Jouthe Joseph, Premier ministre d’un pays fantôme !

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Jouthe Joseph n’arrive pas à justifier sa présence à la tête du gouvernement d’un « pays qui n’existe pas. »

Sans aucun doute, pour le Premier ministre haïtien, Jouthe Joseph, Haïti est un pays fantomatique. C’est lui-même qui le dit. Ce pays « n’existe ni sur le papier ni dans le réel », donc c’est pire que virtuel : c’est un fantôme. Pourtant, l’homme a bien mené une carrière d’enfer dans ce pays qui « n’existe pas » où d’ailleurs, il a grimpé tous les échelons sociaux et politiques jusqu’à devenir le deuxième personnage de la République. Quelle affaire ! L’histoire revient. Nous sommes en 2004, l’année du Bicentenaire de l’indépendance d’Haïti. Des ouvrages fleurissent un peu partout sur le sujet, parmi lesquels deux ou trois titres attirent l’attention. « Bicentenaire » de Lyonel Trouillot. « Haïti, 1804-2004 le bicentenaire d’une Révolution oubliée » de Wiener Kerns Fleurimond. Mais un titre, un seul, crée la polémique et les débats. Son titre : « Haïti n’existe pas ». Son auteur, un Français, ex-Conseiller de l’ex-Président Jean-Bertrand Aristide. Il s’appelle Christophe Wargny et il est sociologue.

Ce brûlot avec ce titre provocateur paru aux éditions Autrement à Paris met le feu dans la société haïtienne. Cela a fait aussi son succès. Dès la sortie de cet ouvrage, en effet, les Haïtiens du monde entier s’enflamment et crient au scandale. Ils traitent l’auteur, comme on s’y attendait, de raciste, d’anti-haïtien, voire de xénophobe. Un flot d’articles parus dans la presse haïtienne de l’époque dans la diaspora et à l’intérieur tentait de prendre le contre pied du bouquin de ce chroniqueur dans le mensuel français Le Monde Diplomatique afin de démontrer le contraire. Surtout qu’au moment de la parution de ce livre dont le sous-titre est : « 1804-2004 : deux cents ans de solitude », les Haïtiens fêtaient bon gré mal gré et dans un climat politique et social délétère, le Bicentenaire de l’indépendance de ce pays qui n’existe pas. Partout, dans les médias et dans des Conférences, l’on enregistre des débats et des polémiques sans fin entre les Haïtiens à propos de ce qu’avançait le professeur Christophe Wargny dans son pamphlet. D’ailleurs, aujourd’hui encore, à chaque fois que quelqu’un s’aventure sur ce terrain glissant, le débat reprend de plus belle.

Pour avoir lu et relu le document de ce journaliste, on a trouvé qu’il n’avait rien dit d’anormal ni de choquant sur Haïti encore moins sur son peuple. Le pauvre Wargny en tant que sociologue et observateur attentif n’avait fait qu’un simple constat purement intellectuel suivant l’évolution de la situation socioéconomique et politique de ce pays à travers plus de deux siècles d’histoire. Mais le mal était fait. Il avait lancé un gros pavé dans la mare. Aujourd’hui, au mois de mai 2020, c’est le tour d’un officiel haïtien, pas n’importe lequel, le deuxième plus haut personnage de l’Etat d’emboîter le pas en faisant le même constat que ce Français, que le pays qu’il est censé gouverner « n’existe ni sur le papier ni dans le réel. » Sauf que là il y a un problème. Un très gros problème même dans la mesure où celui qui parle ainsi n’est pas un simple observateur ni un simple citoyen de cet Etat qui serait purement un fantôme. C’est le Premier ministre en fonction depuis trois mois, Jouthe Joseph, qui, peut-être dépassé par les évènements mais refusant tout de même de démissionner, laisse sortir le fond de sa pensée à l’égard de ce pays où même les habitants seraient, selon lui, des « salopri », ce qui pourrait être traduit littéralement par de la « Merde, fatra ou ordures ».

Le ministre de l’Economie et des Finances Michel Patrick Boisvert

Le pire dans cette sortie incongrue et incompréhensible du chef de gouvernement du Président Jovenel Moïse, c’est quand il dit avec insistance « Je ne suis pas un politicien, je me demande ce que je fais là » ; en clair, si l’on suit ses pensées, Jouthe Joseph n’arrive pas à justifier sa présence à la tête du gouvernement d’un « pays qui n’existe pas. » En écoutant les propos du Premier ministre avec le puissant sénateur à qui il disait son état d’âme, on peut se demander deux choses : soit l’ancien ministre de l’Economie et des Finances est atteint de  schizophrénie aiguë, c’est-à-dire il développe les trois types de symptômes qui caractérisent cette pathologie – positifs, déficitaires et dissociatifs – soit il est narcissique donc trop imbu de sa personne et trop fier de lui-même.

