Haïti : Société gang-grenée et pensée indigente

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Aucune force ne peut empêcher le peuple de prendre son destin en main.

(Seconde de deux parties)

 

Remontons à Sénèque l’Ancien pour guider nos pratiques face à l’accumulation des obstacles qui empêchent d’agir contre les bandits et contre la machine à gangs qu’est devenue l’ensemble de la société haïtienne. Un vrai capharnaüm ! Ce philosophe romain du début de l’ère chrétienne incitait à ne pas attendre pour agir, conscient qu’il était de l’incapacité de l’être humain à déterminer les résultats des actions avec certitude : «  c’est comme cela, écrit-il, que nous semons, que nous naviguons, que nous nous marions, que nous avons des enfants. En tout cela, le résultat est incertain, mais nous décidons néanmoins à entreprendre ces actions au sujet desquelles, nous le croyons, on peut fonder quelque espoir… Nous allons là où de bonnes raisons, et non la vérité assurée, nous entraînent [1]. » À ce stade, la diversité est une bonne chose qu’il faut encourager pour arriver à une société de liberté et de diversité, loin de toute pensée unique ou de parti unique.

Le réflexe de répression manifesté par le pouvoir d’Ariel Henry contre toutes celles et tous ceux qui exigent son départ de l’espace public devrait faire réfléchir les partisans du changement. Étrangement, Ariel Henry trouve des alliés objectifs dans un secteur intellectuel qui se veut progressiste, rejetant la pertinence de la déferlante prometteuse de la contestation populaire. Les vagues, les courants et les ondes qui se manifestent d’un bout à l’autre du pays sont les perturbations d’une mer houleuse dans ses profondeurs, même quand elle parait calme à la surface. Problématique dégagée par Àlvaro Garcia Linera [2], intellectuel de haute volée, théoricien, guérillero, prisonnier, militant et vice-président de la Bolivie sous les gouvernements de l’indigène Evo Morales. Problématique renouvelée à l’occasion de sa dernière conférence magistrale de novembre 2023 au Mexique.

Une façon « kolboso » de voir les choses

À partir de ce point d’appui critique, lè pou tout kretyen vivan pote bouwe, kèk entelektyèl ap rete gade e ta vle detounen nou pou okipe yo olye. Nou pap pran nan ti jwèt si la a. Se dènye fwa nou ape pale ak yo. Pawòl pale, Pawòl konprann. Se pa lè pou pale anpil. Fòk tout moun ki konsyan, pote bouwe, tout jan, tout kondisyon. Yon sèl levanjil, Se bwa kale, Nou bouke, Fòk sa chanje, fòk li ale, plis li rete, plis l ap rèd pou li ak tout sa k ap kenbe l. Bali bwa kale ak boulo boulova, fòk sa chanje, fòk li ale, pa gen manman, pa gen papa, Fòk sa chanje, fòk li ale. Quand le droit de dire que confère l’autorité intellectuelle aux dogmatiques n’a aucune emprise sur la réalité et ne peut convaincre personne, il importe de réviser sa copie avec modestie. Sinon, on tombe dans le cercle infernal de la déchéance et de l’errance, de la pauvreté intellectuelle et de l’indigence d’esprit. Avec, pour ressorts essentiels, la démagogie et la mauvaise foi. Et au lieu de diriger leurs armes contre le gouvernement usurpateur, les alliés objectifs du pouvoir ne trouvent pas mieux que de s’attaquer à Guy Philippe, Rosemond Jean et à toutes les personnes qui refusent de garder le silence et exigent le départ du gouvernement d’Ariel Henry au risque de leurs vies.

Guy Philippe serait de ceux qui auraient compris qu’il faut autre chose pour sortir Haïti du misérabilisme qui l’étrangle ? Un misérabilisme qui prend sa source dans la culture de méfiance qui balaie le tissu social et lui refuse ce droit. Une méfiance séculaire que traduit le dicton « depi nan Ginen nèg ap trayi nèg ». Une méfiance à puissance multiple de déstabilisation. N’a-t-on pas vu des camarades du guérillero Gérald Brisson faire à ses côtés le coup de feu sur les macoutes, tout en se demandant s’il était vraiment sincère ? Même méfiance envers d’anciens militaires passés à l’opposition du temps des Duvalier et qui préparaient des invasions contre le tyran dans des campements militaires à l’étranger. Ces souvenirs douloureux indiquent à quel point sont encore vivaces les réflexes de méfiance ou même d’hostilité de certains individus, intellectuels compris, envers des braves qui risquent leurs vies pour le bien du pays. Cette façon kolboso de voir les choses ne date pas d’hier et elle ne se limite pas à Haïti.

