« Hector Hyppolite. Création plastique et autofiction » de Carlo A. Célius

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Il n’y a pas à sortir de là, l’ouvrage de Carlo A. Célius sur le peintre haïtien Hector Hyppolite est un ouvrage scientifique. Historien, historien de l’art, l’auteur est Directeur de recherche au CNRS (Centre national de la Recherche Scientifique) en France. Après une série de publications sur l’art, Carlo A. Célius devait s’attaquer à ce monstre sacré de l’art pictural haïtien, Hector Hyppolite, l’un des plus connus, avec Philomé Obin, des peintres d’Haïti depuis sa sortie du Centre d’Art haïtien fondé à Port-au-Prince en 1944 par l’américain Dewitt Peters. Pour présenter cet ouvrage, il faut être un spécialiste en la matière, ce que je ne suis pas. Néanmoins, dans la rubrique « Vient de paraître » du journal Haïti Liberté, je ne saurais passer sous silence ce merveilleux ouvrage de cet auteur, peintre lui-même, étant passé par l’ENARTS (École Nationale des Arts) à Port-au-Prince, avant de poursuivre ses études en France jusqu’à devenir Directeur de recherche au CNRS. Une consécration.

Une reconnaissance internationale pour son savoir dans cette discipline. Effectivement, Carlo A. Célius ne nous a pas déçus dans ce dernier opus intitulé « Hector Hyppolite. Création plastique et autofiction » paru aux Éditions CIDIHCA France à la fin de l’année dernière. Comme toujours, avec Carlo, il s’agit d’une double publication. L’ouvrage proprement dit accompagné d’un livre annexe sous forme de notes de bas-de-pages dans lesquelles on apprend autant sinon plus sur le sujet traité par l’auteur. Il faut dire que le monde de l’art, notamment le monde de l’histoire de l’art, attendait un tel ouvrage de la part de cet érudit en art plastique qui, depuis des années, ne cesse d’approfondir la connaissance de tous ceux s’intéressent à l’art pictural en général. Pour cet ouvrage sur ce pionnier des grands peintres haïtiens, l’auteur pousse à l’extrême ses recherches qu’on peut qualifier de prouesses intellectuelles. Certes, tous les peintres haïtiens, connus ou méconnus, même ceux qui refusent de le prendre pour modèle, connaissent Hector Hyppolite découvert par Peters.

Mais, l’on peut être certain que ce travail que vient de livrer Carlo A. Célius dépasse de loin tous les travaux déjà réalisés sur ce peintre qui a impressionné les plus grands philosophes, notamment André Breton ou des grands peintres étrangers comme le cubain Wifredo Lam, jusqu’à pousser le critique d’art Serge Saint-Jean à se questionner sur ce « célèbre et méconnu » que fut Hector Hyppolite. En effet, l’auteur ne fait pas un travail d’inventeur des œuvres du peintre le plus connu d’Haïti. D’autres l’ont déjà essayé, tel est le cas de Serge Saint-Jean en 1973. En revanche, par ses recherches et ses trouvailles, Carlo A. Célius, lui, tente de restituer à la curiosité du profane et des savants confirmés ce qu’ils croient et croyaient connaître de ce peintre que rien ne prédestinait à devenir ce qu’il était devenu. D’emblée, l’auteur de « Langage plastique et énonciation identitaire. L’invention de l’art haïtien », paru chez Presse de l’Université de Laval (Québec), l’un de ses précédents ouvrages, toujours en quête de l’art profond, nous laisse penser qu’il est perpétuellement à la poursuite du graal dans le domaine de l’art et que son appétit est insatiable.

