Il est évident, Bwa Kale, l’opération qui porte la population à se protéger mutuellement contre les bandes armées et les gangs qui sèment la mort partout sur le territoire national est à double tranchant. D’abord, si elle est légitime et collective, donc émanée de ce qu’on peut appeler l’instinct de survie de la population, elle peut aussi s’avérer dangereuse pour tout le monde.
Etant organisée de manière « sauvage », c’est-à-dire, sans contrôle d’aucune structure ayant une reconnaissance légale et reconnue, elle peut à tout moment déraper et de fait, porter sur des actes ou des actions de vengeance personnelle n’ayant rien à voir avec ce qui se passe réellement sur plan de l’insécurité. Certains individus ou personnes peuvent tenter de régler leurs comptes sous prétexte qu’ils font la chasse aux bandits et autres malfrats qui font de l’enlèvement des personnes un commerce très lucratif. C’est le danger qu’on peut craindre d’un tel mouvement, dont, à tout moment, certains éléments dits des impondérables, peuvent dévier du but original.
Ceci étant dit, il y a l’envie légitime de défendre une population laissée à l’abandon et livrée comme des moutons à des bouchers et des assassins qui profitent de l’inexistence de l’Etat pour agir en toute impunité. Si l’on doit comprendre ceux qui craignent que l’opération ne dérape, en quelque sorte ne dévie de son objectif initial qui, à notre avis, est tout à fait légitime, s’agissant d’un mouvement collectif et populaire avec un but précis, il ne faut pas non plus, par peur de l’amalgame, se porter en adversaire d’une opération qui peut être salutaire pour le pays. Car, après tout, ceux qui l’ont entrepris ne le font certainement pas à titre personnel, c’est-à-dire, cherchant à se protéger de manière individuelle.
son objectif initial est tout à fait légitime, s’agissant d’un mouvement collectif et populaire avec un but précis, il ne faut pas non plus, par peur de l’amalgame, se porter en adversaire d’une opération qui peut être salutaire pour le pays.
D’ailleurs, il est impossible que ce soit le cas, dans la mesure où la liberté est quelque chose de collectif, fonctionnant de façon commune. Quelqu’un qui se protège en permanence n’est ni libre de ses mouvements ni autonome dans sa vie privée et ce, même s’il se balade avec une cohorte d’agents de sécurité ou de policiers qui l’entoure. La liberté est une notion abstraite qui se veut être sans appartenance.
Un pays libre est un pays où tout individu à le droit de se promener librement, sans aucune contrainte ni de l’Etat ni des gangs armés. Ce qui le différencie d’un système totalitaire ou de la dictature où personne en réalité n’est libre, puisque tout le monde surveille tout le monde. L’opération Bwa Kale lancée d’abord dans certains quartiers de Port-au-Prince – Canapé-Vert, Débussy et Pacot – le 24 avril 2023 pour être ensuite étendue dans toute la capitale vient de ce qu’on appelle un sursaut collectif. Elle est engendrée par un besoin de sortir d’une torpeur dont personne ne voit non seulement la fin mais surtout comment s’en sortir sans un apport collectif et populaire. Ce qui finit par façonner ce que la science politique qualifie de « Mouvement légitime » de sortie d’un chaos. Or, en Haïti, nous sommes en plein dedans, ce chaos sociopolitique qui sévit depuis des années.
Personne ne peut nier que certains quartiers de la capitale sont sous la coupe réglée d’une bande d’individus que même les autorités, certes de facto, n’arrivent à maîtriser en dépit de tous les efforts consentis par les forces de l’ordre légalement constituées. Même la ministre de la Justice, Mme Emmelie Prophète Milcé, le reconnaît, ces endroits font partie des « Territoires perdus » de la République, selon ses propres aveux. Alors, la question que tout citoyen est en droit de se poser, faut-il ou fallait-il laisser indéfiniment sans réagir ces « Territoire perdus » entre les mains de gangs qui, qu’on le veuille ou non, demeurent minoritaires dans le pays ? Mais, par manque de courage politique d’une part et la complicité d’autre part des pouvoirs publics, ces malfaiteurs se croient tout-puissants et se prennent pour les maîtres absolus du pays.
Après des années de silence ou du moins de complaisance, de peur peut-être et parfois de complicité malgré eux, des citoyens ont fini par prendre conscience que la stratégie de peur n’amènera nulle part, sinon qu’à la catastrophe collective d’un pays pourtant chargé de potentialités humaines. En initiant le mouvement Bwa Kale, les habitants de Port-au-Prince ne font que répondre à la question que tout le monde se posait depuis bien longtemps : pourquoi les citoyens ne se soulèveraient pas contre cette dictature des gangs ?
