Voyage au cœur de la mobilisation anti-Ariel Henry !

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Des manifestants protestent contre le Premier ministre haïtien par intérim Ariel Henry, appelant à sa démission, à Port-au-Prince, en Haïti, le 10 octobre. RICHARD PIERRIN/AFP VIA GETTY IMAGES

(3ème partie)

 

La lutte pour renverser le gouvernement intérimaire dirigé par le Premier ministre Ariel Henry a pris une autre dimension depuis bientôt un mois. Le pays est dans le désarroi total suite au blocage à l’extérieur du chef de la Transition. Ce sont les groupes armés qui contrôlent quasiment Port-au-Prince après les attaques du 29 février et des 1er, 2, 3 et 4 mars 2024 contre les Commissariats de police, les Tribunaux, les centres carcéraux et des Ministères. Le gouvernement, il faut le dire, est en déroute. Personne n’est aux commandes. Mais, cette lutte pour renverser les autorités de Port-au-Prince ne se cantonne pas uniquement dans la capitale et ses banlieues. La population des neufs autres départements du pays aussi n’entendait donner aucun répit au gouvernement dans sa mobilisation. Au-delà du département de l’Ouest, en allant vers le nord, l’on ne compte plus le nombre de manifestations ayant eu lieu ces derniers mois, ces dernières semaines, voire ces derniers jours.

Dans le département de l’Artibonite par exemple, la population est toujours sur pied de guerre, notamment à Saint Marc et aux Gonaïves où une foule, sorte de marée humaine, a totalement paralysé l’agglomération des Gonaïves durant la semaine du 7 février 2024. A Bois-Marchand, un quartier de la ville, les manifestants ont pillé et incendié plusieurs dépôts de provisions alimentaires appartenant aux commerçants et organisations caritatives. Le bureau départemental du ministère de la Coopération et de la Planification est réduit en cendre en même temps que deux véhicules appartenant à l’État, alors que la population rend le Premier ministre responsable de ces actes. Un peu plus au nord, des villes comme Cap-Haïtien, Fort-Liberté, Hinche et Ouanaminthe ont été le théâtre de mouvements de contestation durant des semaines et les populations de ces régions se sont révélées être une force importante pour l’opposition et la BSAP afin de combattre le régime. Le Cap-Haïtien, la capitale régionale, a accueilli d’immenses manifestations pratiquement tous les mois de janvier et de février 2024.

Si curieusement la journée du lundi 5 février 2024 était plus calme, il n’empêche que les écoles, les établissements bancaires, les commerces sont tous restés fermés et, jusqu’au début du mois de mars, ils fonctionnaient toujours au ralenti. Mais, ce qui était plus bizarre, très tôt ce 5 février, des dizaines d’Haïtiens se sont précipités à l’aéroport de la ville afin de ne pas rater leur vol à destination de la Floride ou de la capitale haïtienne. Tandis que la police patrouille dans les principales artères de la ville où le transport public, les taxi-motos se faisaient rares. En réalité, c’est l’ensemble du pays qui, pendant une semaine, n’a pas pris de pause et le clou de cette contestation a été comme l’avait promis l’opposition le mercredi 7 février 2024. Très tôt le matin, le pays s’est réveillé en mode révolution. Pas un village n’a été épargné de ce mouvement anti-gouvernemental durant lequel la population, en fusion avec les agents de la BSAP, a réclamé la démission du Premier ministre Ariel Henry.

Les villes de province, comme nous l’avons souligné au début, ont été les principales sentinelles de cette révolte contre le pouvoir. Pendant toute la journée du 7 février, la population a mené un front anti-Ariel Henry en brandissant des drapeaux : noir et rouge du Parti Pitit Dessalines et celui de la Russie. Au cours des manifestations, les manifestants ont tenté de bloquer la route conduisant vers l’aéroport du Cap-Haïtien et ont saccagé plusieurs entreprises privées. La police a dû intervenir à coup de gaz lacrymogène et de tirs à hauteur d’homme pour mettre fin aux pillages. La veille, sur la Place d’armes, Jean-Charles Moïse avait donné une conférence de presse pour dénoncer la police qui a un comportement dépassant ses limites empêchant la population d’exercer ses droits. C’est tout le Grand-Nord qui a été mobilisé à l’exemple du Nord-Est.

A Fort-Liberté, le chef-lieu de ce département, là aussi la population a pris les rues et appelé à la démission du Premier ministre, comme d’autres agglomérations, notamment Terrier-Rouge où les manifestants ont attaqué le Commissariat de police de la commune. A Trou-du-Nord, dès l’aube du 5 février, la population s’était rassemblée dans le centre-ville et se préparait à prendre d’assaut le Commissariat de la ville. Mais, devant une forte mobilisation de la police pour protéger ledit Commissariat, les manifestants ont dû rebrousser chemin. Sur la route nationale N° 6, juste à l’entrée de Ouanaminthe en passant par Fort-Liberté, les habitants du département du Nord-Est se sont mobilisés toute la journée du 7 février 2024, soutenus par les agents de la BSAP. Ces villes ne sont pas les seules du département, loin de là, où il y eu d’importantes manifestations durant la semaine qui a fait vaciller le régime. Il y le cas de Ouanaminthe qui est une ville moyenne du département du Nord-Est. Située sur la frontière juste en face de la ville de Dajabon en République dominicaine, Ouanaminthe était l’une des premières villes à se mobiliser contre le pouvoir.