Dans les deux cas, si l’on veut rester dans le champ médical, le « sujet » représente un danger pour lui-même et pour la société, donc il faudra l’enfermer ou le confiner d’office. Mais, pour ça, nous comptons sur l’appui du Dr Fanfan (Frantz Latour) pour nous éclairer davantage. Mais qu’est-ce qui a pris Jouthe Joseph et surtout qui a vendu la mèche ? Nous sommes le week-end du 8 mai 2020, le Premier ministre est dans son fief du département du Centre. Il est natif de Thomonde, une commune de ce vaste département frontalier de la République Dominicaine. Jouthe connaît donc tous les élus et il a de bonnes relations avec eux surtout avec les sénateurs du département qui l’ont toujours soutenu devant le Président de la République Jovenel Moïse. Il est d’autant plus apprécié par ses amis sénateurs et députés du Plateau central, à l’époque où il était le grand argentier du gouvernement (ministre des Finances). Il a toujours donné une suite favorable à leurs multiples sollicitations. Devenu chef du gouvernement, Jouthe Joseph est donc en confiance avec ces sénateurs dont pour certains la réputation est plus que sulfureuse. Ainsi, il les rencontre très souvent et quand ce n’est pas possible il les appelle quasiment en permanence.

C’est ainsi qu’il a eu une communication avec un de ces fameux sénateurs qui sent le soufre lors d’un déplacement à Hinche, le chef lieu du département. Plusieurs personnes dont quelques journalistes l’accompagnaient dans cette tournée de routine et amicale dans son département. Confiant, mais toujours avec son tempérament de « cochon » comme on dit, il a appelé un de ses amis et protecteurs sénateurs avec qui il a entamé une conversation privée mais pour le moins surprenante. Ce coup de fil entre les deux hommes politiques devait en toute logique rester secret. Sauf que cette communication à cœur ouvert et paraît-il sans filtre a été enregistrée discrètement par un des accompagnateurs du Premier ministre à son insu. Or, il se trouve que Jouthe Joseph est un franc-parler, il dit tout haut et sans se douter de rien tout ce qui lui passe par la tête. Durant l’appel téléphonique, dans un premier temps, le Premier ministre s’en prend vertement à l’un des membres du gouvernement en l’occurrence son ministre de l’Economie et des Finance, Michel Patrick Boisvert.

C’est le Premier ministre, Jouthe Joseph, qui laisse sortir le fond de sa pensée à l’égard de ce pays où même les habitants seraient des « salopri »…

Rappelons au passage que celui-ci est son successeur à ce Ministère. Le nœud de la discorde : le projet de budget 2019-2020 présenté par le titulaire des Finances. Dans un florilège de noms d’oiseaux dont le Premier ministre a le secret, il a traité son ministre de l’Economie de pire qu’un subalterne par le fait que le document du budget préparé par Michel Patrick Boisvert ne correspond point, selon Jouthe Joseph, à la « Grande vision du Président Jovenel Moïse et li vini avèk menm tenten bidjè a », a balancé Jouthe à son interlocuteur sénateur à l’autre bout de la ligne. Mais, étant une conversation à bâtons rompus, tout y passe, tout s’enchaîne et entre ami on se dit tout ; oubliant qu’il est entouré de journalistes qui, en général, laissent ouvert le micro de leurs appareils dans ce genre de circonstance, le chef du gouvernement passe du coq à l’âne. Il enchaîne sur l’opposition et d’abord sur le pays lui-même, après avoir dit au sénateur qu’il a demandé à Michel Patrick Boisvert d’aller revoir sa copie « Ale lakay ou al refè devwa w ». Il ne comprend pas pourquoi des gens se présentent à la présidence d’Haïti alors que « le pays n’existe pas ».

Et Jouthe Joseph s’interroge « Qu’est-ce que vous allez diriger » se demande le Premier ministre qui se désole de ne pas pouvoir renverser la situation. « Je ne ressemble pas à cet Etat. Si je savais comment faire pour le détruire, je l’aurais déjà fait », tempête-t-il au téléphone. Plus loin, celui qui ne sait pas ce qu’il vient faire dans cette galère qu’est Haïti, n’oublie pas non plus de critiquer à sa façon la population, en tout cas ceux qu’il qualifie de soutiens à l’opposition. D’après lui, cette partie de la population est des bons à rien, de merdeux « salopri ». Fatigué, il cesse d’insulter le pays, la population, l’opposition et même ses propres ministres. Il a fini par raccrocher son téléphone et a poursuivi sa visite sans se douter que quelques heures plus tard cette conversation au vitriol, particulièrement insolite, allait faire le tour du monde à travers les réseaux sociaux. Quelqu’un parmi les gens qui l’accompagnaient dans son périple dans le centre du pays avait vendu la mèche par whatsApp.

