Frantz Fanon et le lumpenprolétariat

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Frantz Fanon

2ème partie

L’agression organisée

Les idées de Fanon sur la violence relèvent donc d’une théorie sociale. Elles n’ont rien en commun, par exemple, avec ces discussions à la mode sur l’agression véhiculées par de nombreux éthologues contemporains qui traitent la guerre et la révolution comme des manifestations au niveau social des « instincts » biologiques que nous partageons avec d’autres animaux, ou ces théoriciens officiels qui assimilent toutes formes de concurrence pour des ressources rares, que ce soit pour des bananes ou pour des réserves de pétrole, ou entre des chimpanzés ou des États-nations. L’agression, pour Fanon, est un produit culturel qui peut être socialement favorisé ou inhibé. […] La violence est souvent considérée, sentimentalement, comme un écart par rapport à un état normal d’ordre naturel et de compréhension mutuelle. Ainsi, la violence est souvent traitée comme une « pathologie » sociale. Pourtant, même les théoriciens politiques les plus orthodoxes reconnaissent, souvent de façon assez incohérente, qu’en dernière instance les élites dirigeantes comptent sur la force, même si elles essaient généralement d’asseoir leur pouvoir en persuadant ceux qu’elles gouvernent qu’elles ont un droit légitime à les diriger. […]

Dans certains pays, le recours à la violence a suffi à réprimer la révolte, dans d’autres, le mouvement révolutionnaire a grandi. Mais dans d’autres pays encore, les affrontements armés ont été entièrement évités : des pays indépendants sous influence ont été créés. Des transferts pacifiques de pouvoir ont eu lieu en Inde et à Ceylan, par exemple, même sans menace révolutionnaire immédiate, car à la lumière de l’expérience des révoltes dans d’autres lieux, la prudence et la prévoyance ont suggéré que le coût de la transaction se transformerait en un coûteux maintien de l’ordre sur tout un sous-continent. Les tentatives directes et sanglantes de s’accrocher étaient plus fréquentes dans les pays où les communautés de colons blancs étaient installées : Kenya, Angola, Mozambique et Algérie. C’est sur cet arrière-plan de racisme aggravé et de répression que les idées de Fanon sur la violence se sont cristallisées.

Le modèle de la violence de Fanon est beaucoup plus historiciste (pas au sens de Popper), beaucoup moins absolu que ce qui est souvent supposé. Pour lui, la protestation violente est d’abord personnelle, spontanée, expressive, en un mot : anarchique. Mais elle devient « socialisée » quand la société devient plus hautement organisée, tant du point de vue de l’organisation de l’État capitaliste que de celui de l’organisation correspondante des mouvements révolutionnaires. Mais l’essentiel pour lui était que la mobilisation de la classe ouvrière dans les pays capitalistes industrialisés, même quand elle avait eu lieu sous un régime marxiste, n’avait nulle part entraîné de révolution. Les partis de masse bourgeois, généralement à l’intérieur d’un cadre parlementaire, avaient réussi à mobiliser la classe ouvrière. Là où les partis de masse révolutionnaires avaient émergé, ils avaient évité une violente insurrection, quelle que soit leur position théorique, et ils avaient fini par s’institutionnaliser. L’exception historique mondiale, la Russie, semble n’avoir jamais attiré l’attention de Fanon. Il ne traite pas expressément de la révolution chinoise, mais il est clair que c’est cette révolution, dans un pays agraire semi-colonial et celle du Vietnam, plus récente et contre un ennemi commun, la France, qui l’ont le plus influencé. Il s’agissait de révolutions à contre-courant des pays coloniaux contemporains. Et elles avaient été produites non pas, comme en Russie, par la prise de pouvoir d’un petit parti à la tête d’une section du prolétariat urbain, mais par la politisation de la paysannerie.

