Des bourgeois qui s’humanisent

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Dimitri Vorbes (à gauche) et Réginald Boulos, deux gros bourgeois en voie d'humanisation au bénéfice des travailleurs. Chanceux ouvriers et ouvrières...

«          Le bourgeois a la haine du gratuit, du désintéressé. Il hait tout ce qu’il ne peut s’élever à comprendre.»

André Gide

Il n’est pas rare de voir des individus qui, mus par différentes motivations personnelles ou par des influences externes, changent d’opinion ou de position, progressent ou régressent, parfois radicalement, en ce qui a trait à leur façon de penser, leur approche des choses et de la vie, leur compréhension de la dynamique sociale, leurs prises de position par rapport aux événements touchant la condition humaine.

On a vu telle personne qui a évolué dans une ambiance sociale bourgeoise devenir un défenseur avéré des classes défavorisées, ouvrière et paysanne. Tel sud-africain blanc, malgré un environnement foncièrement raciste, a pu en arriver à prendre fait et cause pour la population noire longtemps victime d’apartheid et d’oppression. Un Israélien peut bien avoir acquis une conscience progressiste qui le porte à dénoncer les abus, discriminations et crimes de l’État juif exercés à l’endroit des Palestiniens.

Par contre, des individus qui ont connu les sombres difficultés inhérentes à leur condition de classe déshéritée, exploitée, marginalisée, peuvent bien, à la faveur de circonstances indépendantes de leur volonté ou mêmes recherchées par eux, rejoindre la classe des exploiteurs, voire même se mettre à leur service et leur prêter main forte pour maintenir le système d’exploitation.

Pour illustrer notre propos, c’est Manno Charlemagne, par exemple qui nous rappelait, à juste titre: «Roumain, Lespès, Étienne Charlier, nan boujwazi ke yo te ye te denonse malpwòprete». Trois intellectuels et hommes politiques qui ont “trahi leur classe” pour défendre les catégories sociales exploitées, montrer les mécanismes qui maintiennent l’exploitation et enseigner la voie, socialiste, à suivre pour briser le carcan d’exploitation et le remplacer par un système social et économique plus juste, simplement humain.

À l’opposé des Roumain, Jacques Stéphen Alexis, Yannick Rigaud, on a vu, durant le règne des Duvalier, des hommes et des femmes sortis des entrailles mêmes des catégories sociales marginalisées par les élites s’allier à la classe des exploiteurs, se métamorphoser en oppresseurs et même faire pire que les éléments appartenant aux élites. Bòs Pent, Ti Bobo et Mme Max Adolphe sont les échantillons les plus représentatifs des transfuges sociaux qui ont tourné le dos à leurs origines sociales, grimpé dans l’échelle sociale et politique, gagné fortune mal acquise pour se faire les asòs du clan oppresseur bourgeois-féodal.

Dans un registre autre que les grimpances sociales Bòspentistes, Ti Boboïstes et Maxadolphistes, la trajectoire, sinueuse s’il en fut, du philosophe Roger Garaudy, mort le 13 juin 2012 à l’âge vénérable de 98 ans, illustre de façon exemplaire comment des gens peuvent évoluer, d’une façon ou d’une autre, dans leurs croyances, leurs convictions, leurs prises de positions, leurs choix, politiques, religieux, philosophiques, sociaux ou autres.

Garaudy grandit dans une famille à moitié athée au sein de laquelle il se convertit au protestantisme à 14 ans. Très éclectique, il s’aventure sur les sentiers du catholicisme dans les années 1970; puis, après s’être intéressé à l’Islam, les années suivantes  il s’y convertit en 1991 (“Promesses de l’islam”). C’est pour le côté religieux.

Avec cette publicité “humaniste”, Boulos espère protéger ses entreprises contre un remake des 6 et 7 juiller derniers.

Côté politico-idéologique, Communiste dès 1933 (il est né en 1913), il est même considéré  comme le théoricien du parti communiste français. Il est fier d’être un élu «stalinien de la tête aux pieds » (député puis sénateur). Il se brouille avec le PCF (“Pour un modèle français du socialisme“) dont il sera stalinistement exclu. Le mouvement-agitation de mai 1968 le séduisant, il épouse les thèses de l’extrême gauche auto-gestionnaire, des groupes politiques en opposition avec le discours communiste officiel.

            Dans un contexte de «nouvelle révolution scientifique et technique», Garaudy en appelle à  une «nouvelle analyse de la lutte des classes» (“Le grand tournant du socialisme“), ainsi qu’à une démocratisation du parti, ce qui le conduit à défendre la vision d’un communisme humaniste  et ouvert aux spiritualités. Il se met ainsi en opposition avec la lecture du marxisme telle que défendue par Louis Althusser, lui aussi un philosophe et membre du parti communiste français qui fut à l’origine d’un important renouvellement de la pensée marxiste.                                                                                                        

Ouf! Que de bòspentades, maxadolphades et philosophades pour en arriver, finalement, au nannan du texte résumé dans le titre de l’article: cette soudaine bouffée d’humanisme, cet élan inattendu de conscience sociale du côté où l’on s’y attendait le moins, du côté de la bourgeoisie. Mais il faut toujours se méfier des manifestations de bonté humaine trop évidente, d’empathie trop empressée, d’attendrissement suspect sur le sort des autres de la part de l’élément bourgeois, sauf exceptionnelle, rarissime exception. Même alors, cette exception, dans les faits, dans la pratique, correspond à un divorce avec les pratiques infâmes de la bourgeoisie. Feu Antoine Izméry en est un vivant exemple.

