Des mois que le pays tout entier attend avec impatience un Accord entre les deux principaux protagonistes de la Transition post-Jovenel Moïse. Une nouvelle Transition politique qui, de toute évidence, est beaucoup plus difficile à entrer dans sa phase active. Dans la mesure où les acteurs ne savent toujours pas comment définir le Pouvoir exécutif devant fixer la fin de ladite Transition. Plus d’une année que le Premier ministre a.i, Dr Ariel Henry, assumant le rôle de chef du gouvernement intérimaire mène une politique en trompe l’œil vis-à-vis des autres Secteurs cherchant à lui imposer un agenda politique clair, cohérent.
Si le détenteur de la clé de la Primature ne dit jamais qu’il refuse de négocier un agenda pour clore la Transition, son attitude envers ses interlocuteurs prouve, en revanche, tout le contraire. Mais, mis sous pression, de temps en temps il sort sa tête de l’eau, histoire de faire coucou à ces entités sociopolitiques qui le pressent de s’asseoir à la table des négociations.
En plus de douze mois, nous sommes à la troisième tentative de rapprochement entre les deux parties. A chaque fois, de part et d’autre des antagonistes, il y a toujours une mouche qui tombe dans le lait obligeant chacun des convives à récuser le plat offert. Après un long silence entre les deux parties, comme par magie, les contacts avaient été repris à l’initiative du Premier ministre lui-même. A ce moment, certains voyaient une ouverture, voire un changement de stratégie du côté de l’hôte de la Villa d’Accueil. Des rencontres de nuit se sont organisées entre le Premier ministre et l’une des chefs de la partie adverse. Un consensus avait même été trouvé, croit-on, pour que réellement le chef de l’Exécutif provisoire et ses principaux adversaires entament de vraies négociations que le pays attend afin de savoir comment demain sera fait. Après quelques échanges et beaucoup de dilatoires de part et d’autre, tout s’arrête sans aucune explication.
Sauf que l’on apprend que la poursuite des pourparlers bute sur des mésententes d’ordre politique et d’égo, donc la passerelle s’est rompue. Soudain, au mois de mai 2022, les deux parties ouvrent un cycle de dialogue à distance par des correspondances interposées. La principale organisation connue sous l’appellation de l’Accord de Montana ou du 30 août et le Premier ministre et ses alliés du pouvoir s’accordent à communiquer à travers des courriers. Durant plusieurs semaines, les coursiers n’ont pas chômé. Ils faisaient des va-et-vient entre les deux protagonistes qui ne cessaient de faire des propositions d’ordre structurels afin de se mettre d’accord jusque sur le nombre de personnes pouvant constituer les deux délégations qui devraient assurer les discussions préalables avant d’entrer dans les choses sérieuses. On a compris, il s’agit d’un vrai jeu d’enfants gâtés. Parmi les correspondances envoyées au Bureau de Suivi de l’Accord (BSA) de Montana, il y a eu celles dans lesquelles le Premier ministre avait proposé de modifier la date du 8 juillet préconisée par le BSA et de la remplacer par le 14 juillet et comme lieu de rencontre sa Résidence officielle à Bourdon. Proposition acceptée par Montana et alliés, mais c’est l’hôtel Karibe qui sera désigné comme lieu de rencontres.
