Sur les élections de 1957

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François Duvalier est déclaré vainqueur des élections

Les élections de 1957, qui valurent à notre pauvre peuple de 50 000 à 60 000 morts, ont opposé un politicien compétent et résolu, François Duvalier, à deux politiciens incompétents et irrésolus, Louis Déjoie et Pierre Eustache Daniel Fignolé. Comme il aurait fallu s’y attendre, Duvalier l’emporta. Pour plusieurs raisons: parce qu’il avait dans sa poche l’ambassade américaine, le principal Grand Électeur; parce qu’à partir du 25 mai 1957, il put compter sur le soutien inconditionnel de l’armée. Parce qu’il avait dans son camp la majorité des petits et moyens fonctionnaires et intellectuels, ce qu’on appelait La Classe. Et aussi, parce qu’il était très populaire dans certaines villes, dont Jérémie et Gonaïves, et dans certaines régions rurales. Il n’avait dans son camp ni l’oligarchie, ni l’Église Catholique — les deux autres Grands Électeurs, toutes deux déjoyistes pour des raisons de classe et de race. Inutile d’ajouter, tout le monde le sait, que Fignolé était le principal leader populaire, pour ne pas dire le Dieu des pauvres de la capitale et d’ailleurs. S’il levait seulement le petit doigt, son woulo pouvait mettre le Bord-de-Mer à feu et à sang en  moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Il était le cauchemar des nantis de toutes les couleurs, l’équivalent en 1957 de Sylvain Salnave ou des Piquets d’Acaau.

De gauche à droite le Général Antonio Thrasybule Kébreau et le Président François Duvalier

Pour ne citer qu’eux. N’oublions pas les Cacos du Nord et de l’Artibonite, qui furent les seuls à porter, malgré une épouvantable infériorité en armes et en munitions, notre étendard bleu et rouge (ble kou lanmè, wouj kou dife, selon une patriote jérémienne) pendant trois années terribles, face aux sanguinaires US Marines et à leurs collabos Haïtiens…

Revenons à nos moutons: Lorsque, vers la mi-1956, Magloire se rendit compte qu’il ne pourrait probablement pas rester au pouvoir au-delà du terme légal, il fit deux choses: d’une part, il choisit comme dauphin l’un de ses ministres, celui des Finances, Clément Jumelle, qui passait pour compétent et intelligent, politicien de carrière, mais que l’on disait aussi avoir les doigts un peu trop longs (vous comprenez ce que je veux dire; Jumelle n’était d’ailleurs pas le seul a souffrir de cette maladie: en 1956, le gouvernement au pouvoir passait pour le plus voleur qu’on n’ait jamais vu chez nous; hélas! On n’avait encore rien vu…). Deuxièmement, Magloire essaya de quitter le poste de Président tout en restant Chef d’Etat-Major de l’Armée. Ce sur les conseils d’un de ses Ministres, Edner Séjour Laurent, selon le témoignage ultérieur de Séjour à ma mère Ghislaine Rey-Charlier, des années plus tard, en exil. Soit dit en passant, Séjour, que j’ai bien connu, avait été membre du Parti Socialiste Populaire en 1946, mais avait vite tourné sa veste, probablement sur la base de la question de couleur. Mais, ami de longue date de mon père, il était toujours resté très proche de ma famille, et nous savions que nous pourrions toujours compter sur lui en cas de besoin.

Les candidats à la présidence aux élections de 1957 : Dr François Duvalier, l’Agronome Louis Déjoie et Clément Jumelle

Évidemment, tout le monde vit clair dans la manœuvre de Magloire. Une Grève Générale du commerce eut lieu, et Magloire vit les trois mots sur le mur: Mané, Thécel, Pharès. Il s’embarqua pour les États-Unis, et ne reviendrait dans son pays qu’après la chute de Jean-Claude Duvalier. Un militaire de carrière, mais surtout un politicien chevronné, toujours proche de l’oligarchie mulâtre, en aristocrate qu’il était. Très autoritaire, comme tout militaire, voleur, comme la plupart des politiciens, mais pas assassin. Le fait est remarquable, et j’estime devoir le dire.

Magloire essaya de quitter le poste de Président tout en restant Chef d’Etat-Major de l’Armée.

La campagne électorale avait, bien sûr, déjà démarré. Maintenant, la lutte entre les trois principaux candidats éclatait au grand jour. Déjoie avait l’essentiel de l’oligarchie et de l’Église. Fignolé avait les masses populaires, la masse, plutôt, comme l’on disait. Duvalier paraissait le moins favorisé des trois. À Pétionville, les bourgeois disaient à qui voulait les entendre qu’aucun pharmacien  n’avait jamais vu de prescription signée par le Docteur Duvalier. Beaucoup affectaient de ne pas savoir qui il était, ou ne le connaissaient effectivement pas.

