Prise de position des jésuites d’Haïti sur la crise haïtienne actuelle

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Père Jean Denis SAINT-FÉLIX, S.J, Supérieur des jésuites d’Haïti

La profonde crise que traverse la société haïtienne depuis quelques décennies atteint aujourd’hui des dimensions inimaginables. Nous avons l’impression d’être dans le chaos total ; au fond d’un gouffre d’où aucune issue n’est visible à l’horizon. L’incertitude et la souffrance paraissent hélas ! emporter tout espoir. Notre nation s’effondre lentement et avec elle nos institutions et les valeurs fondamentales sur lesquelles repose notre existence collective. Cette triste situation nous interpelle comme hommes et femmes, chrétiens et chrétiennes et encore davantage comme Religieux jésuites. Ce cri de l’Apôtre Paul raisonne actuellement plus que jamais dans nos esprits et dans nos cœurs et nous pousse à l’action : « Malheur à moi si je n’annonçais pas l’Évangile (1 Cor 9, 16) »

I.- les raisons de notre engagement au service de la société haïtienne

 Nous venons de célébrer Noël, le mystère de l’Incarnation. Le Dieu créateur de l’univers qui fait irruption dans l’histoire de l’humanité pour ouvrir l’expérience humaine à la transcendance et à l’Espérance. Le prophète Isaïe décrit l’avènement du Messie comme l’inauguration d’une terre nouvelle et d’une humanité renouvelée qui rendent possibles de nouvelles relations de fraternité entre les humains et ces derniers avec la nature (Is, 11,1-10). Jésus a compris sa mission comme reçue de son Père avec qui il restait en communion permanente (Jn 10, 30). L’expérience de Jésus dévoile la solidarité de Dieu avec l’homme en général et spécialement avec l’homme en difficulté. Elle lui ouvre de nouveaux horizons en lui révélant les valeurs de partage, d’empathie (Mc 10, 46ss ; Mt 14, 13-36). La finalité ultime de sa mission reste l’épanouissement intégral de l’être humain et de tout être humain.

Saint Ignace de Loyola rappelle cette empathie du Père pour le genre humain dans sa diversité et ses misères et sa décision d’envoyer son Fils dans le monde pour le sauver

Notre mission aujourd’hui reçue du Christ comporte comme exigence radicale la tâche d’incarner chaque jour ces valeurs dans la réalité brûlante du monde et du peuple souffrant d’Haïti. Dans la méditation sur l’Incarnation de Ses Exercices Spirituels, Saint Ignace de Loyola rappelle cette empathie du Père pour le genre humain dans sa diversité et ses misères et sa décision d’envoyer son Fils dans le monde pour le sauver (Cf Saint-Ignace, Exercices Spirituels #102).  Le Pape François, pour sa part, nous le rappelle instamment : « Aujourd’hui est né pour vous un Sauveur » Lc 2,11. Pour moi, pour vous. » (Cf. Pape François, Homélie de la messe de la nuit de Noël 2020) 

Fidèles à cette mission, en totale communion avec notre Pape François et nos Évêques d’Haïti qui, dans leurs récents messages, ne cessent de dénoncer et d’attirer l’attention sur la gravité de la crise actuelle (Cf. CEH, Message de Noël 2020), en solidarité avec nos frères et sœurs des autres confessions religieuses, tous nos frères et sœurs Haïtiens de bonne volonté et avec notre peuple souffrant d’Haïti, nous, les Jésuites d’Haïti, de concert avec nos collaboratrices et collaborateurs, déclarons ce qui suit :

ii.- quelques dimensions de la crise 

2.1.- Une crise sociale globale et profonde

La crise que vit la société haïtienne n’est nullement une simple crise conjoncturelle. Il s’agit d’une crise sociale globale et profonde c’est-à-dire qui touche toutes les couches et sphères de la société. Elle est en train de saper les formes organisationnelles de base de notre société et menace l’existence même de l’État. Nous assistons avec douleur à l’effondrement des institutions publiques, notamment les institutions représentatives, la banalisation des valeurs fondamentales qui rendent possible le vivre-ensemble et la perte des repères éthiques qui se traduit dans le non-respect pur et simple de l’autre. Notre pays se convertit en un pays à risque où l’insécurité prend des dimensions incroyables : multiplication des gangs armés, kidnapping, meurtres etc. Tout ceci se réalise souvent avec la complicité des plus hautes autorités de l’État, dans l’indifférence et parfois l’impuissance de la Police Nationale d’Haïti. La Conférence Épiscopale Haïtienne (CEH) dans son Message de Noël 2020 dénonce ces graves problèmes qui sont en train de miner le corps social : la violence, la misère, l’insalubrité, les actes de viol, d’assassinat, de barbarie, etc. (CEH, Message de Noël 2020 # 3)

2.2.- Une crise politique

 La crise actuelle est aussi politique. Elle se manifeste dans le discrédit total du politique exprimé dans la perte de crédibilité des acteurs politiques, la généralisation des déficits publics et le non-respect des budgets de l’État. Les attitudes et comportement des responsables politiques s’apparentent à ce que nous pouvons qualifier de paresse, c’est-à-dire l’absence de courage, de créativité, de planification et de prévision. C’est la routine et le laisser-aller qui prédominent. Nous observons une remise en cause des droits et des valeurs de la propriété privée, la multiplication et le renforcement des réseaux engagés dans la corruption, la drogue et le trafic des personnes. L’État perd de plus en plus le contrôle des groupes armés et de portions chaque jour plus importantes du territoire national.