La société gang-grenée

Bizarrement, la pensée devient couverture dans la conjoncture haïtienne actuelle et ne sert plus à guider la pratique. La disparition de cette éthique de la connaissance conduit au triomphe d’un dire qui ne s’accompagne pas d’un faire. La grande erreur est de croire que, dans un milieu haut en couleur comme Haïti, la mafia des gangs déposera un jour les armes comme par une opération du Saint-Esprit. Surtout quand on sait que ces bandits sont armés et approvisionnés en munitions par des forces obscures qui ne veulent aucun changement démocratique dans la gestion du pays. Les bandits sont apparus, avec leur capacité de feu décuplée, sous la dictature des Duvalier. Et depuis, leur terreur a pris des formes de plus en plus inquiétantes avec les cagoulards, macoutes, attachés, zenglendos et chimères, pour conduire le pays au chaos actuel. La société gang-grenée a donc une histoire.

Le 15 mars 2019, la journaliste Nancy Roc écrivait sur son compte Loop : « Du cannibalisme politique, on en arrive à de vrais scènes de cannibalisme en Haïti. Voilà ce qui arrive dans un pays où les politiciens utilisent des chefs de gangs qui œuvrent en toute impunité. Société anthropophage non gouvernable. La descente aux enfers se poursuit. » Ce n’était qu’un début. En effet, le 25 février 2024, plusieurs reportages ont montré le chef des bandits dénommé Boutba et ses acolytes rôtissant le policier Dieufort Dor qu’ils venaient de tuer à Mariani et mangeant sa chair. Ces faits feront titrer le journal en ligne Trip Foumi le 25 février 2024 : Scènes de cannibalisme à Mariani, Haïti s’enfonce dans l’horreur [3] !

Les gouvernements en place font des clins d’œil aux anthropophages au bon moment et, avec cette complicité, ces artisans du malheur trouvent un second souffle et deviennent carrément des cannibales qui mangent littéralement leurs adversaires. Il ne s’agit pas là d’une métaphore. Le chef de gang dénommé Boutba a bien mangé littéralement le policier Dieufort Dor. Manger son semblable est devenu un fait réel, car le bandit fou furieux, véritable berserk, vous mange effectivement, se fait filmer pour bien montrer que ce que vous entendez ou lisez n’est pas une fiction. La fonction essentielle de ces cannibales est de maintenir la peur dans les consciences afin de dissuader, sinon d’empêcher, toute forme de revendication provenant des quartiers populaires. En réalité, il s’agit de maintenir le peuple dans un état de zombification avancée d’où il ne peut sortir qu’avec le sel de l’action. Changer de système, remettre tout en cause, en tombant et en se relevant, vingt fois de suite jusqu’à son émancipation finale.

Bien avant ces deux événements, de nombreux cas de cannibalisme avaient été dénoncés, indiquant une dégradation accélérée de la condition humaine. Les luttes de pouvoir ne se circonscrivent plus à détruire les adversaires par des mensonges et des affabulations de toutes sortes, mais elles visent aussi à manipuler des bandits pour tuer des opposants.

Qu’on se le rappelle. Le gouvernement de Jean-Bertrand Aristide ne se réduisait pas à une affaire de chimères, et cette force de frappe a même contribué à sa perte. Amiot Métayer, dit « Cubain », patron des chimères aux Gonaïves, avait annoncé la couleur en créant une organisation dénommée « Armée Cannibale ». Il se croyait invincible et se flattait même d’avoir accompli des basses œuvres comme l’exécution du journaliste Jean Dominique. Cubain a été liquidé on ne sait trop comment, et son cadavre a été retrouvé sur un terrain vacant en dehors de la ville. Alors, son frère Butteur Métayer est rentré de Miami, pour le venger. Il se répète que, par la magie noire et les « tables tournantes » [4], les esprits de l’au-delà lui ont révélé le coupable. Alors, il s’en est pris au gouvernement d’Aristide en déclenchant une révolte qui s’est répandue comme une trainée de poudre. On connait le reste.