            Il faut se méfier des propos mielleux de la bourgeoisie car elle est essentiellement machiavélique. En effet c’est bien Machiavel  qui en détruisant le lien entre politique et morale, entre politique et religion, a détruit l’idée féodale du pouvoir de droit divin et a fait le lit de la bourgeoisie, révolutionnaire au temps de l’auteur de Le Prince. La bourgeoisie est machiavélique et le sait. Elle en fait aussi une “vérité éternelle” parce qu’elle se vit comme éternelle, parce qu’elle suppose l’exploitation comme éternelle.                                                                    

             La vision du monde de la bourgeoisie exprime obligatoirement, quant à son idéologie, la réalité du mode de production capitaliste, basé sur la recherche effrénée du profit, sur la concurrence de plus en plus exacerbée, sur une exploitation débridée, par tous les moyens. Pour la bourgeoisie, la vie humaine n’a d’importance qu’en tant que marchandise, que valeur d’échange. Pourquoi verrait-elle à apporter un quelconque soulagement, à introduire l’idée de quelque changement que ce soit, bénéfique aux catégories exploitées, en premier lieu la classe ouvrière? Di m.

            Il faut toujours se méfier des avances de la bourgeoisie car ses capacités manœuvrières sont sans limite d’autant qu’elle n’a aucun scrupule à utiliser les mensonges les plus perfides, la violence la plus extrême pour en arriver à ses fins rapinardes, pillardes, flibustardes, piratardes. Depuis la Commune de Paris, toute l’histoire de la bourgeoisie révèle son intelligence manœuvrière. Par le mensonge et la violence si nécessaire, la bourgeoisie sait comment apaiser la colère populaire.

            Justement, nous y arrivons, sans doute à pas de tortue, d’autant que la bourgeoisie nous a mis dessus une carapace pour gêner nos élans de dénonciation de ses manœuvres. Il y a de cela environ une année et demi, le salaire minimum dans le secteur de la sous-traitance avait été fixé à 335 gourdes, suite à la publication du dernier rapport du  Conseil Supérieur des Salaires (CSS).                                         

Par un astucieux calcul de math, Reginald Boulos, de son ti non jwèt “Bouboul”, figure emblématique de la bourgeoisie commerçante, estime que «au 1er octobre  le salaire minimum devrait être déjà à 500 gourdes ». Soudainement magnanime, “humaniste”, “Bouboul” trouve que “avec un salaire minimum de 500 gourdes, l’ouvrier ne peut pas améliorer son pouvoir d’achat”. Ah! La vérité sort parfois même de la bouche d’un bourgeois. Aussi, son humanisante générosité propose d’y “ajouter 85 gourdes”, une graine 85 gourdes, oui, à titre d’amélioration du pouvoir d’achat des travailleurs.

            Et comme ce n’est pas sa conscience sociale qui parle, comme c’est une intervention manœuvrière de sa part, “Bouboul” s’empresse d’ajouter que payer un salaire de 585 gourdes, soit « une augmentation d’environ 30 à 32%, n’est pas chose facile pour les patrons. C’est une décision forte» (sic), d’autant plus forte que la bourgeoisie sous-traitante, arrogante, méchante et malveillante croit renifler des violences (resic) “pour le 17 octobre prochain par ceux qui exigent que la lumière soit faite sur l’utilisation du fonds PetroCaribe”, sans oublier d’accoucher une lapalissade à savoir que le pays et l’économie sont dans une situation difficile. La cause en serait l’absence de nouveaux investissements par le secteur privé des affaires.

            Soudainement, Boulos découvre que «Le pays est à l’heure des sacrifices». Quel pays? Sûrement pas celui des quelque douze riches familles qui ont toujours mené une vie scandaleusement opulente, encore moins celui de la clique politicienne rapace qui a fait main basse sur l’argent de Petrocaribe. Le bourgeois en voie d’humanisation, “Bouboul”, estime qu’on ne doit pas demander aux ouvriers, à tout bout de champ de se serrer la ceinture. Soyons juste, “Bouboul” a raison.                              

Et dans un bel élan humaniste presque teinté d’un rouge socialiste, il lance à ses indécrottables pairs du secteur privé: «Il y a un effort de sacrifices que nous devons nous aussi consentir afin de permettre aux ouvriers d’améliorer leur pouvoir d’achat dans un contexte économique, social et politique extrêmement difficile». Que cache cette générosité humaniste de la part du magnat du commerce import? Ite, “Bouboul”, missa est. Amen!

