Salaire minimum, la guerre des patrons !

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Réginald Boulos

« Comprendre Haïti » est le titre d’un excellent ouvrage paru il y a quelques années au Canada par un groupe d’intellectuels et de politiques Haïtiens dans lequel ces personnalités tentent d’expliquer la problématique du sous-développement tant économique, social et politique de ce pays et de proposer quelques solutions éparses. Si leur effort et leur intention étaient louables, malheureusement, on ne peut pas dire qu’ils ont réussi leur pari. Car, comprendre ce pays demeure un mystère sinon un pari presqu’impossible. Chaque jour apporte des signes évidents que les Haïtiens sont les champions dans l’art de compliquer les choses les plus simples. L’intellectuel et diplomate Louis Joseph Janvier, bien longtemps avant le feu Professeur Leslie F. Manigat, eut à évoquer le cas de ce « singulier petit pays », complexe à analyser et fort difficile à appréhender dans sa structure organisationnelle. Ce fin observateur et acteur de la chose publique haïtienne ne croyait pas si bien dire.

Il faut vivre dans ce pays pour sentir la force de ce sentiment d’impuissance de la part de ce politique bien imbu de la sociologie de ses compatriotes. La semaine dernière, nous avons été surpris voire presqu’interloqués à propos d’un dialogue par messages interposés sur Twitter qu’ont eu deux grands patrons et hommes d’affaires haïtiens sur l’évolution des salaires minimums pour les salariés des entreprises privées et publiques. Ces hommes d’affaires ne sont pas n’importe qui. Ils se classent parmi les plus puissants du pays et disposent d’un vivier d’employés à leur service dans des domaines les plus divers. Ces deux patrons et entrepreneurs dirigent des entreprises qui brassent des millions de dollars en terme de bénéfice puisqu’ils travaillent autant avec le secteur privé qu’avec l’Etat. Ils se nomment : Réginald Boulos et Dimitri Vorbe. Le premier est médecin de formation et issu d’une famille de commerçants syro-libanais installée dans le pays depuis bientôt un siècle. Le second, dont on ignore la formation académique, fait lui aussi partie d’une lignée d’entrepreneurs qui a toujours évolué dans la construction et l’industrie. En gros, ces deux hommes font partie de ce qu’on appelle vaguement la bourgeoisie haïtienne.

Selon le quotidien français Le Monde, les Boulos et les Vorbe appartiennent à ces sept familles haïtiennes qui détiennent la quasi-totalité des richesses d’Haïti. N’empêche, depuis quelques années, la bourgeoisie haïtienne se diversifie et évolue politiquement. Si une grande partie demeure de pur produit du conservatisme d’antan, une minorité tente de se distinguer par son engagement du côté de la gauche. Plusieurs d’entre eux ont payé de leur vie leur « trahison » à la classe. Les frères Izmery restent le symbole de cet approchement dans le camp du peuple. Georges Izmery a été assassiné en 1992 et son frère Antoine lui aussi, en 1993 sur le perron même de l’église du Sacré-Cœur à Port-au-Prince en pleine messe en mémoire des victimes du coup d’Etat du général Raoul Cédras. D’autres se distinguent aussi par leur approche sociale dans leurs discours. C’est le cas de certains dans la famille Vorbe qu’on trouve depuis des années se rapprocher de la tendance politique de l’ancien prêtre Jean-Bertrand Aristide quitte à devenir depuis quelque temps des proches conseillers.

Dimitri Vorbe, le PDG de la SOGENER

Ce n’est plus un secret pour personne, Dimitri et Pacha Vorbe sont de très proches collaborateurs de l’ex-Président Aristide et ce, depuis le retour de celui-ci d’exil en 2011. Pacha Vorbe est l’un des dirigeants du Parti politique Fanmi Lavalas dont le vrai chef demeure son fondateur et leader historique Jean-Bertrand Aristide. Si Dimitri est plus discret dans ses activités politiques, il n’en est pas moins très mouvant quand un lavassien ou un néo-lavalas occupe le Palais national. On se souvient de son activisme toujours discret mais efficace avec les organisations populaires du temps de la présidence de René Préval. Bref, tout en étant des hommes d’affaires et industriels évoluant dans le BTP (Bâtiment et Travaux Publics) et énergie (SOGENER), ces deux Vorbe de la famille fonctionnent parfaitement bien avec le secteur populaire. Le cas du Dr Réginald Boulos est plus insaisissable et son rapprochement subite du secteur le plus défavorisé est plus difficile à comprendre.

