(1ère partie)
104 lampes illuminaient la salle du juge fédéral William Kuntz, joliment rénovée, avec écrans et fauteuils confortables pour les avocats des deux parties qui se faisaient face, et des bancs en bois dur pour le public.
En maître suprême des lieux, le juge fixait l’horaire à suivre, mais arrivait régulièrement avec 3/4 heure de retard. En attendant nous pouvions observer les avocats conférer entre eux, fouillers leurs dossiers, prendre des notes sur leurs calepins, consulter leurs ordinateurs, pianoter sur leurs téléphones ou regarder l’horloge de la salle. Et méditer sur les énormes dépenses et énergie déployées pour dénoncer et contrecarrer la volonté de l’administration Trump de limiter l’immigration non seulement par un mur entre les Etats-Unis et le Mexique mais par une muraille juridique et administrative.
Ainsi que le racisme de Trump et de ses acolytes, souvent d’extrême-droite, crûment exprimé par le président étatsunien. Nous parlons évidemment de l’appellation de “shithole” (trou de merde) décernée par Trump dans son langage vulgaire habituel à Haïti, El Salvador et des nations africaines. Il a ajouté en juin 2017 que “tous les Haïtiens ont le Sida”. Et surtout, il a dit lors d’une réunion officielle: “Pourquoi avons-nous besoin de plus d’Haïtiens? Sortez-les”, ce qui cadre bien avec la résiliation du Temporary Protection Status qui protégeait les ressortissants de pays à gros problèmes politiques ou naturels. Par contre, il se dit heureux de pouvoir accepter des immigrants de pays comme la Norvège…
Nous faisions face aux deux avocats de l’administration Trump, Joseph Marutollo et James Cho du Bureau du procureur, avec leur escouade de soutien, une douzaine de juristes et fonctionnaires du Department of Homeland Security (DHS, nom rappelant les chemises brunes fascistes), venant du Eastern District de New York. Le gouvernement n’a sans doute pas voulu engager des frais en faisant venir un troupeau d’avocats de Washington. Ce qui montre la désinvolture de l’administration Trump face à ces procès. Fait noté par le juge qui d’emblée les a sermonnés pour le fait de n’amener aucun témoin (contre huit par les plaignants) et de se contenter de faire des objections à l’interrogatoire des témoins des plaignants, qu’il rejetait. On entendait ainsi régulièrement “Objection!” instantanément suivi de “Overruled”.
L’ouverture de la défense a été que les conditions à l’origine du TPS – tremblement de terre de janvier 2010, épidémie de choléra en octobre 2010, ouragan Matthew en octobre 2016 – n’existent plus et que la situation d’Haïti s’est améliorée au point que les titulaires du TPS peuvent rentrer en toute sécurité au pays. Selon les avocats du gouvernement, la secrétaire par intérim de l’époque du Department of Homeland Security, Elaine Duke, aurait révisé “en détail la totalité des circonstances” d’Haïti avant de décider en novembre 2017 de mettre fin au TPS pour ce pays. Duke serait une “consommatrice vorace d’informations” et “La décision de la secrétaire par intérim Duke n’a pas été prise à la légère”.
Apparemment elle n’a pas lu les infos les plus cruciales, soit les rapports sur Haïti de deux experts présentés par les plaignants, Ellie Happel et Brian Concannon. Ni même le rapport de ses propres services spécialisés, en l’occurrence celui de l’unité de recherches du Refugee, Asylum and International Operations (RAIO) – une des sept directions du United States Citizenship and Immigration Services (USCIS) – établi en octobre 2017 sur la base des données recueillies par les fonctionnaires de l’ambassade des Etats-Unis à Port-au-Prince.
Ellie Happel est directrice du Haiti Project et juriste à la Global Justice Clinic de New York University, ainsi qu’auteure du rapport “Extraordinary Conditions: A Statutory Analysis of Haiti’s Qualification for TPS”. Elle a travaillé en Haïti de 2011 à 2017 sur les conditions de vie. Elle a précisé à la cour qu’elle s’était intéressée à Haïti parce que c’est le seul pays où des esclaves se sont révoltés et ont arraché à la puissance coloniale la première indépendance au monde en 1804.
