De la fragilité de l’Etat en Haïti

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On voit apparaître, à l'analyse des évènements des Cayes, la défaillance de l’Etat incapable de construire une réaction proportionnée aux agressions d’origine locale

La ville des Cayes, décrite par Dr. Joël DES ROSIERS, comme “une caye, un îlot de madrépores, des hauts-fonds…la seule ville construite sur les plans d’un architecte du roi”, ne se doutait de rien les 15 et 16 mai en cours. (1)Cette ville paisible baignée par l’air humide après de longues heures de pluies battantes, s’est réveillée de sa torpeur légendaire, tressautant de frayeur, secouée par les amateurs des pétards détonants. Ce furent des hommes armés, portant les signes physiques d’appartenance à un corps d’essence militaire. Des mercenaires? Des hommes recrutés issus de quels milieux? Des comédiens? Point de réponse. Au dehors, les riverains se calfeutraient dans une inquiétude, les policiers ripostaient, les assaillants fuyaient. Selon le porte-parole de la Police Nationale, le bilan est ainsi annoncé: un policier tué, trois autres blessés, un assaillant tué lors de l’attaque, trois autres décédés dans leur fuite vers la Grande-Anse et trois assaillants ont été arrêtés.

Cet évènement grave renvoie à l’incapacité de l’Etat en Haïti à anticiper, prévoir, maitriser les actions des individus qui pourraient être tentés d’accomplir des actions aux effets déstabilisants de l’Etat et de la société. A la différence des années 60,et 80 qui correspondaient à la rationalisation des activités de renseignement et de collecte d’informations sur le territoire national, enserré dans un réseau dense de membres de milice-tontons macoutes, dépisteurs, de CONAJEC(Conseil National d’Action Jean-Claudiste), d’ONAAC (Office national d’alphabétisation et d’action communautaire),de préfecture, de limiers des Forces Armées d’Haïti- qui mirent en déroute l’intelligence et la dynamique révolutionnaire des jeunes militants-, Haiti dispose aujourd’hui d’un Etat dépourvu de services de renseignements aptes à dépister, prévenir, comprendre les actions des bandits armés, d’hommes de main, des mercenaires issus de services de renseignements transnationaux, de pêcheurs en aux troubles issus d’horizons divers, identifiés selon la théorie du complot, comme étant des fossoyeurs des efforts d’Haïti. Certes, l’organisation administrative des renseignements était soumise à trois fonctions: assassiner les révolutionnaires, déjouer les projets de renversement du régime duvaliériste, asseoir la domination du pouvoir duvaliériste et renforcer l’asservissement de l’imaginaire haïtien, pris dans l’étau de la sauvagerie et des horreurs du duvaliérisme. Ce point de vue n’est pas le moindre signe d’une interprétation nostalgique de la pratique de la surveillance d’inspiration totalitaire, mais une interpellation citoyenne autour de la construction d’un Etat respectueux du contrat qui le lie à ses citoyens. Il ne saurait faire l’économie d’une activité de renseignements, encadrée par le législateur, soumise aux principes du professionnalisme et de l’égalité des citoyens devant la loi sous l’empire de l’Office de Protection du Citoyen (OPC). Ce qui est regrettable, ce sont les usages politiques du renseignement qui sont motifs d’incertitude: des fonctionnaires zélés qui se mettraient au service d’un homme ivre de pouvoir sans partage seraient un danger sans équivoque pour la démocratie. De telles pratiques sont antinomiques avec la démocratie et les libertés des citoyens.