Tel semble être le devenir des luttes politiques chez des assoiffés de pouvoir qui se croient les seuls détenteurs de la vérité. Cette forme de cannibalisme n’est pas un simple exercice de style. Cette pulsion sadique dans la recherche du pouvoir reflète un certain attachement à l’approche statique de l’essence des choses au lieu de considérer le mouvement tant à l’échelle mondiale, régionale, locale et en y intégrant la microphysique pour parler comme Michel Foucault. À ces manœuvres en tous genres, honnêtes et indigentes, pour soumettre et se soumettre les autres, Erno Renoncourt s’y est prêté. Tout en me disant dans un courriel privé être d’accord avec 80% de mes écrits, il fait des 20% restants une chair à dévorer dans un style cannibale qui ignore tout sens des proportions. Et dans cette logique de consommation, mon nom est cité 24 fois dans un texte de 10 pages. Une authentique dévoration.

Pourtant, je lui avais bien dit que ce n’était pas le moment de tels « chirepit » et qu’il fallait plutôt concentrer tous les feux sur le pouvoir décadent d’Ariel Henry. Après cette étape, j’étais prêt à reprendre le débat. Lequel ? Celui entre le structurel d’une part et le conjoncturel de l’autre. Mais il a persisté de sorte que je n’ai pour le moment d’autre choix que de lui demander de se taire. J’ai bien d’autres choses plus importantes à faire que des discussions sur le sexe des anges. Chaque chose à son heure. Comme le souligne L’Ecclésiaste : « Dans ce monde, il y a un temps pour tout et un moment pour chaque chose : Il y a un temps pour naître et un temps pour mourir, un temps pour planter et un temps pour arracher les plantes. Il y a un temps pour tuer et un temps pour guérir, un temps pour démolir et un temps pour construire » [5].

Le véritable moteur de la lutte pour débarrasser Haïti de la bande à Ariel, c’est le peuple souverain. La véritable résistance est partie de là avec ses potentialités subversives. Le déferlement des manifestants venant des quartiers populaires a changé la donne et mis sur la table les questions fondamentales telles que la répartition du budget national, la création d’écoles et de centres de santé dans les ghettos, la participation réelle du peuple souverain à la gestion du pouvoir, la décentralisation, la création d’infrastructures rurales pour l’irrigation, etc.

C’est dans cet environnement délétère qu’Erno Renoncourt a décidé de parler sur un ton quelque peu railleur de l’évangile de Guy Philippe. La bonne nouvelle qu’apporte ce dernier ne lui plait pas. C’est son droit le plus entier. Mais qu’il partage avec nous ses propositions à lui. Quel est le contenu de sa bonne nouvelle ? Nous avons tenté de cerner quelques-uns des versets de cet évangile qu’Erno Renoncourt réprouve. Il semble qu’il s’agit de messages simples contre lesquels celui-ci ne devrait avoir rien à dire. À moins qu’il sache quelque chose que nous ignorons. Et dans ce cas, nous serions heureux qu’il fasse bénéficier la population de sa sagesse. Après le décompte des morts survenus au cours des manifestations conçues comme pacifiques tenues dans des villes telles que Hinche, Ouanaminthe, les Cayes, Roseaux, bien avant les victimes sur la route de Laboule/Kenscoff, écoutons les principaux versets de l’évangile de Guy Philippe qu’Erno Renoncourt rejette d’un revers de main.

Le véritable moteur de la lutte pour débarrasser Haïti de la bande à Ariel, c’est le peuple souverain.

Verset 1. Aucune force ne peut empêcher le peuple de prendre son destin en main.

Verset 2. Les Blancs défendent leurs intérêts à travers leurs ambassades et le Core Group. La bataille à mener est contre un système qui opprime le peuple depuis deux siècles.

Verset 3. La BSAP et la police nationale doivent se donner la main comme des frères et pas se tirer dessus l’un contre l’autre.

Verset 4. En respectant les conditions, nous pouvons faire des captages d’eau comme celui sur la rivière Massacre, produire du riz, des céréales et des vivres actuellement importés. Nous pouvons assurer la sécurité alimentaire

Verset 5. Le premier gang, c’est l’ÉTAT haïtien. Dans 90 jours, les bandits peuvent être maitrisés et la sécurité peut régner.

Verset 6. Un gouvernement élu peu mettre fin à la république des ONG.

Verset 7. Manifestons pacifiquement et montrons au monde entier notre détermination.

Verset 8. Le devoir de l’État est de donner la sécurité sans demander l’appui de forces étrangères.