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Cette transformation de la paysannerie, de spectateur en acteur révolutionnaire majeur, avait été rendue possible uniquement parce qu’un nouvel agent de transformation avait vu le jour : le parti révolutionnaire. Pendant des millénaires, les paysans avaient été ordinairement fatalistes et soumis, et quand des jacqueries [15] s’étaient produites, ils avaient facilement été trompés et divisés. Les racines de cette impuissance se trouvent dans leur « forte masse et faible classe [16]», dans leur mode de vie qui a produit une conscience d’eux-mêmes comme strate de producteurs ruraux avec un mode de vie commun plutôt que comme membres de classes antagoniques avec des intérêts parallèles à ceux de leurs homologues urbains [17]. Mais il s’est avéré tout à fait possible de les politiser et de les organiser une fois que le parti révolutionnaire s’était immergé dans la vie des villages et qu’il avait élaboré une stratégie politique née de cette expérience plutôt que d’après des livres de théorie révolutionnaire engendrés par l’expérience très différente de la vie urbaine industrielle européenne.

Ce type de parti et ce genre de théorie ont été créés par Mao Tsé Toung dans les années 1920. Bien qu’il était un parti d’avant-garde uni, semblable à certains égards au modèle léniniste créé dans les conditions de la lutte clandestine dans la Russie tsariste – et donc pertinent pour les dures exigences de la révolution armée contre des ennemis impitoyables, de Tchang Kai-chek aux Japonais –, c’était un parti de masse, et les masses étaient des paysans. Il a également occupé un territoire libéré et mené des guérillas ailleurs. Si le parti était capable de mobiliser et d’unifier la paysannerie, c’était seulement parce qu’il fournissait une explication du monde et de sa place actuelle dans celui-ci : une « utopie » de ce que le monde devait être (et serait) à l’avenir, un guide concernant ce qui devait être fait, comment le faire, et les mécanismes de l’organisation à travers laquelle cela pouvait être fait. Pour utiliser les termes de Kenneth Burke [18], le parti a fourni une « rhétorique » de l’action, dans lequel chaque élément clé (scène, acteur, acte, organisation et motif) était présent, et une rhétorique dont la puissance particulière a consisté en la synthèse de tous ces éléments.

Pour des partis aussi organisés, la violence « expressive » et vaine de la jacquerie est un anathème, de même que le recours individuel ou aléatoire à la violence. Fanon a peut-être emprunté à Mao la primauté du paysan, mais il l’a fusionnée avec une théorie et une pratique de la terreur urbaine qui était la sienne, avec pour résultat politique la double stratégie de la guérilla rurale, d’une part, et la Bataille d’Alger, d’autre part.

Sa conception de la terreur est tout à fait classique. Premièrement, elle doit être utilisée contre des personnes clés dont la mort, en raison de son importance symbolique ou organisationnelle, va déséquilibrer le moral de leurs partisans ou affaiblir leur organisation. Les assassinats des Tsars au xIxe et le meurtre de chefs de village au Vietnam sont de cet ordre. Deuxièmement, la terreur a toujours été utilisée pour transformer la vie en quelque chose de totalement imprévisible. Innocents et coupables souffrent, et personne ne sait quand la violence surgira (des versions manichéennes plus sophistiquées soutiennent qu’il n’y a pas d’innocents ; tous ceux qui ne protestent pas sont complices). En bombardant des cafés ou en incendiant des villes, les terroristes entendent démontrer que personne ne peut échapper à la lutte et se réfugier dans des oasis privées sécurisées, qu’aucun groupe dirigeant ne peut vous protéger, et que les révolutionnaires ont le pouvoir et la détermination non seulement d’écraser « l’ordre social » dans un sens abstrait et structurel, mais aussi de rendre la vie quotidienne totalement invivable.

Toutefois, la violence purement expressive et la terreur non accompagnée par une lutte de masse à grande échelle, et organisée, sont rejetées par Fanon parce qu’elles contribuent seulement à faire retomber la punition collective et une force supérieure sur ceux qui sont le moins aptes à se défendre, et parce qu’elles manquent du sens politique qui pourrait conduire à renforcer plutôt qu’à diminuer la détermination face aux répressions, de sorte qu’elles sont susceptibles d’amener les gens à abandonner la lutte par peur et sentiment d’impuissance. Pour être efficace, la violence doit, selon Fanon, être socialisée. Elle dispose de l’orientation sociale adéquate lorsqu’elle est utilisée comme l’élément d’une lutte révolutionnaire collective rationnellement planifiée. Lors de ce processus, elle produit de nouveaux hommes, non plus des hommes qui réagissent sauvagement au contrôle colonial par des actions violentes circonscrites et désorganisées, mais des hommes qui « se soulèvent » armes en main et qui orientent ce faisant la capacité de destruction collective de la violence organisée dans le sillon positif de la révolution. Mais transformer des hommes, notamment des paysans illettrés, en combattants révolutionnaires n’est pas chose aisée. La capacité de prendre les armes suppose un travail préalable long et difficile de la part de l’organisation révolutionnaire, parce que les hommes sont effrayés par la confrontation avec un pouvoir écrasant et que la répression alimente le désespoir, le compromis et la fuite. Mais la répression alimente également la résistance, et ceci aussi peut être suscité et entretenu (il est significatif que ce soit la complète sauvagerie de la violence portugaise contre-révolutionnaire qui ait généré les plus grands mouvements armés de décolonisation au Mozambique, en Angola et en Guinée). La cruauté de l’Afrique du sud et de la Rhodésie n’est rien en comparaison de celle du Portugal, et il en va de même de l’échelle, de la masse, de l’intensité de la violence de la résistance que cette cruauté provoque.