On voit apparaître, à l’analyse des évènements des Cayes, la défaillance de l’Etat incapable de construire une réaction proportionnée aux agressions d’origine locale. Celle-ci est triple: d’abord, la réforme de la police nationale s’est accompagnée d’un changement des attributions du ministère de l’intérieur qui montre son incapacité à garantir la sécurité à tous les citoyens haïtiens ; ensuite, la défaillance est également observable en ce qui concerne la direction départementale de la Police Nationale. Elle se montre incapable aussi, de mettre fin à la mise en place d’un cercle vicieux de la violence dans un département réputé calme, mais qui enclenche depuis 2010 une spirale descendante vers la dégradation d’un climat de sérénité et de sécurité. (Pour exiger la nomination de Michel Martelly, des hommes de main ont incendié les principaux établissements publics de la ville.) Enfin, la défaillance de la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti ( MINUSTAH) installée dans l’inertie, pratiquant l’art de la pantomime, n’ aurait le moindre soupçon de ce qui allait se passer aux Cayes, les 15 et 16 Mai derniers. Pourtant, elle dispose des moyens de communication sophistiqués.

Ce constat sur la triple défaillance s’ajoute à la faible complexité de la question sécuritaire en Haïti. Celle-ci ne connaît ni actions de groupes armés revendiquant un territoire, ni des unités structurées engagées dans des combats rudes, ni terrorisme, ni expression de haines ethniques: il s’agit d’un territoire, certes côtier, montagneux, mais qui n’est pas le théâtre d’une rivalité entre bandes pour la prédation des richesses minières (Liberia, Côte d’Ivoire, Congo…). Ainsi, il suffit d’un minimum de volonté politique et d’intelligence de la part des autorités nationales et locales pour se montrer à la hauteur de leurs responsabilités. Il y a lieu de s’interroger sur le retard qu’ont pris celles-ci pour la mise sur agenda d’un ensemble de mesures pour arrêter cette spirale de destruction et d’affaiblissement institutionnel. Le président provisoire, qui a la charge de la sécurité des citoyens, a attendu plus de trois jours après l’agression du commissariat, le 18 mai, pour donner une version des faits à l’opinion publique, décrire la nature des évènements, accuser “une personne” qui aurait externalisé une agression contre le commissariat des Cayes.

« Peuple haïtien, je vous demande de comprendre ce qui se passe, lorsqu’une personne assise chez elle demande à une autre de prendre des armes pour attaquer un commissariat et tuer des policiers, cela n’a pas d’autres noms: ce sont des bandits, criminels, trafiquants. » (Discours du 18 Mai 2016 à l’Arcahaie).

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Ces propos soulèvent trois remarques: la qualification de l’acte et son auteur; celui-ci ne serait imputable ni à un groupe, ni à une organisation, mais à “‘une personne assise chez elle “, un “bandit, un criminel, un trafiquant” qui aurait recruté d’autres “bandits, des criminels, des trafiquants”. Ensuite, on peut lire dans les propos présidentiels une nouvelle hiérarchisation du pouvoir: le pouvoir dont dispose M. Privert est un pouvoir infra-politique, c’est à dire incapable de se mesurer à un pouvoir invisible, centrifuge, exercé par “une personne” si puissante, si influente, qu’elle serait capable de “demander à une autre de prendre les armes” quand elle le souhaite, en toute impunité. De plus, ces propos mettent en évidence les origines de ces “bandits, criminels, trafiquants”, appartenant à des réseaux de l’économie criminelle, qui nourrissent le projet de la prise du pouvoir par le crime. Enfin, la convocation, l’interpellation du “peuple” comme acteur, forcé de prendre le parti-pris, de “comprendre”, de sanctionner les actes délictuels et de rendre compte également par effets de brouillage des difficultés à identifier les vrais acteurs, en dehors de toute opération d’enfumage, d’instrumentalisation, de falsification, d’intoxication. Au fait, l’hypothèse la plus plausible: le pouvoir provisoire ne peut s’émanciper que s’il parvient à forger une relation d’inimitié, à entretenir une relation guerrière, puisant dans le passé récent les formes de réinvention d’une figure ennemie associée aux représentations d’un ordre politique. Cette méthode de désigner “une personne” responsable des attaques, anticipant des actions de justice suivies d’enquêtes, montre bien des signes de fragilités de l’Etat en Haïti.