Verset 9. À l’instar de la diaspora juive pour Israël ou de la diaspora japonaise pour le Japon, la diaspora haïtienne peut jouer un rôle capital pour la construction d’Haïti.

Verset 10. Ariel Henry doit démissionner pour éviter un bain de sang et une nouvelle occupation étrangère. Sinon, les forces populaires le contraindront de partir.

La réalisation effective de ces versets est tout à fait possible, mais les partisans de la résistance ne peuvent pas prendre ces versets pour des paroles d’Évangile et doivent être « veillatifs » pour s’assurer qu’elles sont accompagnées d’actions appropriées et que les promesses seront tenues. Aucun progrès n’est possible dans une société gang-grenée avec des gens qui gagnent leur vie par le kidnapping pour obtenir des rançons et les enlèvements pour des trafics d’organes, notamment à Cité Soleil et Canaan. En effet, l’étude réalisée par Initiative Globale contre le Crime Organisé Transnational en février 2024 révèle des cas « de cadavres dépourvus d’organes vitaux et laissés dans les rues – à la fois à Port-au-Prince et dans les zones rurales où des gangs ont attaqué et kidnappé des personnes. Enfin, des sources locales au sein des hôpitaux ont confirmé certains cas de ce type, ajoutant que certains gangs exploitent désormais également leurs propres cliniques, non seulement pour soigner leurs soldats, mais aussi pour prélever des organes sur les personnes enlevées » [6].

Dans une société organisée sur de nouvelles bases, la réinsertion de jeunes bandits dans des emplois où ils gagnent par mois une fraction de leurs rapines d’un jour est une tâche herculéenne. La consultation réelle du peuple à toutes ces étapes est sinon indispensable, du moins nécessaire. Autrement, s’il ne se sent pas impliqué dans les prises de décisions, il partira dans les mornes et refusera de s’engager et de travailler sur les plantations, comme il l’a fait après l’indépendance en 1804. Il faut donc que le rapport de forces change et qu’en éliminant la corruption, la société accorde une plus grande partie du revenu national aux masses urbaines et rurales.

10 contre 1 – L’économie de l’attention

Erno Renoncourt écrit que Leslie Péan présente « un certain pragmatisme circonstancié de 10 contre 1, qu’il propose d’atteindre prioritairement, au mépris de toute stratégie, pour chasser l’illégitime gouvernement d’Ariel Henry ». Ceci est absolument faux, ce n’est pas mon propos. Ce n’est pas honnête de couper une phrase et de ne retenir que sa seconde partie. J’ai dit et répété que « si sur le plan stratégique on lutte 1 contre 10, sur le plan tactique il faut lutter 10 contre 1 ». Au cours de l’entrevue que j’ai accordée à Gotson Pierre de Tichèzba sur AlterRadio le 10 février 2024, je dis clairement, entre la 17e et la 26e minute, qu’il faut lutter pour se défaire d’Ariel Henry « en tant que symbole ». De même, dans la plage comprise entre les 23 minutes 40 secondes et les 26 minutes 14, j’ai martelé que « si sur le plan stratégique on lutte 1 contre 10, sur le plan tactique il faut lutter 10 contre 1 ». On peut écouter ces déclarations à tout moment en podcast pour se rendre compte qu’Erno Renoncourt fait lui-même montre d’une grande indigence, s’est trompé magistralement ou veut tromper les autres. À quelles fins ? Le lettré qui vit de ce genre d’indigence fait la pire des choses, car c’est l’économie de l’attention qui doit dominer. Principe élémentaire quand on prétend lutter pour la justice sociale.

La tactique de lutter 10 contre 1 est une vieille recette. Depuis plus de 2 500 ans, l’humanité évolue avec les guerres. Quelques exemples. Depuis celle du Péloponnèse entre Athènes et Sparte que cette dernière a gagnée grâce à l’aide reçue des Perses. Des penseurs et auteurs tels que Socrate, Platon et Thucydide font état de ce conflit armé dans leurs analyses. Stratèges et penseurs déterminent comment établir un plan de bataille, électriser les troupes et recueillir des appuis extérieurs. Après le siècle des Lumières, le peuple français monte à l’assaut de La Bastille le 14 juillet 1789 et décapite le roi Louis XVI le 21 janvier 1793. À Saint-Domingue, le jacobin Sonthonax distribue 30 000 fusils neufs aux anciens esclaves en leur déclarant : «  celui qui voudra vous l’enlever voudra vous reconduire en esclavage ». Ces fusils aideront Toussaint Louverture à constituer l’armée de libération à partir de 1796.

