Un, deux, trois, quatre. Qui sera le prochain sur la liste des départs ? Définitivement, les Etats généraux Sectoriels de la Nation (EGSN) sont dans l’impasse. Pire, plus rien ni personne ne peut les sauver. C’est fini. Sa poursuite dans ces mêmes conditions, relève du pur fantasme. C’est le premier grand échec du Président Jovenel Moïse. Il faut savoir reconnaître ses erreurs. En 1962, un ingénieur agronome, mais fin observateur de la politique internationale et des choses publiques, avait fait sensation en créant un énorme malaise dans les milieux soi-disant bien pensés de l’Afrique postcoloniale et en France en particulier avec son ouvrage intitulé L’Afrique noire est mal partie publié aux éditions du Seuil. Cet ingénieur agronome, un Français, s’appelait René Dumont. Cinquante six ans après la publication de ce brulot, toute la communauté scientifique en agronomie et celle de la politique lui donnent raison. René Dumont avait vu juste, l’Afrique noire était mal partie.
Et aujourd’hui, c’est à l’unanimité qu’on reconnaît à René Dumont sa grande lucidité en tant que penseur et visionnaire. Sur le continent africain, à quelques rares exceptions, l’ensemble des Etats sortis du joug colonial français ou belge vers les années 60 font face à d’énormes problèmes alimentaires pour nourrir leurs peuples. La raison est simple. La politique agricole qu’avaient mise en place les nouveaux maitres des pays fraichement libérés s’était orientée vers les anciennes puissances coloniales ; tandis que la culture vivrière locale était quasiment oubliée ou abandonnée. Résultat, plus d’un demi-siècle plus tard de cette politique absurde qu’avait dénoncée René Dumont, les Etats africains n’arrivent toujours pas à éradiquer la faim sur leurs territoires. Certains se demandent sans doute pourquoi une telle introduction juste pour aborder dans cette Tribune la question des Etats généraux Sectoriels qu’avait lancés le Président Jovenel Moïse, il y a quelques mois. Pour deux raisons. La première naturellement, pour ce fameux titre L’Afrique noire est mal partie.
Dumont aurait pu titrer son bouquin « L’Affaire est mal partie ». Cela reviendrait au même. Puisque ce titre résume à lui seul cette politique publique qui n’avait rien à voir avec la population africaine dans son application. En clair, les Africains étaient exclus dès le départ du développement de leur continent. Deuxièmement, parce qu’on estime, au vu de la manière dont les Etats généraux Sectoriels s’organisent et le désistement de la plupart des acteurs importants qui ont été « choisis », que finalement plus rien ne peut empêcher l’échec de cette belle initiative. Ainsi, pour nous « Les Etats généraux Sectoriels de la Nation sont mal partis ». A la place du chef de l’Etat, avant même que cela ne se transforme en une banale « Commission présidentielle » comme ce pays en a connu depuis trente ans, on arrêtera tout de suite les frais afin de repenser la structure et l’architecture pour permettre à tous de comprendre l’importance et l’utilité de ce grand « combite » national. En Haïti, il n’y a pas formellement une opposition à la réalisation des « Etats généraux de la Nation ».
Tous les Haïtiens s’accordent à reconnaître la nécessité d’une telle démarche. Mais là où le Président de la République pèche, c’est d’avoir peur de se faire dépasser par les évènements ou de perdre son « bébé » par l’ampleur que pourraient prendre les Etats généraux. Or, justement, il ne s’agit pas d’un mouvement qui doit couvrir de gloire le chef de l’Etat. Il ne s’agit point de monter une machine dont l’objectif serait de combattre la politique ou même de critiquer l’actuelle Administration. Il s’agit de diagnostiquer tous les maux du pays et d’en proposer des remèdes efficaces. Tout le monde doit être conscient de ce premier point. Sinon, l’on arrivera jamais à organiser dans ce pays ce grand débat national qui serait salutaire non pas pour une catégorie de la population, mais pour l’ensemble des Haïtiens y compris ceux de l’outre-mer. La façon dont certains abordent cette affaire des Etats généraux nous paraît très réductrice dans la mesure où le Président Jovenel Moïse ne devrait être qu’un acteur parmi d’autres. D’ailleurs, c’est ce qu’a reproché à peu près Evans Paul (KP) aux amis du chef de l’Etat dans sa lettre de démission.