« J’accuse réception de votre correspondance du 5 juillet 2022 et apprécie que vous ayez accueilli favorablement la proposition d’une première séance de travail. Les contraintes de ma fonction ne m’ont pas permis de retenir la date du 8 juillet 2022 proposée pour cette rencontre. C’est avec plaisir que j’accueillerai dans un premier temps, la délégation du Groupe Montana / PEN et alliés et celle représentant les signataires de l’Accord politique pour une gouvernance apaisée et efficace de la période intérimaire du 11 septembre 2021, le jeudi 14 juillet 2021 à 16h00 à la résidence officielle sise à Musseau. La même invitation a été adressée à ces compatriotes » écrit Ariel Henry. Une initiative saluée par le Président du Conseil National de la Transition (CNT) James Beltis en ces termes : « La nécessité s’impose pour qu’il y ait dans le pays des négociations politiques pouvant ramener le pays à des démarches légitimes et constitutionnelles pour faire face à la crise. Les groupes armés ont renforcé leurs troupes, ils séquestrent, ils tuent, ils volent et violent à leur manière; nos institutions sont dysfonctionnelles, l’État est incapable. En ce sens, il est alors temps de passer à un réel dialogue politique, de passer à un changement profond au sein de nos différentes institutions ». Auparavant, Ariel Henry avait fait part de la liste de ses négociateurs. Un total de neuf émissaires choisis parmi les Conseillers les plus redoutables, les plus radicaux et les plus hostiles à un partage du pouvoir avec les autres acteurs. Ils représentent la fine fleur de l’entourage du chef du gouvernement depuis le début de l’aventure dans les conditions que l’on sait.
Il n’est pas fortuit de les citer pour l’édification des lecteurs. Leurs noms : Alix Richard, Secrétaire général du Conseil des ministres et cadre du parti Fusion ; Edmonde Supplice Beauzile, cheffe du parti politique Fusion ; Me André Michel, l’un des plus radicaux de tous, Dirigeant du SDP (Secteur Démocratique et Populaire) ; Émile Hérard Charles (Parti MTV-Ayiti) de l’homme d’affaires Réginald Boulos ; Me Josué Pierre-Louis, (PHTK) et Secrétaire général de la présidence ; Marjorie Michel, Responsable du SDP (Secteur Démocratique et Populaire) ; Louis Gérald Gilles, Responsable du parti politique (NOULHA) ; Génard Joseph, (Parti Vérité) et Secrétaire d’Etat à l’Intégration des personnes handicapées et Domingue Orgella, responsable du Mouvement (OCCODE).
Tous de vieux briscards de la politique haïtienne, rompus dans la politique du pire. Ils ont la particularité d’être membres de l’ex-opposition qui a combattu le feu Président Jovenel Moïse jusqu’à son assassinat le 7 juillet 2021. Mise en place le 24 juin, cette Commission de négociation conduite par le redoutable Me André Michel, l’un des plus influents Conseillers du Premier ministre, devrait convaincre les membres du BSA à accepter l’idée que la Transition ne peut être dirigée que par un exécutif monocéphale qui est, en réalité, le seul obstacle politique entre les deux entités. En fait, cette liste de négociateurs est la réponse tardive de la Primature à la demande des signataires de Montana qui, auparavant, avaient rendu public les noms de leurs propres émissaires pour les séances de négociations qui devraient s’ouvrir avec le pouvoir, en tout cas, c’est ce que croyait la population.
Me André Michel devrait convaincre le BSA que la Transition ne peut être dirigée que par un exécutif monocéphale qui est, en réalité, le seul obstacle politique entre les deux entités.
En effet, quelques semaines auparavant, les dirigeants de l’Accord du 30 août, par le biais du Bureau de Suivi de l’Accord, avaient fait part à Ariel Henry et ses alliés de la liste des personnalités politiques qu’ils ont désignées pour entreprendre avec eux les pourparlers. Cette Commission se compose de sept personnes, toutes, membres de divers Accords que représente le nébuleux Accord dit de Montana ou du 30 août. Tous sont des politiciens connus du grand public. Certains sont anciens ministres ou élus de la République et pour la plupart sont très actifs depuis le début de la Transition. Ils se nomment : Hughes Célestin ; Dunois Eric Cantave ; Patrick Joseph ; Antoine Rodon Bien-Aimé ; Ernst Mathurin ; Jacques Ted St-Dic et Magali Comeau Denis. Une liste de sept membres pour Montana et alliés contre neuf pour la Primature et alliés, ce qui fait dire, dès le départ, par certains : le match est inégal puisque Ariel Henry a l’avantage du nombre.