Cette distribution massive et le désarmement des cultivateurs constituent l’essence même de la mission du général Leclerc à Saint-Domingue en 1802. Mais c’était trop tard. La guerre de libération devait donner naissance à la première république noire indépendante le 1er janvier 1804. Aux États-Unis d’Amérique, il a fallu la guerre de Sécession pour obtenir l’abolition de l’esclavage des Noirs en 1865. Pour réaliser le changement, il faut absolument comprendre les mots de Clausewitz, « la guerre, c’est la politique par d’autres moyens », ainsi que ceux de Mao « La politique est une guerre sans effusion de sang et la guerre une politique avec effusion de sang ».

C’est justement ce que le philosophe Michel Foucault dit à sa manière en écrivant : « Il se peut que la guerre comme stratégie soit la continuation de la politique. Mais il ne faut pas oublier que « la politique » a été conçue comme la continuation sinon exactement et directement de la guerre, du moins du modèle militaire comme moyen fondamental pour prévenir le trouble civil » [7]. Puisse la BSAP se maintenir à la hauteur de la tâche pour constituer le bras armé qui manque aux luttes populaires pacifiques.

S’attaquer à tout le monde tout le temps comme le fait Erno Renoncourt aurait, en d’autres temps, provoqué le sourire et amusé la galerie. Mais l’heure est beaucoup trop grave aujourd’hui pour cela. Ce commentateur semble ignorer qu’il existe en politique des agents provocateurs payés pour faire ce genre de boulot destructeur. Il importe d’applaudir toute approche critique qui va au cœur du problème réel : la futilité dominante et l’absurdité régnante. Mais pas de la manière dont procède Erno Renoncourt. Pa fè moun di sa yo pa di. Surtout quand on se présente en grand censeur devant l’Éternel, en idéologue possédant tous les savoirs. Cela revient à foncer comme un kamikaze vers son propre suicide. Ce ne serait pas rendre service à Erno Renoncourt que de le laisser glisser sur cette pente dangereuse qui annule tous les développements ultérieurs de son texte. On n’y peut rien s’il veut se faire hara-kiri, mais il ne faut pas le laisser tuer les autres sur son passage.

La méthode de falsification des dires et écrits ne peut pas donner de bons résultats pour différentes raisons. Se présenter comme seul détenteur de la vérité n’est pas une bonne pédagogie et ne peut qu’irriter celles et ceux dont vous voulez changer les comportements. Il y a un côté drôlement jouissif dans les critiques malhonnêtes qui souvent conduisent les autres à se poser des questions sur votre propre lucidité.

Contre les grains de sable dans l’engrenage

Erno Renoncourt ne voudrait sans doute pas être perçu comme un emmerdeur professionnel. Ainsi, il lui faut avoir un peu de modestie, apprendre à mieux concentrer son attention et éviter de se laisser aller dans des diatribes à l’infini. Il gagnerait à lire le texte de Mediapart intitulé « Quand la CIA s’attelait à démanteler la gauche intellectuelle française ». Le texte commence ainsi : « Dans un rapport écrit en 1985 et qui vient d’être rendu public, on découvre que la CIA a suivi de près la vie intellectuelle française. Un Sartre sous surveillance, des « nouveaux philosophes » appréciés, Foucault et Derrida analysés… Des agents secrets se sont ainsi plongés dans l’étude de la French Theory. Objectif : aider aux fractures de la gauche intellectuelle et alimenter la guerre culturelle mondiale… » .

Une seconde référence sur le même thème est celle de Violaine Morin intitulée « Quand la CIA s’intéressait de près à Foucault, Derrida et Althusser » publiée dans le journal Le Monde sur l’utilisation des penseurs hors normes par la CIA pour semer la zizanie dans la gauche française. Elle écrit : Ce document, livré en 1985 par les agents américains basés à Paris, montre un certain intérêt pour les grandes figures du structuralisme, qu’on appellerait bientôt, outre-Atlantique, la « French theory ». Comme le résume Gabriel Rockhill, philosophe franco-américain qui a étudié le rapport pour la Los Angeles Review of Books, « la CIA a consacré des moyens importants à l’étude, par un groupe d’agents secrets, du corpus théorique considéré par certains comme le plus abscons et le plus alambiqué jamais produit [8] ».

