J‘utilise très souvent le mot «énorme» pour la Chine, et souvent pour les villes. Les capitales de province ont plus de 8 millions d’habitants chacune, une «petite» ville compte plus d’un million, comme Wanzhou avec 1,7 million. Nous sommes arrivés à la gare de l’Est mais notre train de nuit partait de la gare occidentale, plus ancienne. Il nous a fallu une heure et demie pour traverser cette ville en bus urbain. Cela semblait interminable, après avoir traversé le fleuve Yangtze, nous avons continué à demander aux passagers où était le «huoche zhàn» (la gare), l’un des mots que j’avais appris lors de mes voyages, et ils nous montraient toujours devant nous. Le bus est passé devant des centaines de bâtiments, magasins, arrêts de bus, nous sommes partis avec le soleil de l’après-midi, et sommes arrivés en pleine obscurité.
La campagne offrait de nombreux exemples de la même énormité, des centaines de tunnels de ferroviaires et routiers, l’un avait 44 km de long. Et de nombreux chantiers de construction absolument partout, des routes, des ponts, des usines, de hauts immeubles, des centaines, c’était comme regarder tout un pays se reconstruisant.
Le pays lui-même est immense. Il n’est pas du tout rare de devoir parcourir plus de 1000 km d’une ville à l’autre. Au cours de ce voyage nous avons parcouru 17 000 kilomètres rien qu’en Chine, du nord-ouest à l’est au sud-ouest, une petite boucle. Toujours en train, de préférence de nuit, on économise du temps et de l’argent. Les trains sont épatants en Chine, ils vont partout, sont à l’heure, on sait où on va et quand on arrive. Dans les trains lents le coût est bas, les compartiments sont ouverts et c’est un excellent moyen de nouer des contacts avec les gens. Quand ceux-ci ne sont pas occupés à regarder dehors, jouer avec leurs téléphones portables, manger de la soupe de nouilles ou des pattes de poulet sèches ou un autre régal aigre venant dans des emballages plastique colorés.
Tout est enorme en chine, une «petite» ville compte plus d’un million d’habitants
Dans le train de Nanjing vers la ville provinciale de Huangshan, l’homme fumant et criant dans un téléphone portable retournait très probablement dans son village pour la semaine de la fête nationale en octobre où des centaines de millions de personnes prennent la route du retour ou pour visiter des sites touristiques.
Des millions ont émigré dans les villes pour trouver des emplois, beaucoup dans le secteur de l’assemblage, en plein essor et au service du commerce mondial qui est à plus de 80% contrôlé par des multinationales. D’un iPhone qui se vend aux États-Unis pour 550 $, un maigre 10 $ va en Chine tandis qu’Apple gobe 325 $ comme bénéfice brut. Une paire de baskets de Puma, une multinationale allemande, qui générait un profit de 100 $ au début des années 2000, ne coûtait que 3,50 $ pour le travailleur chinois venant de sa campagne.
Dans un monde où «une simple chaussure Nike est composée de cinquante-deux composants et fabriquée dans cinq pays différents», et de 20 à 50% d’un véhicule assemblé sont des pièces fabriquées par vingt mille entreprises dans le monde (rien qu’en ce qui concerne General Motors), et importées par les constructeurs automobiles étatsuniens, «les vingt-six individus les plus riches du monde, dont la plupart sont étatsuniens, possèdent désormais autant de richesses que la moitié inférieure de la population mondiale, 3,8 milliards de personnes, le tout grâce à ces bas salaires”.
Nous sommes loin de ce que Chou En-Lai, le Premier ministre de Mao, disait dans les années 1950, tel que rapporté par Kazantzakis: «Dans le passé, la plus grande partie de nos paysans portaient des haillons et avaient faim … Maintenant , 25-30% de nos paysans ont un peu plus que ce dont ils ont besoin, plus de 60% ont autant qu’ils ont besoin et 10-15% n’en ont pas encore autant qu’ils le devraient, et nous devons les aider », et il a mentionné «le grand écart entre les hauts et les bas salaires».
Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, professeur à l’Université de Columbia et ancien économiste en chef de la Banque mondiale, semble optimiste: «Quelque 750 millions de Chinois sont sortis de la pauvreté et les revenus ont plus que décuplé depuis le début de notre engagement avec la Chine, il y a une cinquantaine d’années ».
La Banque mondiale est d’accord: avec une expansion annuelle de 10% entre 1979 et 2018, la Chine «a enregistré l’expansion soutenue la plus rapide de l’histoire et a sorti plus de 800 millions de personnes de la pauvreté». Et dans «à peine quatre décennies, elle est passée du statut de pays pauvre à celui de seconde puissance économique de la planète », renchérit l’ancien Premier ministre français Jean-Pierre Raffarin.
Maintenant, ils veulent aller plus vite, je parle de Xi Jinping. Son père est tombé des grâces de Mao pendant la révolution culturelle et la famille a été envoyée pendant sept ans dans le village isolé de Liangjiahe. Ainsi Xi a connu de près la vie difficile des fermiers et a fait sa priorité d’améliorer leur vie. Il s’est engagé à sortir de la pauvreté au cours de son deuxième mandat 70 millions de personnes de plus d’ici 2020, une tâche titanesque. Surtout que l’ancienne politique de l’enfant unique pèse maintenant lourd sur les coffres publics, avec des millions de retraités et insuffisamment de jeunes entrant sur le marché du travail, au point que le gouvernement permet à nouveau aux couples urbains d’avoir plus d’un enfant. Rien que pour la caisse de retraite, l’excédent se transformera en déficit en 2023 et atteindra 118 milliards de dollars en 2050, selon l’Académie chinoise des sciences sociales.
Comme pour tous les grands et délicats projets, il y a beaucoup de critiques à l’encontre de la lutte contre la pauvreté. D’abord, on dit que c’est aussi un expédient politique: comme dans tous les pays de notre époque néolibérale (ou socialiste avec des caractéristiques chinoises), le gouffre entre les pauvres et les riches a augmenté de façon exponentielle et peut devenir explosif. Alors que le nombre de personnes vivant avec 1,90 $ par jour ou moins est descendu de 194,1 millions en 2008 à 149,6 millions en 2010 selon la Banque mondiale, en 2010, 47,1% des revenus sont allés aux 20% les plus riches de la population, tandis que les 20% les moins bien lotis recevaient 4,7% du revenu national.
la chine a sorti plus de 800 millions de personnes de la pauvreté
Les inégalités augmentent. Les derniers chiffres de la Banque mondiale classent la Chine 60e sur 157 pays, plus inégale que les États-Unis (63), le Japon (122) et l’Allemagne (135). Quant au coefficient de Gini, il est de 42,1 avec 0 signifiant l’égalité totale et 100 l’inégalité totale. Certains chercheurs universitaires chinois le situent à 58,8 pour 2014.
Il n’est donc pas surprenant que «le nombre de Chinois riches ait dépassé le nombre d’Etatsuniens riches pour la première fois alors que les deux pays continuent de produire des millionnaires», a montré une étude du Crédit Suisse. L’enquête annuelle de la banque suisse sur la richesse publiée fin octobre 2019 a révélé que 100 millions de Chinois se classaient dans le top 10% mondial au milieu de cette année contre 99 millions aux États-Unis.