Nous vivons sous la menace constante d’un retour à la dictature avec un Exécutif qui gouverne à coup de décrets et souvent au mépris de la Constitution. Fait insolite ! L’irruption de bandits et de criminels notoires –certains, dit-on, recherchés par la police sur la scène politique et médiatique. Ce climat politique délétère se déploie sur fond de profonds problèmes sociaux : dégradation généralisée et inquiétante des conditions de vie, la fuite des capitaux humains et financiers (Environ 84% de ceux qui ont passé le bac II ces dernières années laissent le pays), absence criante donc de ressources humaines dans tous les secteurs sociaux et l’apparition en force du phénomène d’exilés sociaux et économiques.

2.3.- Une crise économique

 La crise globale de notre société a une dimension éminemment économique. Cette dernière a comme indicateurs : la baisse de la production dans tous les secteurs de l’économie nationale, la chute du Produit Intérieur Brut (PIB) réel. Ce dernier s’élevait pour l’année 2019 à 9.6 milliards de dollars américains, soit 854 $ par habitant. Il reste insignifiant, comparé à celui de la République Dominicaine qui s’élevait à 75 milliards de dollars américains durant la même période. Plus de 60% de la population du pays vit sous le seuil de pauvreté absolue. La grande majorité des Haïtiens est incapable d’avoir accès aux services sociaux de base dont l’éducation. L’exode rural bat son plein ; les paysans émigrent chaque jour en grand nombre vers la ville à la recherche d’un emploi qui n’existe malheureusement pas.

Nous assistons à une accumulation de déficits commerciaux et budgétaires durant ces dernières années, au détournement des fonds publics et à l’institutionnalisation de la corruption, etc. Le pays importe actuellement presque tout : les technologies, les produits alimentaires (viande, poisson, lait), les voitures, les médicaments, les tissus etc. Ce qui accélère chaque jour davantage le déséquilibre de la balance des paiements avec ses nombreuses conséquences négatives tant sur le plan micro que sur le plan macroéconomique.

2.4.- Une crise constitutionnelle

 L’une des expressions de cette crise sociale globale reste la dimension constitutionnelle. Cette dernière se manifeste dans les violations constantes de la Charte fondamentale du pays et ceci tant par les acteurs politiques nationaux qu’internationaux. Du côté des acteurs nationaux, nous observons : les arrestations arbitraires, la révocation illégale de juges, l’abolition tout court de la Constitution en juin 1988 en cautionnant l’occupation étrangère du territoire national. Plus récemment, l’Exécutif publie une suite de décrets ; pratique qui n’est nullement reconnue par la Constitution et fait partie de méthodes dictatoriales rappelant la triste période de la dictature des Duvalier. Les citoyens perdent toute confiance dans leurs institutions politiques, spécialement dans l’institution électorale. Ce qui risque d’entrainer de nouveaux soulèvements populaires. Bref cette crise constitutionnelle s’enracine dans un phénomène encore plus grave et plus fondamental qui est la perversion même de l’État de droit et l’impuissance du droit tout court.

 2.5.- Quelques causes fondamentales de la crise

          Les causes explicatives de cette profonde crise sont nombreuses. Nous citons entre autres :

  Les criantes inégalités sociales et le vide immense qui séparent ceux qui possèdent et ceux –la grande majorité- qui arrivent à peine à survivre. « Deux nations dans une nation » disait déjà l’écrivain et homme politique haïtien, Louis Joseph Janvier au XIXe siècle. (Cf Louis J. Janvier, Les Constitutions d’Haïti) ; L’absence de politiques publiques d’intégration des citoyens et une mentalité de prébende tolérée et encouragée même par les élites ; Un déficit d’empathie et de conscience citoyenne qui se convertit en culture dominante L’accumulation des injustices sociales depuis plusieurs siècles et notre mépris des valeurs fondamentales dont la solidarité, le respect de la vie, de l’environnement et la promotion du bien commun, le dépassement de soi, etc. ; Les occasions manquées de transfert stable du pouvoir s’exprimant dans des transitions interminables et des crises politiques récurrentes ; Nos nombreuses tares culturelles telles que l’arrogance, l’égoïsme, le manque de magnanimité, une mentalité revancharde ; La mauvaise gestion de nos relations avec notre environnement international.