Certains, cependant, le connaissaient bien: Fignolé, par exemple, qui était son compère et qu’il avait trahi sous Estimé. La plupart des politiciens noiristes, dont Roger Dorsinville, qui devait prétendre ne l’avoir jamais connu avant la campagne, et qu’il contraindrait à l’exil pour sauver sa peau. Soit dit en passant, Dorsinville, excellent romancier et historien valable, ne put jamais pardonner à Etienne Charlier ses réputations  de bon historien et de politicien honnête. Dans les années 1970 (mon père était mort d’une allergie foudroyante le 27 décembre 1960), il ne  manquait toujours jamais une occasion de le calomnier, je le dis parce que l’ai personnellement vu à l’œuvre. Tout comme Dépestre, grand poète et bon romancier, continuera de haïr Jacques Alexis, le plus grand de tous nos romanciers,  bien après son assassinat par des militaires macoutes (dont Henri Namphy), pour la raison nécessaire et suffisante que tout le monde trouvait Jacques-Soleil plus talentueux. Soit dit en passant, les relations de Jacques et de Jean Dominique, tous deux personnages exceptionnels et combattants toujours disposés a prendre d’assaut l’enfer (si j’ose dire), et de surcroit beaux-frères, n’ont pas du tout été simples.

Daniel Fignolé et son épouse

La sagesse populaire proclame depuis que le Diable était caporal qu’il ne faut jamais que deux taureaux se retrouvent dans la même savane…

Ou lâcher deux coqs dans la même cour. C’est pareil que si c’était la même chose, dirait pour rire un de mes copains de jeunesse, Paul Enkaoua…

Ceci dit, les évènements du début de l’année 1957 (Nemours Pierre-Louis, Frank Sylvain, le Collégial, elatriye…) ne furent que les premières escarmouches d’une guerre dont la plupart ne savaient pas encore qu’elle avait été déclarée. Incidemment, Duvalier, lui, le savait depuis longtemps; Kébreau aussi; Fignolé peut-être; il connaissait d’expérience la racine carrée du futur Papa Doc, mais avait encore bien des illusions, comme il devait le prouver dans peu de temps; Déjoie, lui ne comprenait rien a rien, et surtout, rien à Duvalier; il le paierait cher, mais s’en sortirait vivant; son beau-fils, Max Bolté, actionneur et homme a femmes (chez nous, les deux vont souvent ensemble) voyait tout , et disait tout à son beau-père, qui ne l’écoutait jamais: Jupiter aveugle ceux qu’il veut perdre, disaient les anciens Romains — des gens qu’on devrait encore lire et méditer, comme tout adulte bien dans sa tête devrait lire Sun Tzeu et Machiavel, deux penseurs qui avaient les pieds bien sur terre, mais pensaient pour l’éternité. Duvalier lisait Machiavel. Pire, il le comprenait, et saurait l’appliquer. Jusques et y compris dans l’art et la manière d’assassiner ses ennemis. Il aurait pu écrire ce livre célèbre, dont je ne connais que le titre: De l’assassinat considéré comme l’un des Beaux-Arts… Il doit encore être en vente quelque part sur la planète. Alors, si le cœur vous en dit…

Donc, le 25 Mai 1957, une rixe éclata entre les militaires duvaliéristes, que commandait Antonio Théophile Kébreau, ancien séminariste converti en militaire figure durant, et les déjoyistes, principalement aviateurs ou artilleurs, que commandait le colonel Flambert, dont j’oublie le prénom. Kébreau, qui devait se révéler particulièrement brutal, même  pour une armée qui vouait un culte au kokomakak, au Springfield et au Colt .38, avait du caractère et de la résolution. A la différence du pauvre Flambert, qui croyait encore a la fraternité d’armes entre militaires, à la légalité, et autres sottises dont François et Antonio se foutaient éperdument.

Kébreau commandait alors aux Casernes Dessalines. Flambert, à l’Aviation, à Chancerelles. Il décida, ou, à ce que l’on raconte, les jeunes officiers qu’il commandait décidèrent, d’aller assiéger Kébreau dans son repaire, les Casernes.