En effet, avant même de rentrer à Port-au-Prince, la rumeur commence à circuler au sujet de cet appel téléphonique pas comme les autres entre le Premier ministre et ce puissant sénateur du Centre que personne ne veut identifier formellement pour le moment ; bien que chacun ait une idée de qui il s’agissait. Dans un premier temps, sur les réseaux sociaux, on pensait à une mauvaise plaisanterie ou à un montage fait de toute pièce pour calomnier et attaquer le Premier ministre de Jovenel Moïse ou peut-être même un scénario monté par l’intéressé lui-même afin de démontrer sa détermination à réformer la société. Mais, au fil des jours, ce qui était une rumeur devient de plus en plus précis pour finalement se révéler être une conversation la plus authentique du deuxième personnage de l’Etat qui, le moins que l’on puisse dire, ne supporte plus ce pays dont il a pourtant la mission de transformer le cadre, la structure et les infrastructures. Aussitôt, l’affaire prend de l’ampleur jusqu’à devenir presque une « affaire d’Etat » et l’opposition s’est accaparée de cette manne tombée du ciel.

L’un des porte-parole de l’opposition plurielle, André Michel du Secteur Démocratique et Populaire, l’aile la mieux organisée de l’opposition et l’une des plus critiques au Président Jovenel Moïse, saute sur l’occasion pour dire tout le mal qu’il pense du Premier ministre et surtout tout le bien du pays. Selon Me André Michel, « le Premier ministre de facto, Joseph Jouthe, n’est pas sérieux. Il ne prend pas non plus le pays au sérieux. Cela ne nous surprend pas. D’ailleurs, s’il était sérieux, il n’aurait pas accepté de collaborer avec Jovenel Moïse. Les oiseaux de même plumage s’attroupent. C’est bien malheureux pour le pays. » Sans oublier de dire pourquoi l’opposition tient tant au départ du chef de l’Etat et veut prendre le pouvoir en lieu et place de celui-ci « Nous autres de l’opposition, nous prenons le pays très au sérieux. C’est pourquoi nous nous battons pour l’organisation de la Conférence nationale haïtienne, l’aboutissement du procès PetroCaribe et la mise en place d’une transition politique responsable en vue de casser le système d’exclusion en place dans ce pays depuis plus de 200 ans.  Nous sommes très optimistes », a-t-il déclaré.

Devant cette sortie assez surprenante du Premier ministre qui ne croit plus en sa capacité à sortir le pays du trou dans lequel il est tombé, il n’y a pas que l’opposition à être montée au créneau pour condamner les déclarations surréalistes du chef du gouvernement dont certains doutent qu’il est « véritablement Haïtien » compte tenu de sa pensée sur un pays dont il a la charge. Des analystes et commentateurs politiques, des dirigeants de la Société civile organisée et d’autres secteurs sociopolitiques veulent la démission du PM pour « ses injures » vis-à-vis de la nation. Mais, le plus significatif, ce sont certains leaders politiques proches du pouvoir, de Jovenel Moïse et alliés du PHTK (Parti Haïtien Tèt Kale), à de rares exceptions, qui vont dans le même sens et font la même demande de démission de celui qu’ils considèrent désormais comme un « traître » au sein de la République. C’est le cas du Parti Bouclier qui est un satellite du parti de l’ex-Président Michel Martelly qui, dans une lettre ouverte adressée au Président de la République, croit nécessaire d’exiger le limogeage de Jouthe Joseph « Nous nous trouvons dans l’obligation morale et patriotique pour vous demander la démission du Premier ministre » a écrit Victor Prophane ancien député de la 50e législature et nouveau chef du Parti Bouclier dans sa correspondance au chef de l’Etat.

Certes, cette position n’a pas fait l’unanimité au sein du parti dans la mesure où l’ancien Président de la Chambre des Députés de la 50e législature, Gary Bodeau, s’est désolidarisé des autres responsables de Bouclier. Ce proche de Jovenel estime que « Nous ne pouvons changer de Premier ministre comme nous changeons de chemises. Jouthe est un homme impulsif qui dit les choses telles qu’il les sent. Il a présenté ses excuses à la nation et à ses collaborateurs. C’est ce qui compte. Nous avons besoin de la paix et de la sérénité dans ce pays. Ce gouvernement doit s’accorder sur une réponse coordonnée à la maladie du coronavirus au lieu de se donner en spectacle. Notre priorité doit être la redynamisation de l’économie, la réforme de la sécurité publique et de la justice et les dispositions techniques à adopter pour combler le vide institutionnel », a avancé Gary Bodeau.