Certes, étant aux commandes de l’Etat, l’initiative d’organiser ces discussions lui revient de fait. Mais pour lui aussi, cela doit être clair, les Etats généraux, qu’ils soient sectoriels ou nationaux, ne lui appartiennent pas et n’appartiennent à aucun camp ni secteur. C’est pourquoi d’ailleurs, il doit écarter de son esprit l’idée que les citoyens qui doivent être choisis devraient être obligatoirement des amis ou des gens en qui il a toute confiance. Nous l’avons dit dans la première Tribune consacrée à cet effet, il n’y a pas longtemps. La présidence de la République court-circuite elle-même la réussite de ces Etats généraux Sectoriels en prenant sur elle de nommer seule tous les membres du Comité de pilotage et d’organisation des Etats généraux Sectoriels en plus du Secrétariat technique. Par la même occasion, elle a signé son échec. C’est vraiment mal comprendre les enjeux. Le Président Jovenel Moïse a agi comme s’il s’agissait de former son Cabinet particulier en donnant à chacun son rôle.
Comment le chef de l’Etat pouvait-il comprendre ou imaginer que ces personnalités, certes respectables pour la plupart, qu’il a choisies tout seul comme un grand, allaient faire l’unanimité ou même être acceptées par les corps sociopolitiques de la nation sans qu’aucun des partis politiques ou autres secteurs organisés n’aient leur mot à dire ? Certainement pas dans l’Haïti d’aujourd’hui. Nous ne sommes plus dans l’Haïti des années 60-70 où seul un Président à vie tout puissant désignait, choisissait, nommait et révoquait depuis son bureau au Palais national. Et encore ! Même à cette période noire de la vie nationale haïtienne, pour les besoins de la cause, parfois le chef tout puissant se rappelait qu’il existe des organismes ou institutions avec qui il fallait discuter avant de se lancer dans des aventures périlleuses pouvant mettre en cause l’unité nationale. Bref, tout ceci pour dire que le pays, en tout cas, le pouvoir, peut faire une croix sur le bon déroulement des Etats généraux Sectoriels qu’il avait imaginés. Trop d’incertitudes planent non seulement sur le fond, mais pire encore sur la forme.
Car, les personnalités composant le corpus de cette affaire qui devraient en effet porter une certaine caution ou légitimité aux résultats qui pourraient sortir des travaux sont en grande partie soit contestées ou peu crédibles aux yeux de la population. Certains paraissent comme des « paka pala », des éternels présents à quasiment tout ce que font les pouvoirs en Haïti depuis ces trente dernières années. D’autres sont marqués politiquement ou réputées proches du pouvoir. Alors que l’opposition voit les EGSN plutôt comme un « machin » de plus du pouvoir PHTK pour tirer la couverture sur lui en laissant de côté les vrais problèmes du pays. Bref, pris sous le feu de la critique soit de la plupart des médias, soit des citoyens qui ne se sentent pas représentés au sein des deux structures mises en place par la présidence, certains membres du Comité de pilotage et d’organisation des Etats généraux ont trouvé mille et une raisons pour filer à l’anglaise entre les mains du Président Jovenel Moïse. En vérité, personne ne fait foi aux motifs présentés par ces « démissionnaires » pour abandonner le navire des Etats généraux. Car ces personnalités ne sont pas n’importe qui.
