C‘est en classe de cinquième ou de quatrième que j’ai fait connaissance avec cette léonine formulation latine: primam partem tollo quoniam nominor leo, je prends la première part parce que je m’appelle lion. Cette phrase illustrait une règle de grammaire latine. Je l’avais tout juste mémorisée. Je ne m’étais jamais imaginé, à l’époque, qu’il pût y avoir une deuxième ou une troisième part, voire que je pusse comprendre la charge sociale, ou même politique charriée par cette «première part». Arrivé en classe de rhétorique, c’est le bon frère Raphaël – nous l’appelions ”Fafa” – qui nous a bien situé le dekiprevyen de ces «parts» que convoitait le lion.
L’histoire du tollo quoniam remonte à un certain Ésope, un esclave d’origine thrace qui aurait vécu entre 612 et 527 av. J.-C. Il aurait été affranchi par l’empereur Auguste. Il était certes «difforme et laid» mais «spirituel» au point de devenir le compagnon de la fameuse courtisane Rhodopis. Grands dieux! Quel élixir lacté avait-t-il bu aux mamelles de la ”Rhodo” ? On ne le saura jamais. Toujours est-il que cette lactescence aurait été la source élixirante de «plus de 300 fables». Fable, au sens haïtien du terme? Non, car Hérodote est formel là-dessus: «[Rhodopis]était Thrace d’origine […] elle fut compagne de servitude d’Ésope le fabuliste». Il n’y a pas de manque dans ça.
Les fables d’Ésope ont inspiré plus d’un: Babrius, fabuliste romain de langue grecque (IIè siècle-IIIè siècle av.J.-C); Avianus, poète latin du IVe siècle; Marie de France, poétesse du XIIe siècle; Jean de Lafontaine au XVIIe siècle. Socrate lui-même aurait consacré ses derniers moments en prison, avant sa mort, à mettre en vers des fables d’Ésope. Le fabuliste Phèdre s’en inspira pour écrire une version en latin, au Ier siècle av. J-C
La fable d’Esope qui m’intéresse ici est celle mettant en scène «La vache, la chèvre, la brebis et le lion». Elle est tirée de la version écrite par Phèdre: «Il n’y a jamais de sûreté dans l’association avec le puissant; cette petite fable montre la vérité de ce que j’avance. Une vache, une chèvre et une brebis habituées à l’injustice firent dans les bois société avec un lion. Comme ils avaient pris un cerf de grande taille, les parts faites, le lion parla ainsi : ”C’est moi qui prends la première puisqu’on m’appelle roi, elle m’appartient; la seconde, comme je suis vaillant, vous me la donnerez; et parce que je suis le plus fort, la troisième me reviendra. Malheur à qui touchera à la quatrième !” Ainsi, grâce à sa mauvaise foi, il emporta pour lui seul la proie tout entière».
Ce sont les analyses, les considérations, les interpellations, les interventions intempestives, les parler en pile, les ralekase, les mennenvini, les envolées juridico-constitutionnelles suite à l’arrestation plopplop du fugitif Guy Philippe suivie de son extradition qui m’ont porté à évoquer la fable d’Ésope, à en mesurer la portée morale, à en faire le tour pour en apprécier toutes les dimensions surtout sa profondeur. Le côté arrogant, méprisant, menaçant, dappiyanp du lion ne peut échapper à personne, sauf à un esprit fruste.
On a pu observer l’arrogance, la méprisance, la menaçance et le comportement dappiyanpant du lion chez Guy Philippe lorsqu’il est entré à Port-au-Prince, en triomphateur, avec ses «rebelles», persuadé qu’il avait sauvé la république d’une «dictature», selon ses propres termes. Dès lors, vainqueur, triomphateur, sauveur, libérateur, bienfaiteur, benefactor de la patria y padre de la patria nueva, bienfaiteur de la patrie et père de la patrie nouvelle, à l’image de Trujillo, il s’était mis en tête qu’il allait se saisir de la «première part», quoniam nominor leo, parce qu’il pensait s’appeler Lion. Le «rebelle», en réalité le mercenaire, se voyait en haut de l’affiche, leader militaire adulé, chef d’état-major des Forces armées (régénérées) d’Haïti, Thomas Sankara de la Caraïbe (sic) au «pays de l’homme intègre», dessalinien rénovateur de la nation, éventuellement président de la republuque. Et comme tous les autres présidents, il s’approprierait toutes les «parts».
