La justice et ses « rattrapances »

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Lula porté en triomphe par ses partisans. L'éventualité d'une présidence de Lula da Silva a affolé l'oligarchie brésilienne hostile envers tout processus de développement fondé sur la redistribution des richesses.

La justice désigne avant tout une valeur, un idéal moral. Elle fait référence sinon à l’égalité, du moins à l’équilibre dans les relations entre les individus. Elle implique la proportion et la stabilité, la permanence et l’impartialité, évoquant ainsi l’image de la déesse grecque Thémis, fille d’Ouranos, divinité personnifiant le Ciel, et de Gaïa, identifiée à la “Déesse mère”, à la Terre. Épouse de Zeus, elle veillait au bon rapport des dieux entre eux. Mais, de la mythologie grecque, de ces divinitudes, déitudes, mythologitudes à la réalité humaine la distance est énorme.

Depuis plusieurs siècles déjà, on nous a habitués à une Thémis sous les traits d’une femme aux yeux bandés symbolisant l’impartialité, garante de la justice. Du coup, on nous a aussi habitués à l’idée, au fait d’un système judiciaire dont l’élément humain par excellence est le magistrat qui est censé avoir fait vœu non pas de chasteté (heureusement) mais d’honnêteté, de crédibilité, de loyauté, de moralité et d’indépendance dans ses décisions. Hélas! Aussi, j’ai ma petite idée de la Justice.

La Justice est un système doté d’au moins trois niveaux majeurs auxquels on peut adjoindre un ou deux niveaux mineurs. Ainsi, il y a un niveau que je caractériserais de “pleinement rattrapant”, un autre que je qualifierais de “non rattrapant”, et enfin celui-là qui mérite le qualificatif de “mal rattrapant”. Ne détenant pas de diplôme d’avocat, ne pouvant me glorifier d’être « Mèt Zabèlbòk », j’ai bien pris la précaution de parler de ma petite idée de la Justice qui “rattrape” les personnes présumées innocentes, leur innocence ou leur culpabilité devant être établie le temps venu.

Baby Doc, créature insignifiante mais cruelle que la Dame aux yeux bandés n’a pas rattapée à temps. Juste derrière lui, sa femme Véronique Roy Duvalier.

Avant d’entrer dans le vif de ces rattrapances, il est utile sinon nécessaire de rappeler que les magistrats, les juges ne sont pas des fils et des filles de Thémis, ils ne sont pas d’essence démiurgique. Ce sont des êtres de chair sujets à la structure de leur ADN, aux caprices de leur tempérament, de leurs flux hormonaux; à leur appartenance sociale, raciale, ethnique, tribale, religieuse ainsi qu’à leur origine et intérêts de classe, sans oublier le poids de l’environnement politique.

La justice « pleinement rattrapante »

Elle comporte deux sous-groupes. L’un est une justice « pleinement et rapidement rattrapante ». C’est une justice plop-plop, expéditive, violente. Ainsi la reine Marie-Antoinette dernière reine de France et de Navarre condamnée à mourir guillottinée pour cause de “haute trahison”, après un procès rapidement bien ficelé. La condamnation n’était basée sur aucun fait avéré. Bien plus près de nous, l’usage du « Pè Lebrun » est un autre exemple de cette justice plop-plopante qui a grillé, lebrunisé, carbonisé plusieurs “attachés” coupables, selon la « justice rapidement rattrapante », d’abus de pouvoir ou de crimes perpétrés contre la personne de gens innocents, ou des deux.

L’autre sous-groupe est celui de la justice « rattrapante au pas ou au trot », pour utiliser une terminologie se rapportant à l’équitation. La Justice, à travers des juges, prend son temps. Elle a à sa disposition toute une panoplie de lois, de dispositions de loi, de décrets et autres artifices qui lui permettent d’arriver éventuellement à une décision juste. Deux exemples illustrent cette rattrapance équine.

Le premier se rapporte à l’ex-présidente sud-coréenne Park Geun-hye condamnée le vendredi 6 avril 2018 par un tribunal de Séoul à 24 ans de prison lors du procès du retentissant scandale de corruption qui avait entraîné sa chute l’année dernière. Première femme élue présidente en Corée du Sud, Mme Park avait été destituée et arrêtée en mars 2017. Elle a été jugée coupable de corruption, abus de pouvoir ou encore coercition. Le tribunal lui a aussi infligé une amende de 18 milliards de won ( $15, 962. 00). La procédure judiciaire « rattrapante au pas » a duré un an et un mois.

les magistrats, les juges des êtres de chair sujets à la structure de leur ADN, aux caprices de leur tempérament, de leurs flux hormonaux…

Le deuxième concerne le procès de Laurent Gbagbo. Après une longue phase préliminaire, ce procès s’est officiellement ouvert le 28 janvier 2016. L’ancien chef d’État ivoirien est poursuivi pour « quatre chefs de crimes contre l’humanité, selon la Cour de la Haye », soit “meurtre, viol, autres actes inhumains et persécution lors de la crise post-électorale ivoirienne”.