Elles avaient bien pesé les pours et les contres avant d’accepter l’offre du Palais national. Cette histoire qu’on a rajouté leurs noms sans les consulter est archi-faux. La vérité c’est qu’elles ont été prises de panique devant les critiques venues de toutes parts non seulement concernant la manière dont les choses se passent à l’intérieur, mais aussi elles ont constaté que leur crédibilité est menacée au sein de la population. Et même auprès de leurs amis et de leurs corporations qui n’avaient ni approuvé ni donné un avis favorable à leur entrée en scène dans un « truc » sans pied ni tête. Au moment où nous écrivons cette Tribune, ils sont au nombre de quatre à avoir pris officiellement la poudre d’escampette : le professeur Claude Moïse, l’ancien Premier ministre Jacques-Edouard Alexis, Mgr Louis Kebreau et l’ancien Premier ministre Evans Paul (KP). Ce dernier, moins de 3 jours après sa démission, revient sur sa décision de se retirer en souhaitant un meilleur comportement des membres du Comité de pilotage des États Généraux sectoriels. Mais en réalité, l’hécatombe au sein du Comité de pilotage des EGSN est beaucoup plus grande. Certains, comme dans la tradition historique haïtienne, préfèrent faire du marronnage. Ils jouent à l’absentéisme. C’est le cas de l’ancien parlementaire, Yrvelt Chéry, membre influent du parti politique OPL (Organisation du Peuple en Lutte) qui n’a jamais mis les pieds dans une réunion du Comité de pilotage.
Prétextant qu’il n’a pas encore reçu l’autorisation de son parti politique pour intégrer la structure des Etats généraux Sectoriels de la Nation. Un gage faisant rire le tout Port-au-Prince dans la mesure où ce cadre de l’OPL a l’habitude d’agir comme bon lui semble quand cela l’arrange et sans jamais tenir compte d’un parti qui en fait, n’a aucune influence sur aucun de ses grands dirigeants. Et puis, depuis quand en Haïti, les leaders politiques respectent-ils les règlements intérieurs ou Chartre de leur parti ? Yrvelt Chéry, en tant que fin politique, est conscient que l’affaire va mal tourner. Il préfère prendre pour le moment ses distances en observant de loin comment le « Titanic » de Jovenel Moïse sombre peu à peu sur les icebergs de la politique haïtienne. Il y a aussi le cas le plus compréhensible de l’ancienne Première ministre Michèle Duvivier Pierre-Louis. Elle aussi, comme son collègue Chéry, fait de l’école buissonnière. Elle a toujours un prétexte pour ne pas s’asseoir avec les autres membres de cette instance.
Toujours à l’étranger ou occupée avec la FOKAL. Michèle Duvivier Pierre-Louis n’a participé en tout et pour tout qu’à une seule rencontre du Comité de pilotage des Etats généraux Sectoriels. Certains s’interrogent sur la présence de la patronne de la Fondasyon Konesans ak Libète (FOKAL) parmi les membres du Comité de pilotage. Des doutes planent aussi sur la présence de Frère Francklin Armand des Petits Frères (PFI) et Petites Sœurs (PSI) de l’Incarnation dans ce rassemblement formé unilatéralement par le pouvoir Tèt Kale. Les rumeurs laissent entendre que lui aussi ne donne pas signe de vie lors des réunions de ce club qui devient de plus en plus restreint et confidentiel. D’autres part, en ce qui concerne le Secrétariat technique qui est censé mettre en musique les décisions du Comité de pilotage et d’organisation, s’il est composé de certains professeurs connus du milieu universitaire entre autres Creutzer Mathurin, Jean-Marie Théodat et Fritz Dorvilier, pour d’autres, certains secteurs ne voient pas leur place. En regardant la liste de près, en effet, certains noms laissent à penser qu’ils sont là par pur opportunisme.