Mais n’est pas lion qui veut. Dans la soupe du chambardement antilavalas, Philippe était juste une oseille, certainement pas le gwo zo à moelle. Et dans la forêt des intrigues politico-diplomatiques en cours, annonciatrices et génératices du 29 février 2004, il n’y avait qu’un seul lion, l’ambassadeur américain, autour duquel gravitaient de vrais chiens méchants tels Apaid Junior, ‘Charlito’ Baker, Boulos, Brandt, quelques aboyeurs du calibre de Evans Paul, Paul Denis. Aussi, le diplomate fit comprendre au «rebelle» qu’il devait aller se faire foutre dans son patelin et se poudrer à la cocaïne, mais avec mesure. Il prit la «première part», la seule, la vraie, le pouvoir, quoniam nominor leo, rappela-t-il aux animaux malades de la peste politicienne.
Revenons aux réactions secondaires à l’arrestation de Guy Philippe. Comme je l’avais indiqué dans un précédent texte: « C’est entendu que n’importe quel haïtien supporte très mal cette [bruyante] intrusion américaine dans les affaires du pays», même quand il s’agit d’un délinquant, d’un fugitif. Indépendamment de toute couleur politique, idéologique, on ne peut que se sentir mal à l’aise avec ces façons gwoponyettardes de l’Oncle Sam. Aussi, je comprends bien les flèches christopho-dessaliniennes de lèse-souveraineté, lèse-dignité nationale, lèse-héritage des aïeux, lèse-épopée de Vertières, lèse-victoire des va-nu-pieds lancées à l’adresse de Mouche Blan. J’en lance régulièrement. C’est de bonne guerre. Il n’en reste pas moins vrai que c’est une affaire de quoniam et de Leo. Si Tonton Sam pat nominor leo, s’il ne s’appelait pas Lion, il n’aurait jamais commis cette impertinence politico-policière.
Tenez, en 1915, mouche Caperton débarqua en Haïti avec son puissant arsenal militaire, sachant bien que c’était une violation des lois internationales et de la simple décence, se disant: je viens occuper ce pays de nègres, quoniam nominor leo. Il s’empara de la «première part», le pouvoir civil et militaire; de la deuxième part, la Banque nationale; de la «troisième part», les douanes; et lança un pinga à qui voudrait l’empêcher de faire main basse sur la «quatrième part»: toutes les richesses du pays. «En vain sur une porte / fut crucifié Charlemagne Péralte / et les cinq mille cacos / en vain donnèrent leur sang / par toutes leurs blessures». Quoniam, quoniam et omnia quoniam. Ce n’est pas du bon latin, certes, mais quand le Lion s’en mêle, il ne fait pas attention à la grammaire…
De 1947 à 1950, le pouvoir noiriste, en réaction au pouvoir mulâtriste rétrograde de Lescot, tailla son banda nationaliste sur la base du quoniam nominor leo. Il rafla presque toutes les «parts», le monopole du café, surtout. Le vrai quoniam, c’est-à-dire le vrai lion, l’ambassadeur américain et ses animaux de parade s’en agacèrent. Ils chargèrent le colonel Paul Magloire, l’homme fort de l’armée à l’époque, de faire la sale besogne de «débarquer» cette noiritude à prétention léonine, pour que le Lion continuât à faire fructifier ses intérêts. Chose planifiée, chose faite.