Au mois d’octobre 2016, 139 personnes ont déposé contre Gbagbo. Le procureur a prévu de faire déposer plus de 110 témoins additionnels. Quand cette phase sera terminée, ce sera au tour de la défense de présenter ses témoins. La procédure s’annonce certainement longue. Selon La Dépêche du 1er février 2016, le procès risque de durer cinq ans. Bon Dieu papa! D’autant que la Cour Pénale Internationale est partie d’un faux postulat. En effet, il ne s’est pas agi simplement d’une crise électorale mais bien d’une guerre qui a eu lieu en 2011, qui a fait entre 3 000 et 16 000 morts selon les sources consultées. Avançant “au pas”, la CPI n’est pas bien pressée.

La justice “non rattrapante”

En situation de non-rattrapance, il y a une main qui parle à l’oreille de la Dame aux yeux bandés. C’est sans doute difficile à imaginer: une main parlant à l’oreille d’une femme, aveugle en fait puisqu’elle a les yeux bandés. Pourtant, Racine avait bien écrit: “Vous entendrez des regards que vous croirez muets”. Mains parlantes, oreilles écoutantes, regards bèbè, mais pas bêbêtes, tout cela relève de connivences pour faire taire Thémis, pour qu’il n’y ait aucune justice, alors que les preuves de culpabilité ne manquent pas.

L’ex-présidente sud-coréenne Park Geun-hye condamnée à 24 ans de prison . Première femme élue présidente en Corée du Sud, Mme Park, destituée et arrêtée en mars 2017 a été jugée coupable de corruption, abus de pouvoir et coercition. Credit: REUTERS/Jung Yeon-Je/Pool

Le cas de Jean-Claude Duvalier illustre le propos. Pendant vingt-cinq ans, Dame Justice n’a pas pu le “rattraper” à cause de cette main parlante. Après avoir bamboché pendant 25 ans d’exil en France, protégé par la main parlante française, par les autorités françaises qui l’avaient d’ailleurs pris en charge depuis le 7 février 1986, le nazillon est retourné dans son pays, le 16 janvier 2011, sans être jamais inquiété. L’ancien président Martelly, à titre de réconciliation (sic), l’avait même invité à célébrer le jour glorieux de l’anniversaire de notre indépendance en compagnie du bourreau Prosper Avril et de la victime de ce dernier, le rat dokale K-Plim.

Les avocats du petit morfreze, les porte-parole de la main, avaient eu le culot de déclarer que le morpionneux bénéficiait d’une immunité de juridiction quant aux actes répréhensibles dont il aurait été l’auteur ou l’instigateur pendant ses 15 années de pouvoir de 1971 à 1986. En clair, les crimes commis sous le régime de Jean-Claude Duvalier devraient être prescrits par l’effet d’une Loi de prescription adoptée en 1988. Ainsi, fiston Jean-Claude ne pouvait être jugé pour des crimes contre l’humanité par-devant une juridiction haïtienne. Or, Thémis avec ses yeux bandés ne se rendait compte de rien. C’est bien cela la réalité de la situation de non-rattrapance.

Accusé de violations des droits de l’homme, de détournement de fonds et de corruption, “Bébé Doc” avait refusé par trois fois de répondre aux convocations du tribunal. Finalement, il s’était présenté en mars 2013. Le visage bardé d’audace, il avait été assez effronté pour demander à l’audience présente au tribunal: “Qu’avez-vous fait de mon pays? À mon retour [en 2011], j’ai trouvé un pays effondré et rongé par la corruption”. Quel sacré culot! Quelle culottante audace!

En février 2014, la cour d’appel de Port-au-Prince avait finalement décidé que l’homunculus pouvait être jugé pour «crimes contre l’humanité», estimant les faits « imprescriptibles». Mais la main parlante veillait au grain. Le gros krebete de Jean-Claude allait mourir huit mois plus tard sans avoir pu être “rattrapé”, sans avoir pu être jugé, malheureusement. Concrètement, le ouistiti n’a jamais été rattrapé sauf par la mort.