En ajoutant trois zéros on arrive au milliard. Selon la Hurun Global Rich List de 2016, il y avait 470 milliardaires (en dollars étatsuniens), dont 211 avaient des postes politiques, et leur nombre a augmenté de 80% depuis 2013. Deux ans plus tard, en 2018, les milliardaires chinois s’élevaient à 819, 40% de plus qu’aux États-Unis. Le couple Chine-États-Unis représente plus de la moitié des milliardaires de la planète (le troisième pays est l’Inde). Chaque semaine il y a 4 milliardaires chinois de plus, surtout dans le marché immobilier, puis dans la fabrication, mais les entrepreneurs technologiques les dépassent rapidement, et le reste du monde aussi. Sur les 2694 milliardaires au monde, 32% viennent de Chine, bien que les Chinois ne représentent que 20% de la population mondiale. Pony Ma (rappelez-vous cette habitude d’adopter un nom occidental, de préférence étatsunien, son vrai nom: Ma Huateng) de Tencent – qui possède QQ et l’application messenging WeChat – est l’homme le plus riche d’Asie avec 47 milliards de dollars étatsuniens. Nous allons beaucoup parler du géant de la technologie Huwaei; les avoirs de son fondateur Ren Zhengfei, 75 ans, ont augmenté de 24% pour arriver à 3 milliards de dollars en 2019, en hausse de 36 places, le plaçant à la 162ème.
Beijing est désormais la capitale milliardaire incontestée du monde, en ajoutant 37 pour un total de 131, devant New York. “Il y a maintenant plus de milliardaires dans les villes voisines de Hong Kong et de Shenzhen que dans toute la Californie, 158 contre 139”, explique Rupert Hoogewerf, le président et chercheur en chef du rapport Hurun. Commentant sur les inégalités au niveau mondial, il a déclaré: «Jamais autant de richesses n’ont été concentrées entre les mains d’un si petit nombre».
[Mise à jour 2019: 2470 milliardaires connus dans le monde, en baisse de 224 par rapport à l’année précédente. La Chine est en tête, perdant 213 milliardaires, suivie par l’Inde avec 52. Dixit Rupert Hoogewerf, «une baisse de 23% des marchés boursiers chinois couplé à une baisse de 6% du yuan chinois ont été les principales causes des baisses en Chine”]
A propos, quand on parle de pauvreté en Chine, cela signifie 2800 Yuans par an, 400 dollars US, 360 Euros, un par jour.
Deuxième critique de la lutte anti-pauvreté: le gouvernement déplace des ruraux vers les grandes villes – une pratique chinoise ancienne et fréquente – ce qui, en plus d’améliorer leur niveau de vie, a également pour effet d’augmenter la consommation intérieure afin de ne pas dépendre tant des exportations, en particulier en temps de guerres commerciales.
Mais l’un des principaux problèmes est la difficulté fréquente pour les migrants ruraux de trouver un emploi et de s’adapter à la vie urbaine. Bien conscient de cela ainsi que de l’inégalité croissante, et craignant particulièrement des troubles sociaux, le gouvernement tente de réorienter le développement économique vers l’intérieur des terres, en particulier à l’ouest et loin des grandes métropoles côtières. De nombreuses grandes entreprises étrangères telles qu’Airbus, Dassault et Danone sont dirigées vers la vaste province du Sichuan où les salaires peuvent être les 2/3 des grandes villes où, ironiquement, les entreprises chinoises ne peuvent plus concurrencer les pays d’Asie du Sud-Est, tel que le Vietnam, aux salaires inférieurs.
Pour développer une connectivité ferroviaire rapide entre ces villes secondaires, après être partie de zéro au tournant du millénaire et avoir atteint 29 000 kilomètres de voies ferrées à grande vitesse, la China Railway souhaite arriver à 45 000 km d’ici 2030 et desservir les parties les plus reculées de tout le pays.
Troisième critique: le budget alloué au programme de lutte contre la pauvreté est une fraction de celui de la sécurité publique qui s’élevait à 158,4 milliards de yuans (25 milliards de dollars) en 2018, et le Xinjiang – l’une des rares zones non montagneuses ciblées par le programme anti-pauvreté – est la région où cet écart est le plus élevé: 6,1 milliards de yuans (961,57 millions de dollars) en fonds anti-pauvreté contre 57,95 milliards de yuans (9,16 milliards de dollars) pour la sécurité en 2018, nécessaires entre autres pour les 7000 nouveaux postes de police et 100 000 policiers.