Les réactions négatives délibérées ou inconscientes de « progressistes » face au symbole Guy Philippe résument les tares et le fonctionnement psychique étudiés par le psychiatre haïtien Legrand Bijoux [9] : le complexe du Tigre, le complexe du Marsouin et le complexe de la Pintade sauvage. Les journalistes de Rezo Nòdwès résument ces complexes en des comportements consistant à mettre des « grains de sable dans l’engrenage » [10] ou encore à regarder la puce sur le dos de l’éléphant sans même voir ce dernier. Ce n’est pas un comportement particulièrement haïtien car, quand les barbus de Fidel Castro rentraient à la Havane le 8 janvier 1959, les membres de la gauche du Parti Socialiste Populaire (PSP) avaient la barbe la plus courte qu’on puisse avoir.

Au fond, la blessure est là et on ne saurait la cicatriser qu’en y ayant conscience. Le spectacle est navrant et Rezo Nòdwès constate avec désolation : « Nous parlons beaucoup plus que nous n’agissons. Nous sommes passés maîtres dans les grands discours qui n’accouchent que de piètres réalisations. Ce qu’au Québec, on qualifie de ‘’grands parleurs, petits faiseurs’’. Nous sommes premiers de classe en envolée oratoire, mais derniers de classe en résultat concret » [11]. Le temps est venu pour les mandarins de l’écriture de devenir modestes et de cesser leur hostilité aux luttes populaires. Sinon, le peuple souverain n’ira pas loin et eux pas très loin.

Après le séisme de janvier 2010, dans un article intitulé « Le courage désespéré des banquiers », j’écrivais « Les démocrates doivent tendre la main aux banquiers mais sans les laisser continuer dans la course insensée de la spéculation financière. C’est la seule manière de sortir de la grogne perpétuelle et de trouver à Haïti un répit dans le chemin des avanies qui en ont fait un désert surpeuplé [12] ». Par ces mots, j’invitais mes compatriotes à s’armer du courage de se coller au réel pour le changer et non à rester sur la ligne de touche. Quand on regarde une réalité, on voit essentiellement ce que l’on est, et si on est partisan du changement, on décèle les possibilités qui s’y offrent pour avancer. Sinon, on trouve toutes les bonnes raisons du monde pour se morfondre et dénigrer celles et ceux qui mettent leur vie sur la table en allant à la rencontre de ce réel.

À un moment où la disparition de l’État-nation est à l’ordre du jour dans le cadre de la mondialisation sauvage, l’intelligentsia haïtienne se doit de réfléchir avec la diaspora pour penser notre insertion dans un monde en proie à une incontournable extériorisation. Caveant Consules ! à ceux qui ne veulent rien faire aujourd’hui sous prétexte de vouloir changer les structures ! Certes, elles le doivent en faisant le premier pas. « Caminante, no hay camino, se hace camino al andar. Al andar se hace el camino » disait le poète espagnol Antonio Machado : « Voyageur, il n’y a pas de route déjà construite. Le voyage s’effectue en marchant et la route se construit sous vos pas. »

Notes

[1] Citation de Sénèque dans Pascal Dupond, Épictète, Entretiens II V, 4-17, Philopsis, 20 février 2020, p. 4.

[2] Guillermo Levy y Julian Rebòn, « Entrevista a Álvaro Garcia Linera : La lucha por la igualdade tiene un alto costo social y alguien te lo va a cobrar tarde o temprano », Revista ESPOILER, Buenos Aires, 12 fevrero 2020

[3] « Scènes de cannibalisme à Mariani, Haïti s’enfonce dans l’horreur ! », TripFoumi, 25 février 2024

[4] Jean-Hébert Armengaud, « Haïti, naufrage et tueur à gages », Libération, Paris, 26 décembre 2003.

[5] Ecclésiaste 3:1-11 La Bible du Semeur, 2015

[6] Romain Le Cour Grandmaison, Ana Paula Oliveira et Matt Herbert, Haïti’s gang crisis and international responses, Geneva, Switzerland, February 2024, p. 20.

[7] Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 170.

[8] Violaine Morin, Le Monde, 23 mars 2017.

[9] Legrand Bijoux, Des mœurs qui blessent un pays, (Haïti), Presses de Media-Texte, décembre1997.

[10] « Réinventons un pays meilleur : De Saint-Domingue à Haïti », Rezo Nodwès, 18 septembre 2023

[11] Ibid.

[12] Leslie Péan, « Le courage désespéré des banquiers », AlterPresse, 6 mars 2010.

 

 

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