La revue française, Sciences humaines, a publié son 362ème numéro par un titre qui résonne de mille échos de combats, de provocations et de raisonnances TIPÉDANTEs, puisqu’elle propose une thématique qui nous est chère, en postulant que “La pensée critique est un sport de combat”. Selon Maud Navarre, “la notion d’esprit critique vient du verbe grec « krino » : passer au crible. Elle renvoie à une posture interrogative : il s’agit de mettre à distance et questionner les différentes affirmations qui nous sont soumises. Foncièrement émancipatrice, cette disposition a partie liée avec la démocratie. Exercer sa citoyenneté suppose de la vigilance et du discernement, sans quoi nous risquons toujours le joug de nouvelles tyrannies”.
C’est donc en échos à cette posture critique salutaire que je viens, une fois de plus, défier l’insignifiance doctorale haïtienne en proposant une réflexion sur la stratégie. Je m’inscris donc dans une culture d’enseignement et de défense de l’esprit critique qui devait inspirer ceux qui planifient les stratégies pour Haïti.
Quand il faut qualifier le côté obscur, ténébreux, rusé, calculateur, manipulateur, dissimulateur et cruel d’un homme politique, l’adjectif ‘‘machiavélique’’ est celui auquel on recourt universellement. Car, pour le commun des mortels, le machiavélisme serait cette posture perfide par laquelle une personne recourt à tous les moyens, même les plus tordus, les plus affreux et les plus cruels, pour atteindre ses finalités. Et comme les finalités humaines peuvent être multiples, (politiques, économiques, sociales, académiques et autres), on peut comprendre que les hommes politiques n’ont nullement le monopole du machiavélisme. Et, de fait, le machiavélisme peut bien s’adapter à tous les profils managériaux, socio-professionnels et citoyens qui, sur tous les domaines des activités humaines, cultivent le goût des opportunités malsaines et sont prêts à toutes les infamies pour privilégier leurs intérêts personnels. Être machiavélique serait donc, par assumation de cette morale perfide, qui veut que « la fin justifie les moyens », un renoncement total à toutes les valeurs, au nom de ses intérêts.
Le constat : l’intelligence dénaturée
Dans cette acception, on peut se demander si la société haïtienne n’est pas globalement, dans ses multiples ramifications, constituée de gens machiavéliquement inspirés. En effet, dans cette ‘‘si vile’’ société, sur laquelle règnent depuis 13 ans des bandits légaux, et où l’opportunisme malsain est la règle de la réussite, (se sòt ki bay, embesil ki pa pran), ils sont nombreux et légions ceux et celles qui ne reculent devant rien et se montrent profondément dénués de scrupule, pour atteindre leurs finalités personnelles. L’indigence aidant, puisque l’impunité permet à l’opacité et à la criminalité de fédérer, par leurs succès, d’innombrables complicités, une certaine posture de débrouillardise infractionnelle s’est installée logiquement, au cœur de cette société, comme le génome stratégique d’une certaine « intelligence pragmatique ». Pour ainsi dire, « machiavélique ».
En Haïti, être intelligent, faire preuve de pensée stratégique, c’est pour beaucoup être malicieux, rusé. Les exemples ne manquent pas. D’ailleurs, Ti Malice n’est-il pas le le héros des contes populaires haïtiens ? Tous les Haïtiens n’ont-ils pas appris à lire (Ti Malice au pays des lettres) dans la splendeur mythique de ce héros perfide qui est prêt à tromper tout le monde, voire à détruire tout un pays, pour son succès personnel ? La malice symbolise si bien l’intelligence pour la majorité des Haïtiens que certains des hommes d’affaires d’origine syrano-libanaise, qui ont joué de leur influence pernicieuse pour imposer au pays le règne du banditisme et du gangstérisme légal, avaient vanté, sur les réseaux sociaux, l’intelligence stratégique de Jovenel Moïse. Car, il faut un rare degré d’intelligence mafieuse pour gravir les échelons de la criminalité et passer, à la vitesse d’un sursaut quantique, d’homme d’affaires obscur et insignifiant à ‘‘président au service du secteur privé’’. Il faut une assumation profonde de cette conception du machiavélisme pour accepter en de livrer tout un pays à la vénalité des trafiquants et des criminels nationaux et transnationaux pour assouvir cette folie de grandeur qui pousse à croire que quand « le président a parlé, point barre », personne n’a rien à redire. Ces hommes d’affaires s’estimaient si heureux d’avoir déniché un tel prototype d’indigent qu’ils avaient vu dans ce profil d’intelligence pragmatique, dépouillée de dignité, l’exemple que les petits Haïtiens devaient suivre. Et le type était devenu si imbu de son « intelligence », qu’il avait fini par se prendre pour un vrai prince machiavélique en voulant même tromper ses protecteurs. D’où sa fin brutale, franchement digne d’un scénario à faire pâlir les Scorsese et Coppola.