Le cas de Max Attys est assez révélateur. Et l’on se demande sur quel critère le Président Jovenel Moïse a choisi les membres de ce Secrétariat. Max Attys est un ancien parisien qui connaît peu de choses de la société haïtienne. Depuis son retour en Haïti, il y a près de dix ans, Max Attys parle très peu le créole. Il ne s’exprime pratiquement qu’en français. Hier, farouche opposant à Michel Martelly et PHTK, il s’était donc opposé énergiquement à la candidature de Jovenel Moïse entre 2014 et 2016. Mais par le truchement de ses relations politiques avec le sénateur Jean Renel Sénatus dit « Zokiki » et recherchant les opportunités d’où qu’elles viennent, il a pris le train en marche et s’est embarqué avec Jovenel Moïse à la fin de l’année 2016, au moment où tous les feux étaient au vert pour celui-ci vers les marches du Palais national. Voilà Max Attys bombardé, aujourd’hui, Conseiller technique pour les Etats généraux Sectoriels en attendant d’être nommé ministre, son rêve le plus fou, selon la plupart de ses amis. Cette manière qui consiste à donner des strapontins à des partisans faute de place ailleurs est la pire des manières pour réussir une politique.
Surtout s’il s’agit de trouver un large consensus entre des secteurs divers et pluriels. La décision du Président de la République de ne pas faire appel à l’ensemble des acteurs et de discuter avec eux avant toute désignation susceptible de provoquer des animosités était la meilleure décision, s’il ne voulait vraiment pas que les Etats généraux réussissent. Les dés sont donc jetés. Les Etats généraux Sectoriels de la Nation du chef de l’Etat ont du plomb dans l’aile. Les différents débats devant avoir lieu dans tout le pays et dans tous les domaines sont grandement hypothéqués par le fait que le Président a appliqué la même politique que ses prédécesseurs sur le plan de gestion des choses publiques. Et sur l’échec annoncé de ces Etats généraux Sectoriels, il portera l’entière responsabilité. Dans la mesure où il n’y a pas vraiment de refus catégorique de la part des autres acteurs de participer aux débats, mais jugeant seulement inutile d’y aller. Puisque le pouvoir ne veut entendre que ce qu’il veut entendre estiment-ils. Dommage !
C’est une nouvelle occasion manquée pour la Nation et pour les Haïtiens de discuter entre eux afin de trouver ensemble les solutions appropriées aux maux qui rongent leur pays. Certes, il est encore temps de faire machine arrière. Le Président de la République peut profiter de ces démissions en cascade au sein du Comité de pilotage pour relancer cette belle idée qui consiste à mettre tous les acteurs autour d’une table avant même de définir quoi que ce soit. Les grandes organisations socioéconomiques et politiques du pays n’attendent que le jeu soit ouvert et transparent pour y prendre part. Elles ne veulent servir ni d’alibi ni de caution à une politique qu’elles n’ont pas choisie. La désertion de ces personnalités des EGSN pour quels que motifs qu’ils soient montre qu’il y a malaise sur l’agencement des Etats généraux Sectoriels. La Présidence ne peut continuer avec cette folle machine comme s’il n’y a rien ou comme s’il ne s’est rien passé.
Le chef de Cabinet du Président de la République, Wilson Laleau, a tort de minimiser le départ de deux anciens Premiers ministres, Jacques Edouard Alexis et Evans Paul et de l’éminent historien et professeur Claude Moïse du Comité de pilotage et d’organisation des Etats généraux Sectoriels de la Nation. Et que dire du départ précipité du Président des EGSN, Mgr Louis Kébreau, qui a toujours été pourtant un soutien de taille pour le pouvoir Tèt Kale ? En minimisant ces départs, cela laisse à penser qu’ils n’avaient pas été nommés pour leur compétence, mais juste pour servir et faire valoir. Il y a la possibilité de revenir à l’esprit originel des Etats généraux de la Nation en profitant de l’abandon ou de la démission de toutes ces personnalités pour repenser sa mise en place. Sinon, ce serait du temps perdu pour tout le monde et beaucoup d’argents gaspillés. Alors que les problèmes de la Nation demeureront insolubles.
C.C