La violence : une réaffirmation positive de la subjectivité du colonisé

Fanon dit que le dos contre le mur, le couteau sous la gorge (ou, plus précisément, des électrodes sur le sexe), l’indigène devient un homme. Il ne peut plus se permettre d’exprimer son agressivité réprimée de manière aléatoire, sensationnelle, purement individuelle ou purement destructive. Cette situation de choix fondamental implique nécessairement, par conséquent, de tourner le dos à toute tentation de s’en sortir individuellement. « On ne peut être », dit Fanon, « fellah, souteneur ou alcoolique comme avant [19]». Ainsi, soutient-il, la violence survient souvent comme un acte collectif, dans lequel chaque individu accomplit « des actions irrévocables » en tant que partie d’un groupe. Dans les attaques Mau Mau, Fanon affirme qu’ordinairement « chaque membre du groupe frappe la victime. Chacun était donc personnellement responsable de la mort de cette victime » [20]

Une violence de ce genre est donc une violence sociale, et les transformations de la personnalité qui en résultent sont des transformations sociales. D’où le phénomène répandu du puritanisme des révolutionnaires, et les remarquables manifestations individuelles de transformation révolutionnaire de la personnalité, comme celle de Malcom X, qui, de souteneur, arnaqueur, danseur de lindy hop, afficionado de zoot-suit, et prédateur de femmes blanches qui avait honte de ses cheveux crépus, passa d’abord à un nationalisme noir messianique et religieux sous l’égide d’Elijah et plus tard à un Islam révolutionnaire plus universel qui renonçait à un racisme noir et qui fut si menaçant pour les racistes de toutes les couleurs qu’il lui valut une mort violente [21]

Pour Fanon, la violence ne peut donc être traitée ni dans des termes moraux absolus ni dans des termes sociaux anhistoriques. La cruauté initiale des animaux qui occasionnellement mordent en retour quand on les harcèle ou qu’on les accule une fois de trop, se transforme en un moyen de renouveau social quand elle est assujettie à des fins révolutionnaires, et il n’y a pas d’autre moyen d’assurer la justice dans le genre de société où, comme il le remarque, il n’y a « pas un Français qui ait été traduit devant une cour de justice française pour le meurtre d’un Algérien. [22]

On présente souvent Fanon comme un « apôtre de la violence » qui élève celle-ci au rang de mystique ou de fin en soi. C’est un travestissement de son traitement de la violence comme pratique sociale dont la signification est relative et déterminée par la situation. Elle est légitime, voire sacrée, lorsqu’elle est utilisée comme un moyen de la révolution, et lorsque, à travers la révolution, elle permet l’instauration d’un ordre social supérieur et le développement d’un nouveau potentiel humain. Loin de considérer la violence comme un absolu, Fanon insiste sur le fait que « la haine n’est pas un programme » pour la révolution, même lorsque la lutte armée est en progrès. Il rejette aussi, quoi qu’en disent ceux qui le caricaturent, toute forme de racisme, et pas seulement le racisme blanc. La vision inversée du racisme blanc, dont la paternité est souvent attribuée à Fanon doit plutôt être attribuée à l’interprétation erronée que Sartre a donnée de sa pensée dans sa préface aux Damnés de la terre.