Bien sûr, un tel mouvement de masse ne peut se faire du jour au lendemain. Certainement, il fallait être prudent pour mettre en place une cohorte d’individus ayant la même motivation et très souvent habitant au cœur même de ces bidonvilles où logent les soldats de fortune des chefs de gangs. Il fallait identifier les traîtres parmi ceux qui se renseignent pour le compte des bandits qui ne semblent jamais à court d’argent pour financer les espions au sein de la population et même parmi la police nationale. Déjouer les pièges, etc. De toute évidence, un tel mouvement ne se monte point en claquant les doigts ni en sifflant le grand rassemblement sur la place publique.
Il fallait donc avoir de la patience, de l’intelligence et de la perspicacité pour convaincre sans se faire dénoncer de l’utilité d’une opération qui, certes collective, mais avant tout venue d’un groupe de femmes et d’hommes, tous mués par un seul but: reprendre la clef de la Cité en portant la peur sur le territoire de l’adversaire avec la conviction que la peur doit changer de camp. En décidant de passer à l’action, au moment qu’ils avaient jugé opportun, la population, en tout cas ceux qui ont mis au point cette action brutale pour certains, insupportable pour les victimes et inhumaine pour les cœurs sensibles, mais appropriée par rapport aux crimes posés par les adeptes du viol, assassinat et kidnapping, les initiateurs du mouvement Bwa Kale ont démontré que la population ne veut plus se résigner à vivre dans la peur ni dans le déni d’un Etat qui ignore son droit à vivre dans la paix et la sérénité.
Certes, l’opération Bwa Kale serait loin de résoudre la problématique de l’insécurité en Haïti, notamment à Port-au-Prince et sa périphérie. Nous sommes persuadés que tel n’est pas l’objectif recherché par les acteurs du Mouvement, ce qui, d’ailleurs, aurait été assez prétentieux de leur part. Néanmoins, en prenant l’initiative de lancer cette opération « koukourouj » dernière les kidnappeurs et les agents de l’insécurité qui mettent le pays en berne, ces acteurs ont lancé un message clair aux autorités en place en leur disant que le mal n’est pas incurable. Il suffit de la volonté et d’un certain courage pour y arriver. Bien sûr, le chef de la Transition, Ariel Henry, a réagi après les premières actions de la population lors desquelles les premiers présumés gangs ont été soit lynchés soit brûlés vifs.
S’il ne demandait pas de suspendre l’opération, sachant pertinemment qu’il ne serait pas écouté, ni entendu, il ne l’encourage pas non plus, préférant faire le service minimum en faisant la politique de l’autruche. En plaçant la lutte contre l’insécurité sur le plan de l’ordre républicain, en clair une responsabilité qui revient à la police nationale mais non à une justice expéditive de la population, le Premier ministre de facto tente de rassurer les fournisseurs d’armes qui sont dans le Secteur des affaires et ses partenaires de la Communauté internationale. La police nationale, quant à elle, qui voit là une occasion rêvée de pouvoir pénétrer les bases des gangs qu’elle peine à mettre en déroute, se montre plutôt réceptive de cette coopération qu’elle appelle de son vœu depuis des années.
Depuis, en effet, les forces de l’ordre multiplient les opérations dans les camps des chefs de bandes. Mais, le moins que l’on puisse dire, si elle obtient quelques succès, le bilan est loin, très loin de ce que la population attendait. C’est pourquoi, malgré l’appel à la population du pensionnaire de la Villa d’Accueil à déposer ses machettes, ses pics, ses bâtons et autres armes létales et la chasse des présumés bandits, l’opération Bwa Kale se poursuit à travers les rues de Port-au-Prince et de ses banlieues. Certainement, parmi les « victimes » de l’opération, on enregistre quelques bavures et des dommages collatéraux.
On a aussi assisté à des scènes insoutenables, mais c’est la guerre et à la guerre comme à la guerre, il y a forcément des victimes et des morts. L’on ne va pas écarter l’idée qu’il y a eu quelques cas de règlement de compte et même des attaques préméditées sur tel ou tel innocent, des gens qui n’ont rien à voir de près ou de loin avec le phénomène de l’insécurité qui paralyse toutes les activités qu’elles soient économiques, sociales, culturelles, scolaires et même politiques. Et pour cause. Personne ne veut courir le risque de se lancer dans une activité en plein air et en public par peur de prendre une balle perdue ou être kidnappée. La Communauté internationale, plus exactement l’OEA, l’ONU, en passant par l’Union européenne sans oublier l’OIF, toutes ont condamné le mouvement Bwa Kale et demandent au gouvernement de la Transition de prendre les choses en main en apportant une réponse ferme à l’insécurité afin d’empêcher la population de poursuivre cette justice expéditive et populaire.
les initiateurs du mouvement Bwa Kale ont démontré que la population ne veut plus se résigner à vivre dans la peur ni dans le déni d’un Etat qui ignore son droit à vivre dans la paix et la sérénité.