On ne connaît pas d’antécédent où les Boulos, une fois parvenus au sommet de la société haïtienne après les pérégrinations de leurs parents à travers le pays en faisant du commerce de porte à porte, étaient du côté du peuple. Si dans un passé pas trop lointain Roudolph Boulos, le frère de Réginald qui faisait de la politique active dans son département du Nord-Est était obligé de côtoyer la paysannerie pour se faire élire au Sénat avant de se faire virer par ses confrères pour double nationalité, en ce qui concerne Réginald Boulos, c’est tout récemment qu’il a découvert la joie de défendre les plus pauvres en prenant des positions qui laissent certains perplexes. Il y a quelques jours, nous avons évoqué la sortie spectaculaire, sinon curieuse, du docteur Boulos contre le Président Jovenel Moïse qui n’aurait pas compris selon lui les doléances de la population en gardant dans le cabinet ministériel du nouveau Premier ministre Jean Henry Céant des anciens ministres qui n’ont rien fait pour améliorer le sort de la population la plus nécessiteuse. Cette semaine, ce mania des Supermarchés nous donne une fois encore l’occasion de revenir sur son cas avec sa nouvelle sortie sur l’augmentation des salaires minimums qu’il réclame de ses vœux pour les ouvriers.

On croit rêver ! En effet, selon le patron de la chaîne de Supermarchés « Délimart », dont certains bâtiments ne sont toujours pas réparés après le pillage et l’incendie de ces Centres commerciaux lors des émeutes des 6, 7 et 8 juillet dernier, il faut rapidement que le Conseil Supérieur des Salaires (CSS) augmente le salaire minimum pour les travailleurs de plus de 32% même si ce ne serait pas facile pour les entreprises. Selon Boulos, il n’y a plus de temps à perdre. Car le CSS tarde trop avec la publication du dernier Rapport devant justement permettre l’augmentation des salaires. Pour le PDG des « Délimart » et de l’hôtel NH Haïti El Rancho, cette augmentation ne peut être inférieure à 585 gourdes au lieu de 335 gourdes prévues dans le Rapport précédent. Ce serait justice pour les ouvriers, selon Réginald Boulos qui a pris sa calculette et fait des comptes. L’homme d’affaires estime avec ce retard que si l’on devait appliquer ce qu’avaient proposé les Conseillers du CSS, le salaire minimum serait déjà à 500 gourdes. Mais, compte tenu de l’inflation, toujours selon le patron, il faudrait ajouter au moins 85 gourdes sur les 500 estimées, ce qui nous donne un total de 585 gourdes par jour, seul moyen pour que les ouvriers puissent tirer leurs marrons du feu d’après lui.

En fait, la nouvelle sortie de Réginald Boulos n’est pas sans arrière pensée dans la mesure où il craint une nouvelle flambée de violence dans les jours à venir. Il met en avance les appels qui se font sur les Réseaux sociaux à manifester contre le pouvoir à l’occasion de la date d’anniversaire de l’assassinat de l’Empereur Jean-Jacques Dessalines le 17 octobre prochain.  Le propriétaire des « Délimart » est d’autant plus inquiet que son nom apparaît sur un chèque de plus de 2 millions de gourdes qu’il aurait reçu de l’Etat haïtien pour dédommagement après les pertes subies par la destruction de ses magasins lors des émeutes de juillet. Or, il se trouve que cet énorme chèque qui circule sur le Net n’a rien à voir avec ladite émeute selon Boulos. Puisque cette somme concerne des achats qui ont été faits par le gouvernement depuis le mois de juin, c’est-à-dire bien avant l’incendie et sabotage de ses Supermarchés.