L’approche fanonienne de la violence n’est donc pas un culte de la destruction. Certes, d’un certain point de vue, un point de vue important, elle ne relève pas du tout de la realpolitik mais de l’idéalisme romantique. Il est paradoxal, en effet, que l’homme qui, plus que tout autre, a fustigé la bourgeoisie nationaliste néo-colonialiste comme n’étant « bonne à rien », comme une bourgeoisie qui n’en est pas vraiment une et qui est incapable de transformer la société puisqu’elle n’est qu’une dépendance du capital international utilisant l’État et le Parti pour extraire du fric et réprimer le mécontentement, que cet homme soit également l’auteur d’une vision de l’Algérie indépendante qui ressemble à un récit du Jardin d’Éden [23]. Cela est évidemment en partie explicable par son désir de ne pas saper le moral révolutionnaire en suscitant des doutes sur l’aspect merveilleux de l’Algérie indépendante. Mais il semble qu’il ait vraiment supposé de façon totalement romantique que l’Algérie libérée serait une extension « non antagoniste » de la cellule révolutionnaire clandestine où « les citoyens doivent avoir la possibilité de parler, de s’exprimer, d’inventer. La réunion de cellule, la réunion du comité est un acte liturgique » [24] Or, ont finalement triomphé non pas ceux qui étaient représentés par le collègue de Fanon, Ben Bella, mais l’armée, qui avait passé la guerre hors d’Algérie, sous la forme du régime militaire islamique autoritaire et chauvin de Boumedienne, une version algérienne du mélange nassérien [25]. Heureusement, Fanon n’a pas vécu assez longtemps pour voir cela. S’il avait vécu, il aurait sûrement pris le chemin de Ben Bella, à moins qu’on lui eut trouvé une position périphérique et honorifique en tant qu’éminent théoricien retiré de la politique active (comme Plekhanov après 1917 en URSS) – un rôle qu’en tant que militant il aurait rejeté.

Une autre contradiction non résolue dans les idées de Fanon sur la violence, qui a été relevée par les critiques pacifistes, concerne le niveau individuel. Ils soulignent que, bien qu’il célèbre le recours à la violence contre le colonisateur comme la réaffirmation positive d’une identité humaine indépendante de la part du colonisé, ses propres cahiers cliniques révèlent le cas d’Algériens qui avaient posé des bombes ou tué des hommes blancs sélectionnés au hasard pour venger les meurtres similaires et qui avaient souffert de troubles mentaux graves à la suite de ces faits. Caute observe que « les histoires des cas psychiatriques de Fanon concernent non seulement les victimes mais aussi les auteurs d’actes de violence [26], et il fait également remarquer que le recours à la violence est tout aussi inquiétant pour les Algériens qui l’ont utilisée du côté colonialiste, Fanon rendant compte de cas de policiers s’étant effondrés en raison de leurs expériences en tant que tortionnaires, etc.

Les impasses d’une célébration simpliste de la violence, cependant, ne se limitent pas à la psychose individuelle. Elles sont aussi d’ordre social et politique. La justification de la continuation de styles de gouvernements militaires et terroristes engendrés dans des conditions de guerre civile souterraine et révolutionnaire dans l’ère post-révolutionnaire en Russie, via la théorie de la « lutte des classes intensifiée », est un avertissement notoire du résultat possible de l’institutionnalisation de la violence comme mode de contrôle social [27].