Le refus des autorités de Port-au-Prince à soutenir les paysans dans la construction du canal est certainement à l’origine non seulement des déboires de la BSAP auprès du gouvernement mais aussi de son ralliement aux divers appels des chefs de l’opposition, notamment Guy Philippe, à rejoindre la contestation contre Ariel Henry. De ce fait, comme dans le Plateau Central, les agents de la BSAP du Nord-Est deviennent les meneurs de la contestation avec leurs propres méthodologies qui consistent à attaquer de front le pouvoir en le provoquant. Plusieurs institutions publiques ont été attaquées, pillées ou incendiées par les hommes de la BSAP mais aussi par la population qui n’a rien à perdre. C’est ainsi qu’on a assisté à des manifestations communes entre lundi 5 et le jeudi 8 février 2024. Des partisans de la plateforme politique Pitit Dessalines de Jean-Charles Moïse et des agents de la BSAP se sont fraternisés et ont parcouru la ville pratiquement tous les jours. Très remontés contre le gouvernement, les habitants ont attaqué plusieurs institutions publiques et privées.

La Mairie, la Douane, le Tribunal de Paix, Paryaj Pam, Croix-Rouge haïtienne, etc… ont été incendiés par les contestataires. Devenue un point important de la contestation anti-gouvernementale, la ville de Ouanaminthe, avec la présence de centaines d’agents de la BSAP sur son territoire, s’érige au rang de précurseur pour avoir été la première à dire NON à Ariel Henry et la population fait figure de pionnière dans le mouvement pour le renversement du gouvernement. En dépit d’un calme apparent, la BSAP et la population restent mobilisées et continuent de temps à autre à se faire entendre dans la ville. Enfin, prenons le chemin du retour en empruntant la route nationale N° 3, en direction de Hinche dans le département du Centre. Premier constat, sur tout le parcours, pas le moindre village qui ne soit pas en mode de révolte anti-gouvernementale depuis le début de la contestation. Le mercredi 7 février 2024, c’est toute la ville de Hinche qui a été paralysée et qui a vécu sous tension pendant toute la journée.

Une foule a pillé plusieurs locaux de l’Etat, notamment le bureau départemental du ministère de l’Économie et des Finances, la Mairie et la Douane de la localité de Papaye. L’unité spéciale de la police, UDMO (Unité Départementale de Maintien de l’Ordre), est aussi intervenue de manière conséquente et a procédé à l’interpellation de plusieurs contestataires dans le département du Centre, notamment, à Hinche, Belladère, Mirebalais où il y a eu beaucoup de monde dans les rues. Dans cette partie du territoire, – Nord-Est et le Plateau central –  la lutte pour le départ d’Ariel Henry est encore plus rude. Plus radicale. Plus violente. Plus conséquente. La raison est simple, le soutien et la participation des agents de la BSAP quand ce ne sont pas eux-mêmes qui sont à l’origine des mouvements de contestation anti-gouvernementale. Parmi les villes de ces deux départements, sans établir une hiérarchie de nombre des manifestations enregistrées, il y en a deux qui remportent la Palme. Il s’agit de Ouanaminthe, dont on a déjà démontré l’engagement dans la bataille et Hinche.

Deux villes pourtant bien différentes dans leur topographie et leur organisation administrative et institutionnelle. Hinche est le chef-lieu du Plateau central, berceau du résistant anti-impérialiste, Charlemagne Péralte. Cette ville regroupe toute la panoplie institutionnelle et administrative de l’Etat avec son statut de chef-lieu de département. La puissance publique y est représentée par un Délégué (Préfet), un Directeur départemental de police, des Commissaires de police, un Commissaire du gouvernement (Procureur), un substitut du Commissaire du gouvernement (Procureur adjoint), des unités spéciales de la PNH (UDMO), etc. Bref, tout l’appareil judiciaire et répressif de l’Etat y est présent. En plus, Hinche n’a jamais eu une réputation de ville rebelle à l’image des Gonaïves ou de Petit-Goâve qui sont à l’avant-garde des contestations contre les pouvoirs établis dans la capitale. Pourtant, depuis plus d’un mois, cette ville qu’on dirait même pacifique, devient l’une des villes qui font peur au pouvoir et pouvait même être la ville qui ferait tomber Ariel Henry.