La justice « mal rattrapante »

Il s’agit d’une justice décidément maligne, perverse, odieuse, car ce sont – ô ironie! – des personnes nommément coupables qui servent de juges et de témoins. La condamnation infâme de l’ancien président du Brésil, Luiz Inácio Lula da Silva est un parfait exemple de la “mal-rattrapance”. L’été dernier, Lula a été reconnu coupable de corruption passive, de blanchiment d’argent dans le cadre de l’enquête «Lava Jato» (Lavage express) et condamné à neuf ans de prison. Le procureur a affirmé que Lula avait perçu 1,1 million de dollars de pots-de-vin versés par l’entreprise de BTP OAS, de la galaxie Patrobras, en vue de refaire un luxueux appartement triplex en bord de mer à proximité de Sao Paulo.

En janvier, la cour d’appel de Porto Alegre a confirmé la sentence et l’a même alourdie, condamnant l’ex-président à 12 ans et 1 mois de prison. Or, les partisans de Lula soutiennent qu’il a été condamné sans la moindre preuve matérielle, mais plutôt à la suite du seul témoignage d’un entrepreneur d’OAS, qui a obtenu en échange une remise de peine. «Nous assistons à une guerre juridique à des fins politiques », déclarait un de ses avocats, Cristiano Zanin Martins, au journal français L’Humanité.

«Il y a des problèmes au niveau des preuves» reconnaît Jean-Mathieu Albertini, journaliste au Brésil pour le site français Mediapart. Aucun document reliant hors de tout doute Lula au penthouse dont il aurait profité n’a été produit en cour. Le juge Moro n’est d’ailleurs pas impartial. Il n’en a même pas la prétention. Il n’a cessé de porter des accusations contre Lula, alors que cette responsabilité relève des procureurs. Quatre proches du président brésilien, Michel Temer, font l’objet d’une enquête, tandis que ce dernier est soupçonné de corruption, mais protégé par l’immunité présidentielle. Des accusations de corruption ont été portées contre plus de la moitié des sénateurs brésiliens. Alors? Dekilakyèl? De qui? De laquelle?

Laurent Gbagbo, victime des menées de la ténébreuse Françafrique.

Alors, oui, on voit bien la scélératesse, la canaillerie, la crapulerie, la malignité, la perversité, la dangerosité, l’odiosité (que je préfère à l’odieux) de la justice « mal rattrapante ». Elle a définitivement voulu “rattraper” Lula pour, au départ, le condamner. L’ancien président du Brésil n’a pas bénéficié de la présomption d’innocence. Il n’y a eu aucune preuve matérielle d’enrichissement personnel et de passe-droits en vue de favoriser l’entreprise citée dans l’enquête.

En vérité, un million de dollars dans un système de corruption, ce sont des écritures bancaires, des transferts illicites d’argent et des comptes dissimulés. Où sont les preuves? On parle quand même de passages illicites d’argent sur des comptes bancaires. Alors, quelles sont les preuves? Rien de neuf, rien de solide. C’est d’ailleurs le sens de l’éditorial du quotidien Folha de Sao Paulo: « Reste le sentiment que sans parvenir à présenter des preuves plus robustes contre Lula, le ministère public tente de combler ses lacunes par la rhétorique ». En clair, il s’agit d’une lourde condamnation juridique de Lula à des fins politiques, d’autant que malgré cette infâme condamnation, Lula reste le grand favori des électeurs avec environ 35 % de l’appui populaire dans les sondages.

Dans un climat de privatisations tous azimuts déclenchées par l’actuel président Michel Temer – 1 % de notoriété dans le pays – il s’agit de barrer la route à un symbole de la gauche brésilienne aux prochaines présidentielles, à une deuxième chance de réconcilier croissance économique avec justice sociale. L’éventualité d’une présidence de Lula a affolé l’oligarchie brésilienne hostile envers tout processus de développement fondé sur la redistribution des richesses et l’affectation des fonds publics au bien commun. Il fallait stopper ce “danger socialiste” par tous les moyens, y compris l’emprisonnement et la saisie de son patrimoine, et «livrer au capital étranger les grandes entreprises d’Etat, dont Petrobas», compagnie-phare du Brésil.

Pour conclure, je terminerai par une auto-critique et un vœu. Pour la critique, je dois avouer que ma petite idée de la Justice avec un classement en trois groupes majeurs d’un point de vue didactique relève d’un manque de souplesse pratique, les trois catégories pouvant s’entremêler ou se succéder au gré de facteurs indépendants de la volonté des acteurs.

Je forme le vœu que la dame aux yeux bandés enlève son bandeau, à l’occasion, pour voir plus clair dans ses décisions. Alors que Lula va purger une longue peine imméritée – surtout à cause de son âge – des gredins qui ont siphonné l’argent de Petrocaribe par millions continuent de narguer Thémis et de se la couler douce. Ce n’est pas juste! C’est ignoble!

8 avril 2018

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