Paysannerie et lumpenprolétariat

Dans les années soixante, Fanon, notamment en raison de son insistance sur la nécessité de défis armés violents, a rencontré des oreilles attentives à la suite de l’expérience cubaine et de l’exemple du Vietnam se dressant avec succès contre les États-Unis. Comme le Che Guevara, il représentait l’orientation « volontariste » des révolutionnaires insatisfaits par le déterminisme de ceux qui attendaient depuis les deux dernières générations que les conditions soient « mûres ». […] Mais la théorie révolutionnaire de Fanon va bien au-delà de la simple accentuation du rôle de l’action qui semble être tout ce que la plupart des gens retiennent de lui. Il a reconnu clairement le rôle central du parti en tant qu’organisateur de la révolution. En outre, il a tenté d’identifier les strates sociales au sein desquelles les révolutionnaires devraient recruter, et celles qui seraient susceptibles de soutenir le statu quo. Ce faisant, il a été obligé de donner un aperçu de la société coloniale et postcoloniale. Les principales classes qui apportent leur soutien à la révolution sont pour Fanon : 1) la paysannerie et 2) le lumpenprolétariat. Mais pour que chaque classe puisse lutter avec succès, elles doivent s’unir avec les « intellectuels urbains », parmi lesquels un petit nombre « va vers le peuple » dans la campagne et commence à vivre et travailler au sein du peuple. La lutte révolutionnaire elle-même crée le parti politique (ici, la ressemblance avec Debray est proche). En revanche, la politique bourgeoise (avant et après l’Indépendance) se déroule dans la capitale. Les paysans y sont vus comme « incapables de se diriger eux-mêmes ». La bourgeoisie fuit les campagnes comme si elles étaient des zones pestiférées et les populations rurales pauvres, elles aussi, affluent vers les villes. Les partis bourgeois, par conséquent, sont des imitations de la politique européenne urbaine, et n’ont aucun lien organique avec la culture de la société. La stratégie des révolutionnaires consiste au contraire à prendre racine dans les zones rurales en se présentant comme des égaux et non des supérieurs, à s’engager dans la lutte armée et à établir une seconde base sociale dans le sous-prolétariat (cette exigence essentielle se paie chèrement si elle est négligée, car les guérilleros ne sont pas à même de trouver leur chemin dans une campagne qu’ils méconnaissent, à moins que les paysans locaux ne les guident : l’errance aveugle des hommes de Guevara en Bolivie en est le témoignage éloquent).

La croyance de Fanon dans le potentiel révolutionnaire de la paysannerie semble aujourd’hui peu controversée. Mais il y a seulement vingt-cinq ans, cela relevait de l’hérésie, notamment pour les marxistes orthodoxes ; seul le succès de la révolution chinoise l’a rendue acceptable. La conception fanonienne du potentiel révolutionnaire du lumpenprolétariat, en revanche, est encore largement ignorée, parce que l’idée est trop nouvelle pour que les gens qui ont des idées préconçues l’acceptent facilement et parce qu’elle a longtemps été présentée comme erronée dans les textes sacrés auxquels ils adhèrent. Pourtant, cette conception n’est pas nouvelle. Elle était l’apanage des anarchistes, nihilistes et terroristes du xixe, qui ont cru à la force de « déblayage » des lumpenprolétaires, y compris de leurs éléments criminels, voyant en eux une force qui pourrait détruire l’ordre social. Cela fut une source majeure de discorde entre Marx et Bakounine, comme le fut la croyance inverse de Bakounine que le prolétariat était intrinsèquement une force bureaucratisée et non révolutionnaire. Parce que Marx critiquait le lumpenprolétariat de son époque, les marxistes contemporains se sont généralement contentés de réciter ses opinions comme des vérités définitives. Il est grand temps qu’ils cessent de regarder le xxe à travers les yeux du xixe. En effet, l’une des principales caractéristiques du Tiers-Monde contemporain est la croissance explosive des populations urbaines composées d’immigrants de la campagne et des petites villes qui ne sont pas des prolétaires avérés, ni en termes de profession puisqu’ils vivent dans une situation chronique de chômage ou de sous-emploi, ni en termes de culture politique puisqu’ils n’ont pas absorbé le style de vie et la mentalité des travailleurs urbains établis. Des pays comme l’Inde et la Chine sont en effet majoritairement des sociétés paysannes. Mais […] chaque année, des milliers de nouvelles recrues affluent dans les favelas, barriadas, bidonvilles, quel que soit le nom local que prend ce phénomène universel qu’est l’habitat dans des campements faits de carton, de bidons d’essence aplatis et de vieilles boîtes d’emballage. En tout état de cause, il est grand temps d’abandonner, pour désigner cette catégorie sociale, le mot si utilisé de « lumpenprolétariat », terme marxiste très insultant, inexact et qui crée une confusion analytique. « Sous-classe » (Underclass) ou « sous-prolétariat » semblent des termes beaucoup plus appropriés pour décrire ces victimes de « l’urbanisation sans industrialisation », caractéristiques des villes du Tiers-Monde, comme Manille, Rio, Saigon, Le Caire, Bangkok, et des pays développés. Ces personnes sont au bas de l’échelle. En comparaison, le prolétariat industriel établi, là où il existe, est relativement privilégié et sécurisé, comme l’a souligné Fanon. Ainsi, les immigrés constituent une strate inférieure à la couche sociale constituée de ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre, mais qui au moins réussissent à la vendre. On pourrait presque parler de « classes non ouvrières », une expression qui comporte la double référence à une proximité sociale avec leur groupe de référence le plus proche, leurs prospères voisins qui constituent la classe ouvrière, et à la distance sociale qui les sépare – la « propriété » des emplois.