Si, en Haïti, François Duvalier apparait comme le plus zélé des adeptes de cette conception immonde de l’intelligence qui ose tout pour ses succès personnels, d’autres moins notoirement cruels incarnent aussi le même profil. On peut ainsi parler de la percée machiavélique de Lesly François Saint Roc Manigat qui, pour accéder à la présidence en 1988, avait conclu un pacte sordide et scélérat avec les militaires et les anciens macoutes, en leur apportant son aura d’intellectuel. On se souvient que ceux-ci, étaient mis officiellement au ban de la communauté des nations, car ils venaient, quelques mois à peine, de massacrer des gens qui s’apprêtaient à exercer leurs droits de vote pour faire vivre l’illusion de la démocratie en 1987, après 29 ans de dictature machiavélique. Et comme toute finalité, politique ou autre, poursuivie par des moyens perfides, obscurs, relève du machiavélisme, on peut, dans cet ordre, citer l’accord conclu par Jean Bertrand Aristide avec le gouvernement des États-Unis, sous la présidence de Bill Clinton en 1993, pour permettre son retour au pouvoir. En effet, quel éloquent exemple de perfidie que de prétendre restaurer la démocratie en la plaçant sous la protection de 20 000 militaires étrangers ! L’intéressé lui-même n’avait-il pas confié publiquement, avant son retour, qu’il avait commis une vilénie qu’il comptait expliquer au peuple à son retour ! Posture de confidence qui se rattache aisément aux perfidies machiavéliques
Et dans la continuité de cette posture malicieuse de l’intelligence qui apporte sa caution à l’indigence pour assouvir de petites ambitions personnelles, on peut parler de la scélératesse récurrente de Mme Myrlande Hyppolyte Manigat : d’abord en 2011 pour permettre à Martelly d’avoir l’adjuvant de son intronisation au pouvoir ; puis en 2023 pour prolonger le règne du gangstérisme d’État et du Jovenelisme sans Jovenel.
Le questionnement problématique
Il ne fait aucun doute que ces exemples, et les milliers d’autres qui pullulent dans la société haïtienne, où l’intérêt personnel permet de renoncer à toutes les valeurs, d’abandonner tout scrupule et toute dignité, sont remplis de malice, de perfidie et de ruse. Mais sont-ils pour autant des postures d’intelligence ? S’inspirent-ils vraiment d’une pensée stratégique rattachable à l’enseignement de Machiavel ? S’il est vrai que machiavel rime avec stratagème, mais, Machiavel est-il vraiment ce que la calomnie universelle en a fait ? A-t-il été ce malfrat anobli en lettré, qui a utilisé son influence dans le seul but d’« enseigner aux Princes des règles de perfidie, d’injustice et de duplicité pour assurer leur puissance par la tyrannie » ? Ne peut-on pas découvrir, à travers une lecture sensible au contexte, et donc « éthiquement intelligente », de certaines des œuvres de Machiavel, sinon des vertus, du moins des valeurs pragmatiques, fortement rattachables à une pensée stratégique orientée vers des finalités collectives ? La pensée « machiavélienne » et non machiavélique, pour reprendre la nuance de Michel Bergès (Machiavel, un penseur masqué ?, 2000, Complexe), n’est-elle pas une pensée masquée ? Pour ainsi dire, une pensée, certes énigmatique, paradoxale et complexe, mais une pensée contextuelle, d’ouverture et hautement stratégique.