Une pénurie de 500.000 logements
Happel a commencé par décrire la crise des logements qui a suivi le terrible (7.0) tremblement de terre de 2010 qui, en plus de tuer des dizaines de milliers de personnes, a totalement ou partiellement détruit plus de 300.000 habitations – y compris le palais national, le parlement, le palais de justice, la cathédrale, le pénitencier national et des hôpitaux, le quartier-général de l’ONU (occasionnant la mort de son chef et son assistant) – et créé 2,3 millions de déplacés internes (IDP) sur une population de 11 millions. Brian Concannon, précédemment cité, co-directeur du Bureau des Avocats Internationaux (BAI) de Port-au-Prince et directeur de sa jumelle, l’Institute for Justice & Democracy in Haiti (IJDH) établi à Boston, a témoigné qu’il y a toujours pénurie de 500.000 logements.
L’administration Trump avance que 98% des camps de déplacés internes (IDP) ont été fermés et qu’il reste seulement 37.967 déplacés sur plus de deux millions, mais nombreux sont ceux qui soit ont été forcés de quitter les camps soit ont réintégré des habitations non sécurisées. Un exemple est Canaan, au nord de la capitale, où en un jour se sont installés 50.000 personnes venant de camps, mais qui vivent dans des tentes. Comme le dit Concannon, les habitants de Canaan, maintenant approchant les 300.000, ne sont pas repris sur les listes officielles des IDP bien qu’ils répondent à la définition de déplacés internes, leurs conditions étant des plus précaires et l’Etat haïtien n’ayant toujours rien fait pour eux, neuf ans après le tremblement de terre, au point que les habitants ont dû dresser eux-mêmes des poteaux électriques et poser des câbles pour amener l’électricité. En fait, la défense a utilisé les chiffres du rapport de Happel qui parlait de 37.967 personnes vivant toujours dans des camps de déplacés “officiels”, mais sans reproduire son ajoute que “les données sont incomplètes et ne reflètent probablement pas l’étendue du problème”.
En réponse à l’argumentation de la défense que les conditions de logement étaient depuis toujours problématiques dans le pays, Concannon, qui visite régulièrement Haïti depuis 1995 et y a vécu depuis cette année jusqu’en 2004, dit qu’avant le tremblement de terre il n’avait jamais vu de personnes vivant dans des tentes comme maintenant. Il a ajouté que le meilleur moyen de connaître les conditions de vie d’un pays est de parler aux habitants qui vivent sur place.
Mais le rapport même du RAIO gouvernemental d’octobre 2017 sur Haïti – précédant la révocation du TPS – replace les dires de la défense dans leur contexte et confirme les constats de Happel et Concannon: “Selon Amnesty International, de nombreuses personnes qui ont quitté les camps/sites de personnes déplacées auraient ‘regagné des maisons insalubres ou auraient commencé à construire ou à reconstruire leurs maisons, dans la plupart des cas, sans assistance ni conseil, et souvent dans des quartiers informels situés dans des zones dangereuses’. Amnesty International a également affirmé que plus de 60.000 personnes déplacées ont été expulsées des camps par la force depuis 2010 par des propriétaires terriens, souvent avec l’aide ou le soutien implicite des autorités haïtiennes”.
Le RAIO ajoute les conséquences aggravantes de l’ouragan Matthew d’octobre 2016, qui a soufflé à la vitesse incroyable de 220 km/h et a touché 2,1 millions de personnes – notamment par la destruction de récoltes – en déplaçant 175.000, tuant 546, affectant plus de 236.000 habitations «dont 44% ont été détruites et 42% gravement endommagées ». Et de conclure: “Alors que les camps de personnes déplacées après le tremblement de terre sont en train de fermer, la pénurie de logements en Haïti reste loin d’être résolue”.
Happel a complété le tableau pour le juge Kuntz en rapportant que les édifices publics n’ont pas encore été tous reconstruits car 90% des ministères (28 sur 29) et 60% des centres de santé (au nombre de 50, plus une partie de l’hôpital universitaire, plus le ministère de la santé) avaient été détruits, sans oublier l’absence de traitement des déchets et le manque d’eau potable, ce qui est essentiel en cas de choléra.
Près d’un million de personnes affectées par le cholera
Ceci est un autre point présenté comme positif par l’administration Trump: le niveau de choléra est à son plus bas niveau, ainsi que le nombre de morts. Mais l’on compare ceci à une des plus grandes épidémies au monde où 10.000 personnes sont mortes et plus de 810.000 affectées depuis 2010 quand le contingent népalais des troupes de l’ONU stationné à proximité de la rivière de l’Artibonite a infecté celle-ci avec une bactérie de choléra d’Asie du Sud – selon un médecin épidémiologiste français et Médecins sans frontières – au même moment où une épidémie de choléra se déclarait à Kathmandu, et alors qu’Haïti n’avait connu aucun cas au cours de la décennie précédente.