2.6.- Nos richesses, même au sein de la détresse

 Toutefois cette situation de détresse risque de cacher nos nombreuses richesses qui peuvent constituer des atouts importants dans tout effort pour surmonter la crise et lancer le pays sur la voie du progrès. Haïti dispose d’immenses potentialités naturelles et culturelles. Nous mentionnons entre autres : un sous-sol riche et inexploité, plus de 1700 kilomètres de côtes, de nombreux sites historiques et naturels, parmi les plus riches de la région, une population jeune, une diaspora constituée de plus de deux millions de personnes et dotée de ressources professionnelles importantes. Par ailleurs, s’amorce un mouvement citoyen, à travers les multiples organisations sociales, les organismes de défense des droits humains, certains médias, les partis politiques etc., qui, en dépit de ses limites, reste porteur d’espoir dans le processus de construction de la démocratie et d’un État de droit dans le pays.

III.- Existe-t-il des voies de sortie ?

 Nous avons la certitude que cette situation ne représente pas une fatalité, ni le fruit du hasard. Elle est la résultante de l’action humaine. Par conséquent, des voies de sortie sont toujours possibles. Il y a lieu d’espérer que notre nation pourra renaître, moyennant une profonde prise de conscience collective, une action déterminée de ses filles et de ses fils qui parte des nombreux défis identifiés et des potentialités réelles existantes.

  Il est temps de faire advenir un véritable mouvement civique visant à promouvoir l’amour du pays, l’engagement citoyen, le désintéressement, le respect de la vie, la promotion du bien commun, le sens du bénévolat –notamment chez les jeunes- pour les bonnes causes dans les domaines social et politique.

  Il est urgent dans notre société de promouvoir un véritable retour aux valeurs spirituelles fondamentales dont l’amour de l’autre, l’empathie ; bref une renaissance spirituelle qui servira de base à l’action dans les champs socio-économique, politique, culturel, etc.

  Il est indispensable de créer un dynamisme économique basé sur l’investissement dans la production de biens et de services en vue de résorber le chômage de masse qui déshumanise, renforce les inégalités et est à la racine de multiples maux dans notre société.

  Il est temps d’entrer dans une vraie mouvance de modernisation de la société ; une modernisation inclusive, en offrant à tous sans exception une éducation de qualité.

  Il est nécessaire de décentraliser le pays et de dépasser « la république » de Port-au-Prince, tel que stipulé dans la Constitution de 1987, pour une plus grande inclusion administrative, économique et enfin   de lancer le pays sur la voie d’un développement durable. 

pour refaire la geste de 1804 et lancer ainsi ce vaste mouvement de renaissance nationale qui redonnera espoir et dignité à notre peuple.

  Il est important d’engager toutes les forces religieuses dans la voie de la renaissance d’Haïti afin de dépasser les clivages entre les religions et permettre une saine collaboration entre elles (catholiques, protestants, vodouisants etc.) dans le domaine social, pour le plus grand bien de la nation.

Conclusion/exhortation

 Si le drame que nous vivons actuellement est conséquence de l’action humaine, une sortie de crise et des lendemains plus beaux pourront advenir grâce à une action positive des fils et des filles de notre pays. 

  Nous exhortons les principaux acteurs tant nationaux qu’internationaux à prendre les décisions appropriées, dans le strict respect des principes démocratiques fondamentaux, pour aider à sauver ce pays. 

  Nous exhortons les forces vives de la nation, nous demandons de se mettre debout, à ce carrefour historique de notre pays, pour refaire la geste de 1804 et lancer ainsi ce vaste mouvement de renaissance nationale qui redonnera espoir et dignité à notre peuple.

  Nous exhortons également tous les militants sociaux et politiques, les nombreuses organisations de la diaspora haïtienne, à ne pas perdre courage et à continuer la lutte pour renverser cette situation insupportable.

  Nous exhortons le peuple vaillant d’Haïti, peuple courageux et résilient, peuple fier même au fond de l’adversité à continuer de puiser dans sa foi, dans sa riche culture et dans son histoire unique, de nouvelles raisons d’espérer et le courage nécessaire pour faire de son rêve d’une Haïti nouvelle, une réalité.

Donné au Centre de Spiritualité des Jésuites, Tabarre 10, Cazeau, le 18 décembre 2020.

Pour les Jésuites d’Haïti :
Père Jean Denis SAINT-FÉLIX, S.J, Supérieur des jésuites d’Haïti
Père Jean-Marie LOUIS, S.J, Conseiller
Père Rogério da SILVA, S.J, Conseiller
Père Kawas FRANÇOIS, S.J, Conseiller
Père Kénel SÉNATUS, S.J, Conseiller

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