Le débat : repenser l’intelligence et la stratégie pour relever les consciences
D’abord s’il faut parler de stratégie, il faut s’empresser de dire que Machiavel n’a jamais plébiscité, non plus insinué, que ses idées, pour « perfides et rusées » qu’elles fussent, devaient être mises au service de l’intérêt personnel. Aussi obscurs qu’apparaissent les conseils qu’il donne au Prince, Machiavel a seulement « élaboré une théorie de l’action politique, définit les moyens réels de l’exercice du pouvoir en partant d’une interprétation (vraie ou fausse, on y reviendra) de la nature humaine supposée méchante ». En outre Machiavel n’a pas émis de jugements personnels, il part de l’enseignement de l’histoire, en se référant à des faits, pour fonder ce qu’il appelle la forme de gouvernement qui peut mieux faire resplendir l’autorité de l’État. On admettra que la puissance de l’autorité de l’État, même si elle est incarnée dans la personne du Prince, ne se ramène aux intérêts du Prince.
Il y a dans l’œuvre de Machiavel, et c’est sans doute ce qui fait son intemporalité, la base d’une certaine contextualisation annonciatrice du matérialisme historique. D’ailleurs on ne peut lire intelligiblement Machiavel sans garder à l’esprit le contexte historico politique dans lequel évoluait l’Italie et notamment Florence. La nature des choses et la nature humaine sont les matériaux de son œuvre. Machiavel fait donc preuve d’une démarche scientifique qui se veut contextuelle et factuelle, ce qui explique du reste le succès de son œuvre. Pour Christian Bec, « La méthode historique de Machiavel l’amène à considérer objectivement, sans préjugé d’aucune sorte, que les hommes naissent (et vivent) socialement mauvais : cupides, ambitieux, vaniteux, lâches, versatiles » (Christian Bec, Œuvres Nicolas Machiavel, p.10). Ce qui l’amène à conseiller à ceux qui veulent gouverner de tenir compte de cette indigence pour mieux asseoir la puissance publique et empêcher qu’elle glisse vers les intérêts personnels. Il écrira justement que : « Tous les écrivains qui se sont occupés de législation — et l’histoire est remplie d’exemples qui les appuient — s’accordent à dire que quiconque veut fonder un État et lui donner des lois doit supposer d’avance les hommes méchants et toujours prêts à déployer ce caractère de méchanceté toutes les fois qu’ils en trouveront l’occasion » (Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, Préface de Claude Lefort, 1980, p.38).
C’est donc en partant de cette nature vicieuse (indigente) des hommes que Machiavel postule les rapports que l’État devait tisser avec ses citoyens dans la quête de l’affirmation de la puissance publique, que l’on postule idéalement être au service de l’intérêt collectif. En ce sens, sous certains angles analytiques, il est permis d’adhérer à la thèse de certains auteurs, dont William Champigny-Fortier, qui voient en Machiavel un précurseur de Marx. Notamment pour la conception marxienne, faisant de l’homme l’acteur et le producteur de son histoire (William Champigny-Fortier, Action politique et faisabilité humaine de l’histoire chez Machiavel, in Revue Phares, Vol XXI, Num 1, 2021, pp 167 – 187). Mais, au-delà de Marx, la pensée machiavélienne laisse aussi scintiller des motifs d’une raisonnance systémique qui la rattache à la pensée complexe. Voilà autant d’aspects occultés ou ignorés dans l’œuvre de ce légendaire « conseiller et formateur de despote », que nous chercherons à mettre en évidence, sans perdre de vue son penchant irréductible et assumé pour la puissance et l’autorité incarnées dans un Prince talentueux et vertueux, garant des libertés publiques, de l’unité, de la grandeur et de la splendeur de la République.
Notre démarche analytique s’inscrit dans une assumation de l’apprentissage contextuel comme ultime ferment de l’intelligence complexe. L’apprentissage contextuel est forcément une manifestation de l’intelligence complexe, puisqu’il se nourrit des enseignements du passé, des paradoxes de l’histoire et des divergences structurantes pour chercher un angle de vue stratégique qui permet d’agir sur le réel et faire germer la brèche d’un possible futur innovant. Si la pensée machiavélienne nous intéresse, ce n’est pas tant par étalage d’érudition pour jouer aux intellectuels que par besoin de trouver, dans le continuum spatio-historico-temporel invariant et indigent dans lequel la population haïtienne évolue, des motifs raisonnants capables d’offrir à ceux qui agonisent l’espérance de croire en un autre possible humain que l’indigence.
