la taille. À quelques mètres de la piste se trouve la carcasse d’un petit avion qui, selon les habitants, s’est écrasé au cours de l’été. L’épave carbonisée d’un autre avion gît tout près.
Quand les voitures de police qui viennent décharger les cargaisons se retrouvent coincées le long des routes en mauvais état, on paie quelques dollars aux conducteurs de tracteurs locaux pour venir les remorquer, racontent les habitants. Avant l’arrivée d’un avion, ajoutent-ils, les agriculteurs coupent l’herbe autour de la piste d’atterrissage et allument des feux dans des bidons vides pour que les pilotes sachent où atterrir la nuit.
Les conseillers de M. Moïse disent qu’il a appris l’existence de la piste après un appel furieux de la D.E.A.
Entre mai et juin, la piste à Savane Diane, ainsi qu’une autre dans le nord de Haïti, connaissait un volume anormal de trafic, au moins une douzaine d’avions se posant avec potentiellement des milliers de kilos de cocaïne, selon des responsables de sécurité haïtiens. À la mi-juin, la D.E.A. contacte les autorités haïtiennes pour connaître les raisons d’une telle augmentation, d’après des responsables haïtiens ayant connaissance de cette communication.
Certains des avions s’étaient même arrêtés à Port-au-Prince pour se ravitailler au milieu de la nuit, bien que l’aéroport soit fermé, affirment-ils. Lorsque M. Moïse découvre l’existence des livraisons à la mi-juin, il est furieux, disent ses conseillers. C’est alors qu’un ordre arrive du palais présidentiel : Détruisez les pistes d’atterrissage.
Mais les autorités locales refusent d’obéir, d’après plusieurs responsables interviewés.
C’est environ une semaine plus tard, alors que M. Moïse se trouve chez lui avec sa femme et deux de leurs enfants, que des tueurs à gages font irruption dans son domicile. Les forces de M. Hérard les avaient laissé pénétrer dans le complexe présidentiel. Lors de son premier interrogatoire, M. Hérard a expliqué qu’elles avaient baissé la garde car les tireurs s’étaient présentés comme étant des agents de la D.E.A.
Pas un seul coup de feu n’est échangé entre les assassins et les gardes de M. Moïse. Sa veuve a expliqué au New York Times que pendant l’assaut de la résidence, le président appelait M. Hérard et un autre responsable de la sécurité à l’aide. L’aide n’est jamais arrivée.
Un des hommes à la tête des assassins, Joseph Felix Badio, est un ancien informateur de la D.E.A., et il a appelé le nouveau premier ministre du pays, Ariel Henry, à plusieurs reprises juste avant et dans les heures suivant l’assassinat, selon une copie du rapport de police. M. Henry, un proche allié de M. Martelly, a nié toute implication dans le meurtre.
Badio est toujours en fuite mais, dans les semaines suivant l’assassinat, il a été vu dans des véhicules blindés du gouvernement, selon un responsable de la sécurité impliqué dans l’enquête.
Henry a éliminé du gouvernement tous les anciens alliés de M. Moïse. Le mois dernier, il a nommé un nouveau ministre de la justice, Berto Dorcé, qui, selon l’enquête de M. McNichols, l’ancien agent de la D.E.A., avait soudoyé l’un des juges en charge de l’affaire du cargo battant pavillon panaméen avec 1 100 kilos de drogue à bord. Un ancien haut gradé des forces de police haïtiennes affirme d’autre part que M. Dorcé a dans le passé été incarcéré plusieurs mois pour des liens avec le trafic de drogue.
Dorcé n’a pas répondu à une liste de questions pour cet article. M. Martelly est actuellement à Miami, où il réside, et envisage une nouvelle campagne présidentielle, selon ses associés.
Maria Abi-Habib
The New York Times
12 Décembre 2021