Pour trouver l’explication, il faudra chercher du côté de la BSAP. Mais, bien avant que cette structure armée fasse parler d’elle, il se trouve que le département du Centre a toujours été un bastion pour les anciens militaires démobilisés. Depuis longtemps, des ex-militaires des FADH ont élu domicile dans ce département frontalier de la République dominicaine où ils se comportent comme s’ils n’ont jamais été démobilisés. Ils ont leur caserne et leur commandement. Les gouvernements passent et repassent dans la « République » de Port-au-Prince, mais à aucun moment ces anciens militaires ne se sentaient menacés, voire inquiétés. Arrive l’histoire ou la création de la fameuse brigade de sécurité des aires protégées (BSAP) mise en place sous la présidence de Jovenel Moïse. Beaucoup de ces anciens militaires ont été recrutés de manière officielle pour intégrer cette institution publique. Beaucoup, disons-nous. Sauf que la création de la BSAP est une aubaine pour ces militaires démobilisés qui cherchaient justement une reconnaissance officielle de leur existence.

Compte tenu que les autorités n’ont pas fait ce qu’il fallait pour bien gérer ce nouvel organisme public, très vite tous les anciens militaires du pays vont se considérer comme faisant partie intégrante de la BSAP. Or, les autorités de Port-au-Prince ne contrôlent pas vraiment cette structure armée. Les agents prennent de plus en plus de liberté et ils étaient tolérés par le pouvoir de Jovenel Moïse mais aussi et surtout par le régime de la Transition conduit par Ariel Henry en tant que chef de gouvernement, tant qu’ils étaient à son service. Pendant ce temps, il n’existe pas de chef de l’Etat. Il aura fallu l’histoire du canal de Ouanaminthe pour que la BSAP quitte la sphère de ce gouvernement qui avait refusé de sécuriser les paysans contre l’armée dominicaine sur la frontière. Depuis, la BSAP et même l’ANAP ont été mises en veilleuse par le pouvoir de Transition qui veut les restructurer, selon l’arrêté proclamant leur mise à l’écart dont le chef historique, Jeantel Joseph, a été purement « viré » de l’institution.

D’où le bras de fer existant entre le gouvernement et la BSAP. Il se trouve que le pouvoir d’Ariel Henry est contesté par l’opposition qui réclame à cor et à cri sa démission et que la population aussi est entrée dans le jeu trainant avec elle la BSAP qui la soutient depuis septembre 2023 dans le conflit qui l’oppose justement avec le pouvoir. Du coup, Hinche s’est retrouvée en première ligne dans la mesure où, elle est l’une des places fortes sinon la base la plus importante de la BSAP dans le pays. C’est ce qu’on peut appeler faire d’une pierre deux coups : d’un côté, la BSAP qui avait déjà un contentieux à régler avec les autorités et de l’autre, la population qui réclame la fin du gouvernement intérimaire. Donc, rien d’étonnant que les deux entités s’allient pour le meilleur et le pire afin d’atteindre leur objectif qui est : la chute du Premier ministre. Or, celui-ci décide faire de la résistance alors même qu’il n’a aucune base constitutionnelle ni argument juridique pour vouloir rester au pouvoir que ce soit avant ou après le 7 février 2024. D’où, aussi, ces manifestations quasi-quotidiennes qu’on a recensées dans la ville et surtout dans le Centre-Ville depuis deux mois et où tout était bloqué du lundi 5 au jeudi 8 février 2024. Le 7 février a été le point culminant de la contestation.

Les établissements scolaires, le marché public, les entreprises privées, les institutions publiques, tout, absolument tout était resté fermé à cause des manifestations violentes menée par la BSAP qui n’a jamais déposé les armes malgré la mise en demeure du gouvernement. Rappelons que cette date a été l’une des plus meurtrières à travers tout le pays, notamment à Pétion-Ville où plusieurs personnes qui manifestaient dans le calme ont été malmenées par la police nationale et un certain nombre de civils armés. La journée s’est terminée par un soi-disant message à la Nation du Premier ministre Ariel Henry. Comme d’habitude, c’est durant la nuit, aux environs de minuit trente (0H30) qu’il s’est adressé à la population, lui réclamant de garder le calme et de ne pas attaquer les biens d’autrui et sans oublier de rappeler à la population que 7 février 2024 est une date de délivrance, de libération. En fait, Ariel Henry a passé en revue tout ce qu’il devait faire en trois ans mais qu’il n’a point réalisé et qu’il entend justement signer d’autres Accords avec des partis et acteurs non violents pour relancer le processus électoral en vue des élections.

Le Premier ministre a conclu ainsi son allocution vis-à-vis du pays : « M ap fini pou m di tout moun Okay, Jeremi, Wanament, Gonaives, Tigoav, Mirebalais, Potoprens, gade kalm yo. Gouvenman an ak tout fos sekirite nou yo ap travay pou aktivite yo ka reprann nomalman. Mwen ban nou asirans pèp Ayisyen ap fini pa jwenn lapè, devlopman ak pwosperite ». Peu crédibles aux yeux de la population, les propos du Premier ministre allaient provoquer un électrochoc auprès des oppositions et de la population. Ainsi, la situation quelques jours plus tard se dégénère après son départ pour Guyana afin de participer à la 46e Session ordinaire des chefs d’Etat et de gouvernement de la Communauté des Caraïbes (CARICOM) et à Nairobi au Kenya pour un Sommet de l’ONU sur l’environnement, depuis il est bloqué à l’extérieur. (Fin)

 

C.C

 

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