Nous pensons que l’invariance des problèmes en un lieu est avant tout un problème de futilité due à l’insignifiance de ceux qui ont le savoir, d’irresponsabilité due à la dépendance servile de ceux qui ont le pouvoir et d’inhumanité due à la mécréance de ceux qui ont les avoirs. On retrouve les trois variables structurantes de l’indigence contextuelle haïtienne que mous cherchons à mettre en évidence pour orienter vers la brèche d’un autre possible humain dans le chaos et permettre un saut hors de l’impuissance. Ces variables sont l’invariance politico-économique (inhumanité, servilité), l’insignifiance académique et culturelle (futilité, indignité) et l’impuissance collective (tranquillité, facilité).
En nous plongeant dans la relecture de Machiavel, nous voulons montrer que c’est par absence de talent, de vertu et d’intelligence au service du collectif que certains lieux humains se transforment en indigence. Car, si la nature (ce que Machiavel appelle la Fortune) se charge de soumettre l’humanité à ses lois, elle a aussi pris le soin de semer des indices qui doivent permettre, par une interprétation talentueuse, vertueuse et courageuse du contexte, à ceux qui sont intelligents de saisir la brèche pour agir sur les problèmes. En outre, si l’on croit Spinoza, « la vie n’est que création, déséquilibre en marche ». Dès lors, l’instabilité et le chaos ne sont pas des obstacles au changement. Là où croissent les problèmes, germent aussi les possibles créateurs pour l’émergence des solutions. De sorte, que si les problèmes restent invariants durablement, c’est forcément une défaillance de l’intelligence, voire une indigence humaine.
Et c’est là un motif scintillant dans la pensée stratégique que postule Machiavel selon laquelle le talent et l’intelligence, dont le Prince doit user pour se défaire de l’indigence des hommes et consolider la puissance publique, doivent être au service de l’intérêt collectif. Dans le Prince, il écrit une ode à la gloire des ceux qui ont gouverné par leur talent en sachant profiter des incertitudes. Il écrit justement : « […] pour parler d’abord de ceux qui sont devenus princes par leur propre vertu et non par la fortune, les plus remarquables sont : Moïse, Cyrus, Romulus, Thésée, et quelques autres semblables. [,..]
On verra d’abord que tout ce qu’ils durent à la fortune, ce fut l’occasion qui leur fournit une matière à laquelle ils purent donner la forme qu’ils jugèrent convenable. Sans cette occasion, les grandes qualités de leur âme seraient demeurées inutiles ; mais aussi, sans ces grandes qualités, l’occasion se serait vainement présentée. Il fallut que Moïse trouvât les Israélites esclaves et opprimés en Égypte, pour que le désir de sortir de l’esclavage les déterminât à le suivre. Pour que Romulus devînt le fondateur et le roi de Rome, il fallut qu’il fût mis hors d’Albe et exposé aussitôt après sa naissance. Cyrus eut besoin de trouver les Perses mécontents de la domination des Mèdes, et les Mèdes amollis et efféminés par les délices d’une longue paix. Enfin Thésée n’aurait point fait éclater sa valeur, si les Athéniens n’avaient pas été dispersés. Le bonheur de ces grands hommes naquit donc des occasions ; mais ce fut par leur habileté qu’ils surent les connaître et les mettre à profit pour la grande prospérité et la gloire de leur patrie. Ceux qui, comme eux, et par les mêmes moyens, deviendront princes, n’acquerront leur principauté qu’avec beaucoup de difficultés, mais ils la maintiendront aisément » (Nicolas Machiavel, Le Prince, 1515, p.24).