L’Institute for Justice & Democracy in Haiti de Brian Concannon a intenté un procès contre l’ONU mais bien que celle-ci ait rejeté le cas, le secrétaire-général de l’époque, Ban Ki-moon, a fini par se déclarer en décembre 2016 “profondément désolé” pour l’épidémie.
Au mois d’août le rapporteur spécial de l’ONU, Philip Alston, avait condamné de manière cinglante l’approche juridique adoptée par l’ONU face au choléra en Haïti, qu’il qualifiait de “moralement indigne, juridiquement indéfendable et politiquement contre-productive”. Alston a également déploré que l’approche de l’ONU “maintienne un double critère selon lequel l’ONU insiste pour que les Etats membres respectent les droits humains, tout en rejetant toute responsabilité de ce type pour elle-même”. [ Katz, Jonathan M. “U.N. Admits Role in Cholera Epidemic in Haiti”. The New York Times, 17 août 2016]
A nouveau, le rapport même du RAIO nuance les prétentions de ses chefs: “Alors que le nombre de cas suspects de choléra a diminué depuis 2016, Haïti reste néanmoins ‘extrêmement vulnérable’ à la maladie. Selon le Bureau des Nations Unies pour la Coordination des affaires humanitaires (UNOCHA), le choléra continue d’affecter Haïti en raison du manque de financement pour le Plan national de lutte contre le choléra (PNEC) du pays, une fragile infrastructure d’alimentation en eau et d’assainissement, le manque d’accès à des soins médicaux de qualité et une forte densité de population et de mobilité vers les zones urbaines”.
En effet, l’ouragan Matthew a provoqué une nouvelle vague de cas de choléra – avec une pointe de 2236 cas à 5100 – et cela recommencera chaque fois qu’il y aura un brusque apport d’eau sans infrastructure pour la contrôler, les canalisations débordant dans les rivières. A ce jour, encore seulement 28% de la population a accès à un système sanitaire adéquat, le reste déféquant dans des latrines rudimentaires ou dans la nature.
Parlant de l’ONU, l’administration Trump a utilisé le retrait de la mission de l’ONU, MINUSTAH, en octobre 2017 comme autre indication que la situation se serait suffisamment améliorée en Haïti que pour pouvoir absorber le retour des TPS. Celle-ci se trouvait en Haïti depuis 2004, lors du coup d’état contre Aristide, pour contrôler la situation et les renouvellements successifs de son mandat n’avaient que cela pour but. L’ambassadrice même des Etats-Unis, Janet Sanderson, le reconnaissant dans un câble en 2008: “Un départ prématuré de la MINUSTAH rendrait le gouvernement [haïtien] … vulnérable aux … forces politiques résurgentes populistes et anti-marché, ce qui annulerait les gains des deux dernières années. La MINUSTAH est un outil indispensable pour réaliser les intérêts politiques fondamentaux du gouvernement étatsunien en Haïti”. Pas étonnant que la MINUSTAH ait été perçue comme une force d’occupation, sans parler de sa responsabilité dans l’épidémie de choléra et de nombreux abus sexuels contre des enfants, reconnu par l’ONU même. [“Subject: Why we need continuing MINUSTAH presence in Haiti” U.S. Embassy, Port-au-Prince, 2008-10-01]
“Le départ de la MINUSTAH est sans aucune importance”, a témoigné Happel. “Haïti est moins sûre qu’avant le tremblement de terre. Les 14.000 membres de la police nationale sont incapables de maintenir l’ordre et la sécurité pour une population de neuf millions. Le départ de la mission de l’ONU n’est pas un signe de progrès”. De toute façon, elle a été remplacée par la Mission des Nations Unies pour l’appui à la justice en Haïti, MINUJUSTH.