N’empêche et devant l’incapacité du pouvoir de garantir la sécurité de la population et l’insuffisance de la police nationale face à la puissance des bandes armées, les gens n’entendent point céder sur les jonctions ni du gouvernement encore moins d’une Communauté internationale préférant donner sa priorité à des pays comme l’Ukraine où elle déverse des milliards de dollars en armes et en matériels pour soutenir la guerre face à la Russie. Alors que la police haïtienne peine à trouver les moyens pour affronter quelques individus armés qui sèment la terreur sur toute une population depuis des années. En tout cas, les gangs sont de plus en plus en difficulté devant la stratégie du mouvement Bwa Kale. La chasse aux bandits se poursuit, des Comités de vigilance se mettent en place, des points de contrôle s’installent un peu partout dans le Centre-ville de Port-au-Prince et dans des quartiers où les gangs sont assez actifs, etc.
Selon un premier bilan non officiel mais effectué par un organisme respecté, le Centre d’Analyse et de Recherche en Droit de l’Homme (CARDH), depuis le début de l’opération Bwa Kale, il y a eu des dizaines de bandits tués sans compter ceux qui ont choisi l’exil à la campagne là où ils espèrent échapper à la vindicte populaire. Mais là non plus, ils ne sont pas à l’abri car certains Commissaires du gouvernement, notamment celui de Miragoâne, dans les Nippes, Jean Ernest Muscadin, veillent sur leurs juridictions. Selon le Rapport du CARDH, en date du 26 mai 2023, « Au moins 160 présumés bandits ont été pourchassés, brûlés vifs et lynchés à travers le pays. L’organisation a recensé 134 dans le département de l’Ouest, 5 dans le département du Centre, 9 dans l’Artibonite, 9 dans la Grand’Anse, 1 dans le Sud, 1 dans le Nord et 1 dans le Sud-Est. Sans porter un jugement de valeur, en un mois, le mouvement Bwa Kale apporte des résultats probants et visibles. La peur a changé de camp. Le kidnapping et les tueries causés par les gangs ont drastiquement diminué. Les assassinats ont connu une baisse respective de 70.55 % et 50.58 %. Presque pas d’enlèvements » a informé le Centre d’Analyse et de Recherche en Droit de l’Homme.
En effet, d’après certains observateurs politiques, depuis le début du mouvement, si les enlèvements continuent, la peur est partagée. Dans les deux camps, on a peur, les mouvements des ravisseurs sont moins fluides que dans le passé, bien que cela ne les empêche point de lancer des mises en garde et des menaces de mort contre la police et la population qui les traquent et du coup réduisent leurs activités criminelles. On l’a vu, depuis quelques jours les gangs tentent de délocaliser leurs forfaits vers la Commune de Carrefour qui était relativement épargnée. Ce qui peut surprendre depuis le début du mouvement Bwa Kale, il y a plus d’un mois, c’est le silence pesant de la classe politique et le Secteur d’affaires. Les principaux ténors se sont tus soit pour approuver l’opération soit pour se désolidariser du mouvement. Quelques rares se sont exprimés sur la question, mais toujours dans un langage difficilement déchiffrable. Seul l’ancien colonel Himmler Rébu, Président du Parti GREH, reconnaît que « Le mouvement Bwa Kale est l’expression d’une grande souffrance de la population.
C’est le résumé de toute l’angoisse que la population a subie pendant trop longtemps et avec la conscience que personne ne les protège. Le mouvement a un déficit, beaucoup d’innocents peuvent payer le prix alors que les vrais coupables sont connus de tous; ce sont ceux qui s’enrichissent, importent des munitions, arment les adolescents, qui s’associent avec les Américains pour importer des armes à feu » avance le leader du GREH. On sait que beaucoup, surtout dans le Secteur des affaires, ont largement contribué à armer ceux qui sont devenus de vrais caïds évoluant en toute autonomie par rapport à leurs tuteurs d’hier. Financés et armés dans le temps par certains politiciens et hommes d’affaires pour leur protection, les gangs se sont libérés de leur joug et prennent carrément le contrôle du pays et ceci face à un Etat failli miné par des crises politiques successives jusqu’à devenir aujourd’hui un Etat totalement en déliquescence. Devant cette faillite avérée et confirmée par tous y compris des haïtiens eux-mêmes, la population a dû s’organiser en force d’autodéfense afin de survivre dans ce qui est devenu une jungle où seule la loi du plus fort permet de rester en vie. D’où la parution du mouvement Bwa Kale qui est une réponse conséquemment à une conjoncture troublée et que la perspective pour s’en sortir demeure très pessimiste. C’est cette peur qui donne toute sa légitimité à l’opération populaire et collective dite Bwa Kale.