Dieu merci, il va de découverte en découverte. Comme cette photographie d’Hector Hyppolite prise le 8 juin 1948 par Pierre Verger sur son lit mortuaire publiée dans cette somme de plus de 300 pages. Un document sur le plan iconographique d’une valeur capitale dont l’auteur avoue ne jamais avoir entendu parler auparavant. Mais qu’il finit par découvrir dans le cadre de ses recherches sur ce peintre hors du commun compte tenu de l’époque où il a émergé parmi tant d’autres aussi talentueux les uns que les autres pour en sortir le « premier » de la classe. Dans « Hector Hyppolite. Création plastique et autofiction », Carlo A. Célius nous livre un ouvrage contemplatif, enrichissant et instructif dans la mesure où l’auteur tenait à combler ses lecteurs de découvertes inédites de quelques œuvres d’Hector Hyppolite qui, malgré sa grande renommée internationale depuis son vivant, continue encore aujourd’hui à ne pas faire l’unanimité parmi les peintres haïtiens d’hier et d’aujourd’hui.

Celui qui fut le porte étendard de la peinture haïtienne des années 40 jusque longtemps après sa mort en juin 1948 est victime de ce qu’on peut appeler l’« haïtianité » de l’art pictural haïtien dès l’essor de la peinture haïtienne justement au cours des années 40. Malgré lui, Hector Hyppolite fut enfermé dans cette école de pensée dite « naïve » et la création du Centre d’Art sous l’impulsion de Dewitt Peters n’a pas arrangé les choses. Pire, le nouveau Temple de l’art haïtien l’a même encouragé à poursuivre dans cette école de pensée. Il a  encouragé, amplifié et galvanisé jusqu’à vouloir l’imposer comme « pensée unique » dans le domaine des arts plastiques en Haïti. Or, l’intégration d’un Hector Hyppolite autodidacte dans le cercle de Peters qui s’était entouré des inconditionnels de cet art dit « Naïf » pour désigner l’art haïtien avait profondément marqué les œuvres d’Hector Hyppolite devenu l’un des enfants choyés du Centre d’Art et de Dewitt Peters lui-même admiratif du talent fou de ce paysan devenu le peintre le plus demandé que ce soit dans la capitale haïtienne, mais aussi à Paris, Londres, New-York, Bruxelles, Amsterdam, etc.

Mais, il n’y a pas que le style dit « Naïf » d’Hyppolite qui le cataloguait dans le registre des peintres du Tiers-monde. Il y a cette obsession de ce peintre, il n’est pas le seul à l’époque. D’ailleurs, jusqu’aujourd’hui, nombreux sont les peintres haïtiens qui ne s’identifient que par la représentation du « vaudou » dans l’art plastique d’Haïti. Hector Hyppolite qui fut pionnier dans le genre, peut-être par éducation, influence culturelle ou familiale, sortait rarement de cet enfermement dont il assumait pleinement la responsabilité en jouant sans discernement le jeu. Il revendiqua son appartenance au monde du vaudou. Il se disait Hougan (Prêtre vaudou). Ses œuvres sont en grande partie des représentations de ce monde invisible et mystérieux symbolisé par toutes sortes de loas (dieux) dans la religion vaudou. De ce choix assumé, Hector Hyppolite n’arrivait point à s’en départir. De fait, il était devenu un avant-gardiste, apôtre de cette « peinture naïve » revendiquée par le Centre d’Art dès sa fondation. Un enfermement que certains jeunes peintres, dès le début et ce jusqu’à aujourd’hui, vont contester de la manière la plus radicale.

D’où la scission qui a eu lieu au sein du Centre d’Art deux ans seulement après sa création entre les partisans de l’« haïtianité » de l’art plastique d’Haïti revendiquée par la première école autour de Dewitt Peters et ceux, notamment le peintre Dieudonné Cédor, Jacques Gabriel et quelques autres, voulant se démarquer de la vision fort réductive, selon eux, pour donner une autre perspective à l’art haïtien en général. Ainsi, Carlo A. Célius rappelle la création d’un nouveau courant de pensée relative au classement de l’art haïtien et sa vision globalisée ou universelle. C’est le Foyer des Arts Plastiques qui sera l’éclaireur et l’ambassadeur en Haïti de la « Nouvelle vague » en matière de l’art pictural.