Marutollo, lui, a sélectionné quelques mots du rapport d’Happel pour affirmer que la stabilité était revenue en politique: “Depuis 2017, Haïti a enfin un président élu et un parlement complet, pour la première fois depuis 2012″. Dès le premier jour du procès, Happel a rétorqué que les faits sur le terrain sont ignorés, que le président règne par décrets et que l’instabilité politique continue. Le surlendemain, Concannon a renchéri: “Le tremblement de terre a exacerbé les problèmes chroniques. Il y a une profonde crise de corruption (avec le cas de PetroCaribe) et le gouvernement dirige le pays à partir de tentes. Le président a été élu avec 50% des 20% qui ont voté, soit il est soutenu par 10% de l’électorat. La démocratie peut vraiment l’emporter, mais nous ne sommes pas encore là”, a-t-il conclu en réponse à l’argument de la défense que la situation en Haïti était aussi mauvaise avant le tremblement de terre et qu’il ne s’agit dès lors plus de circonstances “extraordinaires et temporaires” mais d’un état chronique.
Trois massacres perpétrés en toute impunité par la police
Concannon a parlé en détail de la sécurité publique, commençant par rappeler que le tremblement de terre avait également détruit les prisons, et que 4.000 prisonniers, dont certains criminels, se sont retrouvés dans la rue. Non seulement cela, mais la police en rajoute elle-même avec trois massacres dont elle s’est rendue responsable. Celui de Lilavois en octobre 2017 où, suite à l’assassinat d’un des leurs par des malfaiteurs, des agents de la Brigade d’opération et d’intervention départementale (BOID) se sont vengés sur la population civile, y compris des enfants, en les tuant ou bâtonnant, incendiant des maisons et des commerces, brûlant des voitures et des motocyclettes, dans un massacre comparable à «un acte terroriste», tant dans sa méthode que dans ses résultats, selon l’Observatoire haïtien des droits humains (OHDH).
Tout juste un mois plus tard, le 13 novembre 2017 à l’aube, une escouade de la police nationale, secondée par la toute nouvelle mission de l’ONU, s’est déchainée pendant six heures dans le quartier de Grand Ravine à Port-au-Prince, laissant neuf morts derrière elle, une école dévastée, et les cartouches vides de cinq bombes lacrymogènes et une centaine d’obus d’artillerie lourde. Pour toute excuse, la porte-parole de l’ONU, Sophie Boutaud de la Combe a prétendu que “Les morts civils signalés ne faisaient pas partie de l’opération envisagée mais d’une action unilatérale menée par certains officiers [de la police haïtienne] après la conclusion de l’opération”.
Notons que le rôle officiel de la MINUJUSTH est d’“aider le gouvernement d’Haïti à continuer à développer la police nationale haïtienne (PNH); renforcer les institutions d’État de droit en Haïti, notamment la justice et les prisons; et promouvoir et protéger les droits humains, le tout dans le but d’améliorer la vie quotidienne du peuple haïtien”…
Or, “ce qui avait commencé comme une opération anti-gang dans un quartier pauvre et en grande partie oublié – dans un pays pauvre et en grande partie oublié – a abouti à l’exécution sommaire de civils innocents sur un campus scolaire”.
Troisième massacre, un an jour pour jour après Grand Ravine c’est au crépuscule du 13 novembre que des membres de gangs et des individus portant l’uniforme de la BOID sont descendus, cette fois dans le quartier de La Saline, faisant 71 morts, y compris femmes et enfants, onze femmes violées, 150 maisons pillées. D’après l’ambassade des Etats-Unis, il s’agissait d’une guerre de turf entre deux gangs rivaux. Les résidents, eux, expliquent que la police nationale soutient le PHTK duvaliériste au pouvoir et que celui-ci voulait punir et neutraliser les habitants de ce quartier connu pour ses manifestations antigouvernementales et pro-Lavalas, quatre jours avant une protestation nationale contre le détournement de deux milliards de dollars relatif à PetroCaribe.
En tout cas, “Le massacre de La Saline est le résultat de l’incapacité de l’Etat à garantir la sécurité sur tout son territoire national”, indique la Fondasyon Je Klere qui a également fait un rapport. «Les zones sans loi se multiplient», a déclaré sa responsable, Marie-Yolene Gilles. «Les autorités n’ont rien dit. Ils n’ont même pas condamné ce massacre”.
Avant, a témoigné Concannon au procès TPS, il y avait également des massacres par des éléments de police hors de contrôle, comme à Martissant en 1999, “mais alors le gouvernement répondait et intentait un procès à la police. Maintenant il y a un silence total. Il n’y a plus d’imputabilité”. Et de préciser: “Avant, la crise était chronique, maintenant elle est aigüe”.
(Suivant TPS 2)
(A suivre)