« Je ne suis pas un politicien, je me demande ce que je fais là »

Quant aux responsables du Parti au pouvoir, entre autres, le Président Liné Balthazar, sommés de donner leur position, ils ont préféré botter en touche se contentant de dire : le PHTK n’a pas de position sur les déclarations du Premier ministre. On comprend un peu mieux pourquoi Jouthe Joseph croit que « le pays n’existe ni sur le papier ni dans le réel ». En tout cas, devant le tollé qu’ont suscité ses déclarations dans le pays, le Premier ministre était acculé à présenter des excuses à la population qu’il a traitée avec le même vocabulaire que le Président américain Donald Trump à propos d’Haïti. Pressé et sans doute contraint au plus haut niveau du pouvoir, le jeudi 14 mai, le Premier ministre a dû s’excuser « Je présente des excuses publiques au gouvernement en général, plus précisément à mon collègue Boisvert, le ministre de l’Économie et des Finances. C’est quelqu’un de très correct. J’ai appris la leçon, je suis désolé pour le mal que cela a causé à mon gouvernement ainsi qu’à mon ministre des Finances J’ai utilisé des mots qui étaient un peu trop forts » s’est confessé le Premier ministre.

Selon une source proche du Palais national, le locataire de la Villa d’Accueil (Résidence officielle des Premiers ministres) s’est fait largement tirer les oreilles par le Président Jovenel Moïse qui ne décolère pas de cette nouvelle sortie de son trublion Premier ministre qui a du mal à garder sa langue dans ses poches. Ce n’est pas la première fois que Jouthe Joseph dérape et à chaque fois le chef de l’Etat se retrouve sur la sellette à cause de lui. Au mois d’avril dernier, ne sachant garder un secret, Jouthe s’était vanté d’avoir des contacts directs avec les chefs de gangs du pays et surtout d’avoir très souvent des conversations téléphoniques avec les groupes armés de Cité-de-Dieu, de Grande-Ravine, etc. Il était allé même à les appeler en direct lors d’une conférence de presse. Un geste qui n’avait pas du tout plu au chef de l’Etat qui avait à ce moment déjà longuement remonté les bretelles de son chef de gouvernement qui avait trop dit en public sur la manière dont les autorités entendent gérer le dossier de l’insécurité. Mais, pour bien souligner qu’il n’a pas l’intention de s’arrêter là, même après avoir présenté de plates excuses au ministre Michel Patrick Boisvert et à la population, Jouthe Joseph n’en démord pas et persiste à dire ce qu’il pense.

A ceux qui lui rappellent qu’il doit prendre un peu de précaution en tant que PM sinon il serait obligé d’abandonner la Primature, il retoque « Le poste de Premier ministre c’est le poste d’un moment. Avant d’être Premier ministre j’étais quelque part » ce qui est vrai ; sauf que personne ne l’avait forcé à accepter le poste surtout beaucoup ne cessent de lui poser la question : qu’est-ce qu’il fait à la tête d’un pays qui n’existe pas ? Et d’autres l’encouragent même à tirer sa révérence surtout après son propre constat d’échec. Certains soulèvent d’autre part l’irresponsabilité du Premier ministre devant ses obligations et son devoir et croient qu’il est trop facile à celui-ci de venir se plaindre devant la population en se déchargeant de ses responsabilités sous prétexte qu’il ne fait pas partie du monde politique. En déclarant que « Je ne suis pas un politicien, je me demande ce que je fais là » Jouthe Joseph tente seulement de se dédouaner et surtout de se désolidariser de l’échec certain de la présidence de Jovenel Moïse dont il en est un des grands commis.

Enfin, l’on dirait que cela aurait été trop simple pour le chef d’un gouvernement qui ne bénéficie même pas de l’aval populaire faute d’un vote au Parlement de trouver refuge dans la simple crique du système dont il est l’incarnation sans prouver qu’il a tenté la moindre des choses afin de changer l’ordre des choses. Jouthe Joseph est bien placé pour savoir qu’il fait face à un dilemme : soit il assume ses responsabilités en tant que Premier ministre de facto en jouant le tout pour le tout en tentant de briser la norme établie sinon qu’il démissionne et dans ce cas il passera à la postérité ; soit il garde le statu quo en continuant de jouir de manière indécente des privilèges du système tout en s’amusant à jouer à l’innocent et finira comme tous ses prédécesseurs dans la poubelle de l’histoire. Il le sait, d’une manière ou d’une autre, il ne pourra échapper au jugement impitoyable des générations futures. Alors son chantage de « pays qui n’existe pas » ou « Si je savais comment faire pour détruire cet Etat, je l’aurais déjà fait » ne changera rien à la sentence.

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