Tactiquement, c’était la bonne idée. Encore fallait-il l’exécuter rapidement. Et sérieusement. En guerre, IL FAUT mettre l’ennemi hors de combat, c’est-a-dire le tuer, le blesser, le mettre en fuite ou le faire prisonnier, par tous les moyens et n’importe quel moyen, le plus rapidement possible. C’est une question de vie ou de mort. Pa gen jwèt ladan l.

Question rapidité, ce fut zéro faute: en deux temps, trois mouvements, une batterie de canons fut transportée à deux pas du Rex-Théatre, donc face aux Casernes, en position de tir idéale, sans réaction de Kébreau. Rien d’extraordinaire: de vieux 75 mm, donc artillerie légère, fort capables toutefois de démolir les murs de leur cible, et de faire un massacre à l’intérieur,

A condition cependant d’être servis — tirés — comme il faut, Il fallait bien les pointer. A la portée où ils se trouvaient — environ 400 mètres — il n’y avait aucun calcul compliqué à faire. C’était un tir direct, à bout portant pratiquement pour des 75, un jeu d’enfants pour le plus mazette des artilleurs.

Ma mère, Ghislaine, se trouvait alors — on était au milieu de la matinée, probablement peu après dix heures — à son bureau de la rue Américaine. Elle vit de ses propres yeux la première salve d’obus tomber à la mer, en soulevant de grandes gerbes d’eau salée.

Vous allez me raconter que de jeunes officiers en bonne santé, ayant de bons yeux, un cerveau en état de marche, et ayant été entrainés, dans une Académie Militaire potable, au maniement des canons, pouvaient raisonnablement manquer une énorme caserne à la portée ridiculement courte de 400 petits mètres, avec des armes qui pouvaient, en tir direct, exterminer ou démolir n’importe qui ou n’importe quoi à un kilomètre ou plus?

Sérieusement? Vous croyez encore à Papa Nwèl, à vos âges, ou quoi?

Louis Déjoie

La vérité, c’est que ces artilleurs déjoyistes ne voulaient pas tirer sur leurs frères d’armes tapis, crevant probablement de peur, dans leur caserne, car en tant que militaires, ils savaient certainement ce que des canons peuvent faire: vous réduire en bouillie, c’est la seule raison, soit dit en passant, de leur existence. Ce sont des instruments de meurtre, point final. Et en guerre, comme disent certains, quand on tire, on ne raconte pas sa vie: on le fait pour tuer.

Les officiers déjoyistes ne se rendaient pas compte qu’ils étaient en guerre. Ils ne tirèrent donc pas sur leurs frères d’armes. Ils tirèrent trop haut, exprès, dans le seul but de les caponner.

Ils avaient fait erreur. Leurs soi-disant frères d’armes étaient devenus leurs ennemis, et allaient le leur faire savoir. De la plus radicale des façons: en les tuant.

Quelques-uns des hommes de Kébreau se faufilèrent des Casernes jusque dans la cour du Rex, et fusillèrent les artilleurs par derrière. Ils ne pouvaient pas les manquer: un aveugle aurait mis dans le mille, tant la distance était courte.

Kébreau, contre toute attente, venait de gagner la bataille. Kébreau, donc Duvalier. Et, il faut le dire carrément, ils avaient gagné, tout simplement, a cause de la stupidité de leurs adversaires. En politique comme en guerre, la sottise pardonne rarement. Si ou pa konprann sa, la marin pa metye w. Rete chita sou galeri lakay ou, jwe domino. Pa al foure òk w lan bagay ki tòw òf pou ou…

A partir du 25 mai de l’An de Grace 1957, les élections présidentielles se feraient comme Kébreau et Duvalier le voulaient. Kébreau, Duvalier, et aussi la fameuse Ambassade (you know what I’m saying…) qui était assez stupide pour prendre le plus rusé, retors et rèd des politiciens Haïtiens pour un sousou qu’elle manipulerait à sa guise.

Le peuple Haïtien, lui, paierait les erreurs de ses politiciens et des Américains de cinquante mille à soixante mille cadavres, et de la fuite de tous ceux de son élite intellectuelle qui purent échapper au hachoir à viande de la pire dictature de notre Histoire.

Vous me pardonnerez de parler si crument. J’essaie simplement de dire les choses comme elles furent. Et je souhaite que mes compatriotes, les jeunes en particulier, qui me semblent aujourd’hui aussi braves et résolus que leurs ancêtres, lisent et méditent notre héroïque et tragique Histoire, afin d’éviter, dans la mesure du possible, de toujours faire les mêmes erreurs.

Jusqu’a la victoire, toujours…

André Charlier, ce 1er décembre 2018

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