Magloire lui-même, croyant qu’on l’avait oint Lion n’en fit qu’à sa tête, à ses «parts», à son whisky, à ses «trois Bébés» au haut de Turgeau, à ses parades à cheval, à ses rutilants «5 à 7» au palais national ou à domicile, à ses bamboches au très select club Bellevue. La tâche lui fut facilitée par les caravacheurs Roland Lataillade, Henri (Riquet) Perpignan et Guillaume Péan, membres de «La Petite Junte». Éventuellement, vaches, chèvres et brebis commencèrent à se plaindre. L’ambassadeur Quoniam Nominor intervint; une fois de plus, s’accapara de la «première part», le pouvoir. Et les autres «parts» suivirent au gré de l’appétit de mouche Lion.
Le lion, le Panthera leo, l’animal à quatre pattes des savanes d’Afrique, a toujours été carnivore. Le lion à deux pattes, représentant Washington, a toujours été «politivore», c’est-à-dire porté à dévorer tout politicien ou homme politique lui mettant des bâtons dans les roues. Il est dans la nature des deux d’attaquer et de bouffer soit les plus faibles – les représentants des plus faibles – soit les moins prudents. Au rang des plus faibles, nous citerons, au hasard, Jacobo Arbenz, Patrice Lumumba, Mohamed Mossadegh, Mehdi Ben Barka, Dumarsais Estimé, João Goulart, Daniel Fignolé, Salvador Allende, Jean Bertrand Aristide, Che Guevara, Thomas Sankara, Manuel Zelaya, Fernando Luogo, Dilma Roussef. Au rang des moins prudents, pensons, parmi tant d’autres, à Manuel Noriega et, plus près de nous, à Guy Philippe. Pour avoir mangé lajan Shada sans vouloir le restituer, ces mecs ont eu leur bras pris dans le moulin du Lion.
Avant de conclure, je me permets quelques considérations et questions. Apparemment, Guy Philippe paraît avoir été pincé, coffré pour trafic de drogue et blanchiment, selon la DEA. On admettra quand même que ce «fugitif» a eu tout le loisir de se pavaner à travers Pestel, et ensuite à travers le pays pour appuyer la candidature de Jovenel Moïse et assurer le succès de la sienne. Curieusement, ni les unités spécialisées de la Brigade de lutte contre les trafics de stupéfiants (BLTS), ni la DEA n’ont voulu lui mettre la main dessus. Soudainement, BLTS et DEA se sont concertées pour cueillir et embarquer leur «fugitif» «élu», sénateur détenteur de son certificat de parlementaire élu. Alors, Guy Philippe qui parle un peu trop et trop souvent, de façon cavalière, serait-il devenu gênant pour ne pas dire dangereux pour ses patrons? En sait-il trop de bien de secrets compromettants? M pap di plis.
Finalement, c’est le voisinage du lion qui est dangereux. La fable d’Ésope reprise par le fabuliste latin Phèdre a bien raison: «Il n’y a jamais de sûreté dans l’association avec le puissant». Que celui qui lit comprenne! (Matthieu 24:15)
14 janvier 2017
Post-scriptum, qui n’a rien de léonin. Il concerne une brève rectification relative à une minuscule quoique majuscule erreur commise à l’orée même de ma rubrique parue la semaine dernière, «Le bras de Guy Philippe pris dans le moulin de la DEA». Minuscule, parce que se rapportant à une seule lettre p qui aurait dû être une lettre m. Majuscule, parce que tenant d’une défaillante, tulipante habitude historique.
En effet, dès la première ligne, au lieu d’écrire «grand-mère paternelle», comme je le fais depuis dikdantan, j’ai écrit «grand-mère maternelle». Coupable d’un lapsus calami, en fait une calamité (mineure) à la mémoire de la grand-paternelle, je tenais à me faire pardonner pour ne pas avoir le bras pris dans le moulin d’un remords de conscience qui ne me quitterait jamais.