Mais, le docteur Réginald Boulos qui se présente en défenseur des pauvres et des plus déshérités du système, en voulant voir améliorer le pouvoir d’achat des employés, croit que ce n’est pas aux ouvriers de faire les sacrifices nécessaires. Si les temps sont difficiles, c’est aux plus nantis de le faire a-t-il dit. Mais le problème, sur ce créneau social ce nouveau converti à la cause du peuple n’est pas le seul à croire que le salaire minimum doit être revalorisé de manière significative. Il y a même une sorte de surenchère sur ce dossier avec un autre entrepreneur, Dimitri Vorbe. A la lecture du Twitte du docteur Boulos, le patron de la société générale d’énergie (SOGENER) a immédiatement réagi et renchéri en proposant une augmentation de salaire minimum à 600 gourdes. Selon cet homme d’affaires proche du Parti Fanmi Lavalas, cela faisait longtemps que le salaire minimum n’a pas été augmenté à sa juste valeur. Les ouvriers et les salariés souffrent du trop bas salaire dit-il. Il faut relever le barème en prenant le contre-pied de Boulos avec ses 585Gdes.

Plus radical que son collègue, Dimitri Vorbe, le PDG de la SOGENER va jusqu’à appeler les ouvriers à se mettre en grève afin d’obtenir gain de cause si le Conseil Supérieur des Salaires (CSS) refuse cette augmentation. Sans tarder, Boulos a réagi et, pour d’autres raisons, s’oppose à ces 15 gourdes supplémentaires que veut ajouter Dimitri. Il va même qualifier de « démagogique » la proposition de 600 gourdes de Dimitri Vorbe qui, sans doute, veut concurrencer son collègue sur ce terrain très social et du pouvoir d’achat. Une vraie guerre des patrons donc qui enchante tous les ouvriers et les employés des Parcs industriels du pays et fait moins sourire sans doute  les dirigeants syndicaux sur ce dossier. Et à se demander où sont passés les Centrales syndicales ? Se faisant, en effet, déborder sur leur gauche par des chefs d’entreprises, les dirigeants syndicaux se retrouvent dans leurs petits souliers au moment où ils devraient être en tête de Gondole pour défendre les droits des travailleurs. En général, l’augmentation des salaires se fait le 1er octobre, date du début de la nouvelle année fiscale en Haïti. Et cette année, le CSS devrait publier son Rapport annuel dans lequel il devrait proposer une augmentation des salaires minimum de 335 gourdes.

Mais, avec l’absence de réactions et de revendications de la part des organisations syndicales  à quelques jours de la publication du Rapport, il est étonnant que ce soit les patrons et chefs d’entreprises, certes de manière très démagogique et bourrées d’arrières pensées politiques et sociales, qui montent en première ligne pour faire des propositions au gouvernement à travers l’organisme censé être indépendant du pouvoir. Les syndicats, pris peut-être dans le contexte du changement de Premier ministre et de gouvernement, oublient que leur premier devoir n’est pas de s’occuper de la politique mais de défendre leurs adhérents en toute circonstance et surtout quand le pouvoir paraît affaibli comme c’est le cas depuis quelques mois. Dans ce dossier, nous sommes dans la contradiction la plus absolue. C’est le monde à l’envers même. D’un côté, des syndicats totalement absents alors qu’ils devraient être à la pointe des revendications. De l’autre côté, des patrons très offensifs en faveur des salariés un peu perdus devant une situation qui les met mal à l’aise devant ces patrons.

Le silence des organisations syndicales a favorisé la prise de position de ces deux grands patrons qui, pour des raisons diverses, veulent se positionner sur le plan social avec en arrière plan la défense des intérêts de leurs entreprises respectives. Personne n’est dupe dans cette surprenante motivation. Chacun de ces hommes d’affaires a un objectif précis. Autant dans cette surenchère sur le dossier des salaires minimums Dimitri Vorbe, du Groupe Vorbe & Fils et de la SOGENER poursuit avec son frère Pacha leur ancrage et leur implantation dans le milieu populaire où ils ont déjà leurs rentrées et sorties dans les ghettos autant leur ami et collègue Réginald Boulos du Groupe Boulos (Hôtel, Centres commerciaux, Concessionnaire de véhicules, Laboratoire pharmaceutique, etc) nourrit certainement un objectif non encore connu du grand public. Enfin, le seul souhait qu’on peut avoir c’est que cette guerre des patrons soit profitable pour les deux parties. En clair, autant pour les employeurs que pour l’ensemble des salariés des secteurs privé et public. Ce serait équitable !

 

C.C

 

 

 

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