La pensée stratégique ne peut donc être au service de la réussite personnelle. Et c’est insulter la richesse de la pensée machiavélienne que d’y ramener toutes les postures d’indigence au service des réussites de personnes humainement précaires. D’ailleurs une lecture non insignifiante de Machiavel permet de comprendre que les peuples ne tiennent leurs médiocrités que des élites qui les gouvernent. Les fautes des peuples, écrit-il sont celles de leurs Princes » (Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, Préface de Claude Lefort, 1980, p.281). D’où sa conviction qu’un leadership talentueux peut être un levier pour conduire vers l’innovation (Voir notre illustration). La pensée stratégique machiavélienne est une pensée éthique. Elle invite ceux qui ont le ‘‘virtù’’ (le talent, l’intelligence) à saisir, dans les moments d’incertitudes, le sens de l’histoire, percevoir la brèche qui s’ouvre dans les fissures du temps pour forger une vision à même de forcer le passage de leur pays dans le chaos, malgré l’obscurité.
Quelles postures stratégiques pour Haïti à partir de Machiavel ?
À qui sait lire avec intelligence, l’œuvre de Machiavel livre un enseignement contextuel plein de vertu et d’intelligence sur la valeur de cette capacité d’interprétation et de déchiffrement des codes de la nature. Codes écrits, comme disait Galilée, en langage mathématique, lesquels, nécessairement, nécessitent un esprit vif, impétueux dont le virtù peut saisir la brèche de la ligne de fuite du passage vers l’innovation dans les contextes les plus instables et les plus chaotiques. Le Discours sur la première décade de Tite-Live (1531) contient quelques enseignements qui résonnent d’acuité et d’intelligibilité pour Haïti dans le contexte actuel. Ces enseignements interpellent, car ils s’imposent comme des ferments intemporels d’une pensée contextuelle qui peut guider sereinement la pensée stratégique haïtienne vers une action collective innovante. C’est d’autant plus vrai qu’Haïti s’enlise depuis 219 ans (bientôt 220) dans des contextes récurrents et invariants de catastrophes et de crises. Contextes déshumanisants tant l’impuissance qui fossilise la vie fait rimer l’insignifiance avec l’indigence.
Aux penseurs stratégiques nationaux et internationaux, aux acteurs locaux du changement, aux docteurs ès toutologie de nos universités mais combien impuissants devant les défaillances institutionnelles du shithole, aux experts de l’urgence de l’assistance internationale au chevet d’Haïti, nous venons poser cette question : Quelles postures peuvent permettre de trouver le levier d’équilibre transformationnel dans le chaos existentiel pour innover son écosystème et s’extraire de la routine invariante confortable ? Cette question s’impose, car tout indique que c’est avec la même malice que les mêmes acteurs nationaux et internationaux insignifiants, accoutumés à l’invariance, sont en train d’échafauder les plans d’un nouveau cycle d’indigence. Il est vrai que s’extraire de la routine n’est pas une chose aisée. Surtout quand cette posture insignifiante a permis de consolider dans le temps et dans l’espace des réussites qui verrouillent la vie sur le Spleen d’un Minimum Insignifiant Confortable (SMIC). Si l’on croit l’enseignement de la stratégie : le verrou contre le changement s’éternise toujours quand le mode de réussite repose sur l’irresponsabilité, l’indignité et l’impunité. Trois quantificateurs de médiocrités qui forcent toujours les êtres humains et les groupes sociaux à vivre dans un profond déni de l’évaluation non complaisante et dans le mépris de l’apprentissage contextuel.
Quoi qu’il en soit, Haïti doit savoir que ce n’est ni en fuyant le chaos existentiel permanent, ni en se gavant de savoirs généraux et universels, ni en recherchant la reconnaissance des organismes internationaux, ni en rejouant les mêmes notes de la déshumanisation qu’elle pourra se resituer pour faire écho à ce colloque qui se tiendra à Paris en 2024 pour prouver qu’Haïti n’est pas seule. Haïti doit savoir dénouer ses nœuds de dépendance qui l’étouffent et l’étranglent pour se réinventer. D’ailleurs, ce sont ces nœuds de dépendance, étreintes de « connexions torturées », qui structurent l’invariance et fossilisent la vie dans cette impuissance agonisante et déshumanisante sur laquelle règne totalitairement à l’assistance internationale.