Au Xinjiang le budget de la sécurité publique a augmenté huit fois plus vite que pour l’ensemble de la Chine, ses coûts de sécurité ont été multipliés par dix au cours de la dernière décennie, depuis les émeutes de 2009 à Urumqi – les deux autres régions de sécurité les plus importantes sont le Guangdong (capitale Guangzhou de notre amie Shery) et le Jiangsu (capitale Nanjing de notre amie Rose).
Ces chiffres sont difficiles à trouver et très sommaires, et peuvent différer considérablement d’une source à l’autre – j’ai trouvé pour 2018 des chiffres globaux de sécurité publique allant de 31,4 milliards à 193 milliards de dollars américains, ce dernier chiffre dépasse celui de la défense nationale qui se situaient à 173 milliards de dollars US (contre 649 milliards pour les USA), le tout au nom du “maintien de la stabilité” …
Quelques comparaisons de sécurité publique: la Chine dépense 260 dollars par citoyen pour maintenir 120 policiers non armés et héberger 242 prisonniers par tranche de 100 000 habitants, les États-Unis dépensent 670 dollars par citoyen pour 250 policiers armés et 700 prisonniers. Le taux d’homicides en Chine est un-sixième des États-Unis, son taux de récidive est d’un dixième, et deux fois plus de Chinois font confiance à leur système de justice que les Etatsuniens.
Le taux d’homicides en Chine est un-sixième des États-Unis, et deux fois plus de Chinois font confiance à leur système de justice que les Etatsuniens
Pour en revenir à la lutte contre la pauvreté, la corruption est un gros problème car les responsables locaux détournent souvent l’argent alloué à ces programmes: centres de santé, éducation, installations touristiques. La Commission centrale de contrôle de la discipline a puni plus de 5000 fonctionnaires pour corruption liée à la lutte contre la pauvreté rien qu’au cours des six premiers mois de 2017. Cela faisait partie d’une vaste campagne anti-corruption lancée en 2012 visant à la fois «les puissants tigres et les humbles mouches» sous la direction de Wang Qishan. 1,5 million de membres du parti et de l’armée ont été condamnés au terme de 2,7 millions d’enquêtes. De manière anecdotique, à la suite de la disparition des pots-de-vin, Rémy Cointreau, propriétaire du cognac haut de gamme français, a vu ses ventes baisser de 30% …
Il était donc judicieux d’impliquer directement les autorités locales et de rendre les cadres du Parti communiste individuellement responsables du sort des familles pauvres de leur région.
En route vers le sud-ouest du pays, nous avons séjourné à Jinhong, préfecture de Xishuangbanna au Yunnan, le long des frontières du Myanmar et du Laos. Avec un climat semi-tropical, nous nous sentions déjà en Asie du Sud-Est. En fait, la ville possède un grand jardin botanique de fleurs tropicales, mais c’est également l’une des quatre régions de Chine qui reçoivent le plus d’aide pour lutter contre la pauvreté dans les montagnes, surtout les villages tribaux. Alors que 5,7% de la population rurale chinoise vivaient encore dans la pauvreté en 2016, selon un rapport de l’ONU, «ce nombre atteint 10% dans certaines régions occidentales et 12% parmi certaines minorités ethniques».
[Ajoute 2020: avant Jinhong nous étions passés par le comté de Mojiang, à l’ouest des rizières en terrasses, toute une région tropicale de montagnes, remplie de grottes et de mines souterraines dans l’une desquelles les chercheurs du Wuhan Institute of Virology – dans la ville où l’épidémie a commencé – ont découvert en 2012 un groupe divers de coronavirus dans six espèces de chauves-souris…]
Ensuite nous avons pris le bus pour Luang Prabang, ville laotienne, patrimoine de l’Unesco, à 376 km au sud, à 14 heures de route, et hors de Chine.
(A suivre dans la 2ème série, Chine, de l’Histoire à la Modernité)