Nombre d’auteurs ont souligné la volatilité de cette nouvelle population. Pour beaucoup d’entre eux, surtout durant les premières années de leur installation en ville, l’insécurité prévaut dans toutes les dimensions de la vie. Ils n’ont pas d’emploi stable, vivent au jour le jour, vendant quelques biens volés ici et là, achetant des produits agro-alimentaires à la famille et les revendant pour un bénéfice d’un centième de centime. Le terme, forgé par Sol Tax, de « penny capitalistes [28]» dit bien à quelle échelle ils opèrent. Parfois, ils obtiennent un bref emploi comme coolie. Une grande masse d’entre eux vit hors de la famille avec laquelle ils sont arrivés en ville et sur laquelle ils comptent quand les temps sont durs. Leur vie domestique et conjugale est à l’avenant, constituée d’un ensemble d’épisodes déconnectés plutôt que de phases successives se déroulant dans la séquence de développement normal de la vie de famille : se marier, avoir des enfants, les voir grandir, quitter la maison, etc. Pour les couches plus basses, la norme est, non pas même le mariage, mais le « concubinage fidèle », la famille matri-centrale et la vie d’orphelin. Sur le plan du logement, la famille n’a pas de maison, seulement un lieu d’habitation temporaire. Elle vit dans des bidonvilles, sous des cartons, et non dans des maisons, ni même dans des taudis. Lorsqu’on vient du milieu rural et qu’on est incapable de trouver un emploi, le processus pour être intégré et accepté au sein de la culture urbaine est ardu. L’identification avec la vie urbaine est rendue plus difficile encore lorsqu’on ne s’est pas encore totalement dépouillé de son enveloppe rurale. Beaucoup arrivent en ville dans l’espoir de se faire de l’argent qu’ils pourront plus tard investir (généralement dans la terre ou dans un magasin) de retour au village. Ces personnes n’ont pas l’intention de devenir des citadins permanents. […]

A suivre

Notes

[15] En français dans le texte (ndlr).

[16] Shanin Teodor, « The Peasantry as a Political Factor », Sociological Review, Vol. 14, n° 1, pp. 5-47 ; voir du même auteur : The Awkward Class, Londres, Oxford University Press, 1972.

[17] Galeski Boguslaw (ed.), Basic Concepts of Rural Sociology, Manchester, Manchester University Press, 1971.

[18] Burke Kenneth, A Grammar of Motives, Berkeley, University of California Press, 1969.

[19] Fanon Frantz, Les Damnés de la terre, Paris, La Découverte, « Poche », 2002, p. 85.

[20] Ibidem, p. 83.

[21] Malcom X, The Autobiography of Malcom X, New York, Grove Press, 1965.

[22] Fanon Frantz, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 89.

[23] Voir aussi La Révolution algérienne par les textes, Paris, Maspero, 1962. Ces textes, pour la plupart extraits de El Moudjahid, le journal du FLN, furent essentiellement écrits par Fanon et des compagnons proches.

[24] Fanon Frantz, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 185.

[25] Éric Wolf suggéra que c’était le réformiste « Islam Jacobin » du mouvement de réforme religieuse Badissia qui avait ses bases dans les années 1920 et 1930 parmi les classes moyennes urbaines et rurales, qui s’avéra être un mélange judicieux. Voir Wolf Éric, Peasants Wars in the Twentieth Century, Londres, Faber & Faber, 1971, pp. 210-247.

[26] Caute David, Fanon, op. cit., p. 87.

[27] Voir Conquest Robert, The Great Terror: Stalin’s Purge of the Thirties, New York, Macmillan, 1968.

[28] Tax Sol, Penny Capitalism: A Guatemalan Indian Economy, Washington, Smithsonian Institution/Institute of Social Anthropology Publication, 1953.

 

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