L’auteur, dans son « Hector Hyppolite. Création plastique et autofiction », relate que pour marquer leur refus face au dirigisme établi par le Centre d’Art, « un grand nombre d’artistes s’en sépare et fonde en 1950 le Foyer des Arts Plastiques dont le manifeste réfute tout dirigisme, tout enfermement, toute définition restrictive de l’art et de l’identité, tout exclusivisme naïf ». Ces frondeurs ou universalistes ne vont pas les mains mortes, ils décèlent dans les dirigeants du Centre d’Art une sorte de mercantilisme sournois dont l’envie ou la tendance serait de produire des artistes rien que pour satisfaire les amateurs d’art étrangers. L’auteur fait mention que « les dirigeants du Centre d’Art, sont accusés, notamment par les peintres Dieudonné Cédor (1925-2010) et Jacques Gabriel (1934-1988), de former des routiniers capables de produire des images répondant au goût des touristes étatsuniens ».

En effet, il est intéressant de savoir que, sur la classification de la peinture haïtienne dite « naïve », il existe un vrai débat qui ne date pas d’aujourd’hui. Dès l’origine, en effet, il y a eu deux écoles luttant énergiquement avec des arguments plus réceptifs et plus censés sur comment qualifier la peinture haïtienne. Carlo A. Célius, comme certains d’entre nous, avait visité en 2014 à Paris, l’exposition « Haïti, deux siècles de créations artistiques » au Grand Palais du 19 novembre 2014 au 15 février 2015.

Il est revenu sur cette polémique entre ces deux écoles sur le positionnement de la peinture haïtienne en Haïti ou dans la diaspora qui est loin de trouver le chemin d’une trêve artistique ou culturelle. D’ailleurs, cette exposition et la mise en lumière avec ce coup de projecteur sur l’art plastique d’Haïti dans la capitale française n’étaient pas la première et elles ne seront sans doute pas la dernière qui nourrira la polémique. Mais, comme l’a souligné l’auteur dans ce très enrichissant livre sur Hector Hyppolite dont je recommande vivement la lecture, tant l’ouvrage est riche, magistralement documenté et illustré, cette exposition a été l’occasion pour les pros et anti Hector Hyppolite de sortir la « hache de guerre ». Carlo A. Célius, en fin scientifique et peintre lui- même, n’a pas voulu prendre position.

Il se contente de rapporter les faits tout en essayant de comprendre la position des uns et des autres sur un sujet relevant d’une part du nationalisme culturel « haïtianité » de l’art et d’autre part du génie artistique haïtien relevant de l’humain et de l’universalité de l’art revendiqué par les sécessionnistes du Foyer des Arts plastiques dès 1950. Au Grand Palais, durant les trois mois qu’avait durée l’exposition sur l’art haïtien, les débats ont été rudes. Durs. Violents entre les protagonistes. Personnellement, j’avais assisté en profane à des joutes d’une rare violence entre les partisans et les anti-Hector Hyppolite concernant ses tableaux de Gédé, de loas et autres figures de la divinité vaudou, représentations mystiques ou à caractère religieux du Maître. L’auteur, en tant que spécialiste et imbibé de culture artistique, rapporte dans son livre un pan de la polémique suscitée par le peintre Mario Benjamin à propos de cette exposition qui, selon celui-ci, a eu un mélange de genres.

Ce grand artiste peintre qu’on présente souvent comme l’un des chefs de file de l’art contemporain haïtien ne comprenait pas pourquoi l’on continue de présenter Hector Hyppolite comme le summum des peintres d’Haïti, tout en tentant de trouver les prétextes poussant les Commissaires d’exposition à s’intéresser aux œuvres de celui-ci. Carlo A. Célius fait état d’une intervention de Mario Benjamin faite lors d’une émission à radio France culture à l’occasion de l’exposition du Grand Palais. Un court extrait qui en dit long sur ce que pense l’artiste de son lointain prédécesseur « s’il faut que je m’identifie à quelqu’un j’enlèverais bien Hector Hyppolite par exemple de cette exposition. Je me sentirais beaucoup plus léger parce que je n’ai aucun rapport avec ce mec, (…) c’est quelqu’un qui est dans son délire vodou apparemment, c’est ce qu’il dit, est-ce vrai, est-ce que c’est pas vrai, je m’en fous, tout ce que je sais, c’est que je ne m’identifie pas à son travail ». Le moins que l’on puisse dire, Benjamin est loin de la route qu’avait prise l’immense peintre Hector Hyppolite.