Haïti ne peut se réinventer que si elle se donne le temps d’apprendre à affronter les incertitudes de son écosystème. Pour cela, elle doit de se doter d’une avant-garde conscientisée et éthiquement intelligente qui osera courageusement s’enraciner sur son terroir pour y vivre dignement et responsablement. Elle devra séquentiellement chercher les causes racines de l’invariance et de l’impuissance en remettant en cause les postures insignifiantes du passé, ensemencer les ferments d’une nouvelle écologie de valeurs pour rompre avec la malice et le marronnage déviant, forger de nouvelles postures managériales, socio-professionnelles et citoyennes qui permettront de renoncer aux opportunités malsaines. Postures qui, idéalement, peuvent offrir un levier transformationnel d’équilibre pour construire l’innovation en transformant la société en une société de la connaissance et les organisations en organisations apprenantes par l’intelligence des individus éthiquement engagés à prendre en mains le destin de leur pays, pour y évoluer, malgré le chaos, comme le font les peuples dignes et intelligents.
Un peuple qui ne pense qu’à fuir son chaos existentiel pour un peu de tranquillité dans d’autres ailleurs, est forcément indigent. Et cette indigence, le peuple haïtien l’hérite de ses élites. Car, les élites économiques, politiques et académiques haïtiennes ne font que rechercher la reconnaissance des acteurs géostratégiques internationaux pour conserver leur influence insignifiante sur la société, et elles prennent toujours la fuite quand le chaos devient incontrôlable. En 219 ans, les élites haïtiennes ont amassé des titres, des diplômes, des prix, de la richesse et ont toujours eu le contrôle du pouvoir par ce jeu de doublure entre crapules et couillons. Pourtant elles n’ont rien changé dans le réel déshumanisant par lequel tout se fait en Haïti par et pour l’assistance internationale. C’est comme au temps de la colonie où tout se faisait par et pour la Métropole.
Si le savoir a été donné aux hommes, c’est pour percer les énigmes mathématiques de la nature, affronter les incertitudes de la vie et briser les verrous de l’invariance pour avancer. La vie est déséquilibre en marche. Qui n’évolue pas n’existe pas. Partout où les diplômes, les titres, les distinctions et les richesses s’accumulent, mais laissent invariants les problèmes de la vie, il y a de grandes chances que cette société soit composée d’une certaine espèce incapable de gouverner la connaissance et de rendre ses organisations apprenantes. Partout où la communication authentique permet la cognition par le jeu des divergences structurantes, il y a toujours une disponibilité pour la coopération basée sur l’engagement de soi (société, organisation, individu) et l’innovation. C’est en se plongeant dans un contexte d’incertitudes qu’on forge l’intelligence stratégique. Le contexte est en ce sens une machine à enseigner, et le temps est le moteur de cette machine, puisque, comme l’a prouvé Machiavel, c’est en se plongeant dans le passé qu’on peut comprendre le présent et anticiper l’avenir. La pensée machiavélienne est pleine d’ombres et de paradoxes quand on essaie de se l’approprier avec la pensée rationnelle et la logique classique. Cependant, quand on se chausse de la logique floue, Machiavel fait montre d’une pensée systémique ; tant il s’acharne à tenir compte du passé, du contexte, de l’histoire et de ce ‘‘putain de facteur humain’’ (indigence humaine), qui facilite les glissements et le contournement, dans l’élaboration de toute stratégie pour l’action collective.
La leçon machiavélienne de l’intelligence nous force à comprendre que toute stratégie est sensible au contexte, à la complexité, à l’éthique et s’oriente toujours vers des finalités collectives. C’est à ceux qui ont le Virtù qu’il appartient de saisir la brèche, qui se crée toujours dans le cycle du temps, pour dompter les indigences et innover l’invariance. Apprentissage contextuel, pensée critique et dissidente, intelligence éthique et engagement de soi sont les ferments qu’il faut ensemencer pour faire fleurir en Haïti, contre toutes les insignifiances anoblies, une écologie porteuse de sens pour une action stratégique capable de trouver un levier transformationnel pour un équilibre dans le chaos existentiel.
Erno Renoncourt,
16/11/2023.
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