En Vérité, c’est Haïti Liberté dans son édition du 29 juin au 5 juillet 2022 qui avait très bien illustré ce face à face en présentant les deux Commissions de négociation comme étant deux équipes de football s’apprêtant à jouer un match dont l’issue ne servirait à rien, qu’importe le résultat. En concluant de manière prémonitoire : « (…) Le peuple haïtien n’a rien à attendre de cette rencontre, qu’elle ait lieu ou pas ce sera la même chose (…) » En fait, le match s’est interrompu juste après le coup d’envoi puisque seulement deux séances de négociations ont eu lieu les 14 et 15 juillet 2022 à l’hôtel Karibe à Pétion-Ville et ensuite tout s’est arrêté net. Pourtant, tout semblait bien s’amorcer à l’ouverture de cette troisième tentative de s’asseoir autour d’une table afin d’ouvrir franchement un dialogue constructif, franc et direct sur comment s’entendre sur la gouvernance de la Transition et surtout comment s’en sortir. « Nous nous sommes entendus sur la présence d’observateurs lors des discussions, sur la nécessité de trouver une entente de principe sur les modalités des discussions. Nous allons nous rencontrer tous les jours, le pays ne peut plus attendre », avait même déclaré Louis Gérald Gilles au Le Nouvelliste du 15 juillet 2022. Bien qu’en face, l’ancien député de Cerca-Cavajal, Antoine Odon Bien-Aimé, membre de la délégation du Montana, avait un peu temporisé l’ardeur de son interlocuteur de Musseau en rectifiant : « Il n’y a pas eu de véritables avancées. Nous ne sommes pas encore entrés dans le fond des sujets. Cependant, nous nous sommes mis d’accord sur la présence d’observateurs qu’on doit identifier, sur une entente minimale pour les modalités des discussions. Le consensus politique PEN-Montana est toujours attaché à un Exécutif bicéphale alors que les signataires de l’Accord du 11 septembre pensent que la Transition devrait être assurée par un Premier ministre, en l’occurrence Ariel Henry. » Cette affaire d’exécutif Monocéphale/Bicéphale est le nœud gordien qui bloque toutes discussions sérieuses avec l’équipe de l’Accord de Musseau. C’est encore cette épine qui allait stopper nette la discussion entre les deux parties et obliger cette longue pause dans les pourparlers.
Mais, il n’y a pas que cette histoire d’exécutif à deux ou à une seule tête qui a fait capoter les discussions préliminaires. Il y a aussi la participation d’acteurs ou secteurs ne faisant pas partie des deux poids lourds que sont : Montana-PEN et Musseau et alliés. Dès le départ, la Primature, et surtout Me André Michel, souhaiterait avoir d’autres interlocuteurs dans les pourparlers. « (…) Il faut préciser très clairement que la Commission de l’Accord du 11 septembre n’a pas été instituée pour discuter seulement avec les amis de Montana-PEN. Pour nous, le dialogue doit être multilatéral et multisectoriel. La Commission discutera avec tous les protagonistes de la crise sans distinction aucune. D’ailleurs, ce vendredi 8 juillet, nous avons tenu une très belle rencontre d’échanges avec le Comité de médiation qui a déjà produit un travail intéressant en discutant avec plus 170 partis Politiques et organisations de la Société civile (…)» avait rappelé le patron du SDP qui profite pour dire que du côté de l’équipe de Musseau et de la Primature tout est prêt, même « Les Termes de Référence) ».
En clair, c’est un dialogue de sourds qui s’installe entre Montana et Musseau depuis le début du processus d’où, d’ailleurs, l’impasse dans laquelle se retrouvent les protagonistes. Les dirigeants de Montana et leurs alliés, en effet, estiment depuis toujours qu’il est plus raisonnable que ce soit les deux grands Accords qui discutent d’abord avant d’intégrer d’autres protagonistes dans la discussion. Selon eux, ce sera plus efficace et plus constructif à deux autour de la table qu’à plusieurs secteurs qui ont d’autres intérêts dans la Transition. Dans sa réponse au courrier du Premier ministre en date du 24 juin, les responsables de l’Accord du 30 août et leurs alliés disaient accepter la proposition de reprendre les discussions tout en mettant quelques bémols sur la participation d’autres secteurs.