Les signes de fragilités de l’Etat en Haïti

La première fragilité concerne la faible capacité de l’Etat en Haïti à assumer avec efficacité les fonctions essentielles associées à sa formation : protéger les citoyens, garantir le territoire de toutes agressions d’ordre local et régional. La désignation d’un “bouc émissaire”, précédée d’une faible communication des autorités en responsabilité renforce la faiblesse de l’Etat. La seconde fragilité souligne la faible capacité de l’Etat à amortir les tensions politiques locales nées de la distribution du potentiel de violence, d’entretenir des relations de confiance que les citoyens placent dans les institutions chargées de sanctionner les crimes et leurs auteurs. L’Etat montre sa difficulté à anticiper la formation des poches de violence et de criminalité, soutenues par des revendications politiques en vue de la capture et de la maitrise du pouvoir “signes précurseurs d’une situation hautement conflictuelle.”

Il faut aller au-delà du discours trompeur, destiné à des fins “machiavéliques” pour comprendre les facteurs structurels de la fragilité de l’Etat. Le premier est la persistance de la violence politique de nature instrumentale dans le champ politique, c’est à dire une “violence qui ne met pas l’Etat en cause, mais une violence organisée par les acteurs invisibles, des groupes de pressions, des hommes de main qui ont acquis le statut de leader naturel dans les quartiers périphériques et dont les actes d’enlèvement, les pillages, leur ont acquis des privilèges qu’ils partagent avec ceux qui constituent leur armée.”(Alain Gilles, Etat. Conflit et violence en Haïti. Une étude dans la vallée de l’Artibonite, Port-au-Prince, 2008, p37) Cette violence, s’il faut dépasser l’illustration des évènements des Cayes, ne vise pas seulement la mobilisation des groupes en vue de maintenir une source de conflictualités, ou de conquérir “des lieux stratégiques du pouvoir” (Palais National, Parlement, Ministères, Primature) mais encore le pouvoir dans un contexte d’imposer la force au droit. Par la force des choses, les acteurs de cette violence, forcément d’origines diverses (nationaux, étrangers) instillent la peur dans les consciences, induisent la fuite, l’exil, la lassitude, le découragement, le militantisme, les luttes contre les inégalités, le désengagement des gens les plus formés et les plus sensibles au projet de transformation de la société.

Cette violence menace la sécurité des citoyens, constitue autant de dangers pour l’Etat en Haïti. Soutenue par la corruption, elle vise à affaiblir les structures déjà en crise- la justice, le Parlement, la Police, l’Exécutif-.Malgré de nombreux efforts engagés depuis plus de vingt ans, notamment après 1994,la faiblesse de ces institutions apparaît de plus en plus visible, confirmant l’hypothèse du “Groupe de personnalités de haut niveau” dans un rapport en 2004,que les menaces qui pèsent sur Haïti ne sont ni les génocides, ni les armes nucléaires , radiologiques ,chimiques et biologiques, ni la guerre contre son voisin, mais la violence à l’intérieur de l’Etat, la dégradation de l’environnement. Justement, celle-ci entrainera la rareté des ressources, celles-ci sont préemptées par quelques groupes étroits en totale connivence avec les élus et les groupes politiques.

Chaque fois qu’il y a des attaques d’un commissariat, ou d’autres actions aussi chargées de représentations négatives pour Haïti, que celles-ci soient banalisées ou prises en charge par la justice, l’Etat connaît une tension qui marque sa fragilité. Ce sont ces défaillances étatiques qui attestent l’idée que le pays est entré dans un cercle vicieux de chaos et de catastrophes. Et l’Organisation des Nations Unies y puisera des motifs de pérennisation de sa présence, en dissimulant son inefficacité derrière des rapports répétitifs adressés “au secrétaire général de l’ONU“. Pour sa part le citoyen haïtien livré à lui-même se croit vouer à rechercher des solutions alternatives selon le sens hobbesien, savoir que la confiance qu’il a placée dans le souverain n’a pas été respectée. Il revient alors de mobiliser ses propres ressources pour garantir sa propre sécurité et de se placer dans le contexte de l’état de nature.

Jacques NESI

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