Il a dit qu’il ne se reconnaît pas dans l’œuvre de celui-ci. Mario Benjamin est loin d’être le seul à ne pas vouloir rester dans ce stéréotype de « peintre vaudou » comme le veulent la plupart des Commissaires d’exposition de peinture sur Haïti. Célius qui, toujours dans sa quête de comprendre et en tant que chercheur, veut trouver où se cache le diable dans les détails, cite en exemple d’autres peintres confirmés qui recuisent l’apport et l’influence du vaudou dans leurs œuvres. C’est le cas de Patrick Vilaire racontant son calvaire avec les Musées et autres Commissaires qui voulaient toujours une petite représentation vaudou dans l’œuvre d’un artiste haïtien pour être accepté dans leurs expositions.

Il y a Ronald Mevs qui a fait le grand voyage l’année dernière. Jusqu’à son dernier souffle, il s’est toujours opposé à cette image, cette vision vicieuse. Tant d’autres peintres de grand talent à l’instar de Gabriel Civil ou encore Vladimir Cybil refusent l’épithète de peintre touristique « Tourist art » qu’on veut à tout prix coller sur les pinceaux des artistes haïtiens. L’ouvrage de Carlo A. Célius apporte un éclaircissement sur bien de stéréotypes dans lesquels certains voient l’art pictural haïtien. Certes, ce livre de Carlo porte spécifiquement sur Hector Hyppolite, mais les travaux ne restent pas à cette thématique. L’auteur de « Création plastique d’Haïti. Art et culture visuelle en colonie et post-colonie » (Éditions Maison des sciences de l’homme, Paris) va encore plus loin.

En lisant cet ouvrage, même si vous ne portez pas sur l’art stricto sensu, Carlo A. Célius, avec sa façon très pédagogique de restituer la connaissance acquise tout au long de ses pérégrinations à travers divers pays : Haïti, France, Etats-Unis, Canada en quête d’éléments capables de vous faire aimer l’art, arriverait certainement à vous initier. Non seulement, il parviendrait à vous éclairer sur cette science, à travers « Hector Hyppolite. Création plastique et autofiction » il vous poussera à vous intéresser à la culture en général. Outre les documents et les informations fournis, l’ouvrage en lui même est un petit musée personnel, tant il comporte d’innombrables reproductions de tableaux du maitre de qui il  dresse un portrait peu connu du grand public qu’il soit haïtien ou étranger intéressé à l’art plastique d’Haïti en général et à Hector Hyppolite en particulier. C’est toute la vie de l’artiste qui a été passée au crible par un Carlo A. Célius, méticuleux, accrocheur et parfois drôle.

Comme à la page 292 où il rapporte la conversation de l’artiste avec une journaliste, Edith Efron Bogat, à propos de ses loas qui lui avaient donné la permission de se consacrer exclusivement à la peinture. Je vous laisse le soin de lire la suite…En tout cas, c’est aussi depuis sa nouvelle demeure à Port-au-Prince, dénommée : Ici Station Peintures que Hector Hyppolite s’identifia comme l’un des peintres les plus en vue du pays et confirmait ainsi son statut social dans le « Tout Port-au-Prince culturel et artistique » d’une élite en effervescence. Bravo à Carlo A. Célius pour m’avoir fait redécouvrir celui qui a donné à Haïti sa première  lettre de noblesse en matière des arts plastiques et en même temps placé le pays dans le concert des nations à vocation culturelle en général et artistique en particulier.

 

Hector Hyppolite. Création plastique et autofiction de Carlo A. Célius est une publication de CIDIHCA France, parue en décembre 2023.

 

WKF 

 

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