            Boulos, l’humaniste-socialiste, propose en plus que le salaire des ouvriers soit indexé sur le dollar qui ne cesse de prendre de la valeur par rapport à la gourde. Du reste, « L’industrie tournée vers l’exportation gagne ses revenus en dollars. Pourquoi à ce moment ne pas indexer le salaire des ouvriers sur le dollar, vu la décote accélérée de la gourde?», s’interroge le businessman. Ce serait  un choix gagnant-gagnant à la fois pour l’exportateur qui ne sera pas obligé de payer un salaire trop contraignant et pour l’ouvrier qui sera protégé de la dévaluation de la gourde. Voilà! Prolétaires et bourgeois de tous les pays, d’Haïti surtout, unissez-vous gagnant-gagnantement, bouboulement.

Dans ce contexte d’indexation, de décotation, d’accélération, de dévaluation et d’union entre prolos et aristos, il y en a, dans ce monde bourgeois, qui n’entendent pas se laisser damer le pion. C’est ainsi que Dimitri Vorbe, “Dimi” pour les intimes, le patron de la Société Générale d’Énergie (SOGENER) surnommé “patron du black out”, se voulant plus humaniste que son vis-à-vis “Bouboul” vient proposer 600 gourdes comme salaire minimum, soit yon grenn ti 15 gourdes en plus des 585 proposées par son bourgeois correligionaire.                                                                                                    

Voilà donc Boulos coincé dans la diagonale de 15 malheureuses gourdes. Vorbes avait l’air de vouloir dire, à la Nemours Jean-Baptiste: yo fè yo voye ban nou, an nou fè voye ba yo tou. «Cela fait plus de cinq ans, pérore “Dimi”, que le salaire minimum n’a pas connu d’augmentation comme il le devrait. De plus, le salaire minimum peut être différent en fonction de l’industrie. Si le CSS ne l’augmente pas, le secteur privé peut le faire de manière unilatérale». Ah! Même, pris d’un délire humanisant-anarchiste, “Dimi” en appelle à la grève en vue de contraindre les autorités à augmenter le salaire minimum dans le secteur. Est-ce en filigrane à une sorte de prise de la Bastille qu’en appelle Dimitri?

            C’est pitoyable l’apparente humanisation affichée par ces deux gros bourgeois ki deja milyonè. Pourquoi ne réclament-ils pas 1 000 gourdes comme salaire minimum pour les travailleurs-euses? C’est le moins que le secteur privé puisse accorder à ces milliers de familles nécessiteuses qui vivent de kout ponya sou kout ponya, de tonbeleve à n’en plus finir pour essayer de joindre les deux bouts que du reste elles n’arrivent même pas à saisir. Que Boulos et Vorbes se serrent aussi la ceinture, qu’ils exigent des “sacrifices” de la part des hommes d’affaires et des intraitables sous-traitants de l’impérialisme!

            Bon manœuvrier, dans la bonne tradition bourgeoise, Boulos sait profiter du moment propice pour se faire voir sous un jour meilleur que celui du bourgeois égoïste, goinfre, repu, à l’origine de la poussée quasi insurrectionnelle des 6, 7 et 8 juillet derniers. Réclamer 600 gourdes pour les travailleurs-euses ne lui a pas suffi. Il a mieux fait, il a dit mieux, il s’est fait plus généreux: il a profité de la performance de l’équipe féminine haïtienne – toutes, des enfants du peuple – pour sauter dans le train d’un humanisme opportuniste auquel Vorbes ne s’y attendait pas. Men pou ou “Dimi”! Fè m wè w! Fais-moi te voir!

            En effet, à travers sa chaine de magasins Delimart, Bouboul présente ses compliments à l’équipe féminine U-20, remercie les vaillantes footballeuses “de nous avoir représentés dignement à la Coupe du Monde Féminine U-20”. Comme récompense, “Delimart offre à chacune de vous un an de provisions alimentaires GRATUIT. Delimart vous accompagne !!!!” Beau geste sans aucun doute. Mais aussi belle propagande manœuvrière. Bouboul espère ainsi désamorcer les violences attendues, de façon présumée, le 17 octobre prochain. Après ce qui est arrivé à ses Delimart, il ne voudrait quand même pas voir Auto Plaza et/ou Universal Motors victimes de la colère de la populace qui a faim. «Les précautions ne sont pas les capons», aurait dit un gars que je connais, très pointilleux sur le grammatical.                                                                                                                                                   

Très controversé dans la société haïtienne, Réginald Boulos, le gros bourgeois politicien, a voulu corriger la perception des citoyens à son égard et montrer sa face cachée « d’humaniste». Très actif sur les réseaux sociaux, il ne manque pas de réclamer de meilleures conditions socioéconomiques pour le peuple haïtien victime depuis dikdantan, justement et largement, de son clan bourgeois.                              

Assurément, Boulos protège ses arrières, ses entreprises. Dans la foulée, il invite les autres entrepreneurs haïtiens, ses pairs, à apporter également leur plein appui à l’équipe nationale. Bravo “Bouboul”!!! Ou konn jwe… Mais attention, “Bouboul”! De l’humanisme au vrai socialisme, la distance n’est pas bien longue à parcourir. Et j’en connais un à la Maison Blanche qui n’aimerait pas une telle conversion, à la Garaudy…

                                                                                             30 septembre 2018

 

 

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