Ainsi, Montana/PEN/GREEH, par le biais du Bureau de Suivi de l’Accord : « (…) Suggère, pour des raisons d’efficacité et de rapidité, de choisir quatre personnes de votre délégation qui travailleront avec quatre membres de celle du Consensus politique Montana et alliés dans la rencontre sur les modalités qui serviront de cadre au dialogue politique et qui porteront sur des minima nécessaires à son bon déroulement et à sa réussite (…) Le lieu et durée des discussions ; définition par les deux parties de l’agenda des discussions ; observation nationale et internationale ; principes et modalités du dialogue politique ; système de modération, de secrétariat et d’archivage des sessions ; principes de communication à la population sur l’évolution du processus et engagement formel des parties concernées (…) Déterminé à aller de l’avant, le BSA, au nom du Consensus politique Montana – PEN Modifié- GREH, répond donc favorablement à votre proposition de tenir une première séance de travail sur les modalités du dialogue politique en vue de trouver un compromis politique national durable à la crise conjoncturelle et structurelle que nous subissons.
Voilà un citoyen qui se trouve à la tête d’un pays avec un pouvoir sans aucune légitimité, ni limitation de mandat sans que personne ne sache quand et comment le faire partir.
Le BSA vous propose la date du vendredi 8 juillet 2022, dans un lieu et à une heure dont les deux parties pourront convenir par téléphone. Le BSA tient à souligner l’importance fondamentale de votre présence personnelle à cette rencontre (…)» Le dialogue avait bel et bien repris entre les deux fractions les 14 et 15 juillet 2022. Sauf que, avant même d’avoir eu le temps de se mettre d’accord sur les modalités de la poursuite des négociations, les deux parties se sont séparées sur un constat d’échec. Elles sont en désaccord total sur l’organigramme du Pouvoir exécutif. L’Accord du 11 septembre n’entend point céder sur un Exécutif monocéphale dirigé, bien entendu, par Ariel Henry.
Tandis que ceux du 30 août ne voient que des inconvénients avec cette formule peu transparente, selon le BSA. Le problème maintenant c’est comment parvenir à un consensus sur ce point et surtout comment fixer une date de départ du pouvoir pour Ariel Henry ? Car, aujourd’hui, personne ne sait, à commencer par le Premier ministre lui-même, quand et comment devrait prendre fin un mandat auto-nommé qui n’a pas de durée dans le temps aussi bien, d’ailleurs, que la Transition politique elle-même. Un dilemme donc pour l’ensemble des acteurs y compris pour le Core Group. Ariel Henry, en effet, n’a pas été élu ni ne détient aucun mandat sanctionné par une institution quelconque, mais il n’a pas non plus fomenté un coup d’Etat pour s’emparer du pouvoir. C’est la grande curiosité de cette histoire. Pire pour le pays et pour ses adversaires politiques, il n’a aucune date pour quitter le pouvoir et il n’y a aucune institution qui puisse statuer sur ce fait.
C’est une première dans l’histoire de ce pays. Voilà un citoyen qui se trouve à la tête d’un pays avec un pouvoir sans aucune légitimité, ni limitation de mandat alors même qu’il détient la totalité des pouvoirs sans que personne ne sache quand et comment le faire partir. Seuls les Haïtiens sont capables d’un tel exploit, d’un tel retour en arrière politique. De fait, Ariel Henry est un Premier ministre à vie. C’est plus qu’un paradoxe. Alors que, depuis des années, on paralyse la capitale, on manifeste partout dans le pays pour écourter la durée du mandat des chefs d’Etat élus : Jean-Bertrand Aristide, Michel Martelly et plus près de nous Jovenel Moïse avec l’épisode du « pays lock » afin de raccourcir son mandat jusqu’à ce qu’on ait eu fini par l’assassiner. Aujourd’hui, à part quelques timides manifestations récemment enregistrées dans certaines villes de province, tout le monde baisse les bras et livre le pays tout entier avec tous les attributs du Pouvoir exécutif à quelqu’un qui, ironie de l’histoire, n’a jamais été élu même pas par un seul de ses concitoyens. Drôle de démocratie ! Drôle de citoyens ! Drôle de pays !