Mercenaires américains arrêtés dans plan boiteux devant transférer $80 millions au nom du président acculé

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La Banque de la République d’Haïti au centre-ville de Port-au-Prince le 8 mars 2019. Crédit: Kim Ives / Haïti Liberté

Une enquête en partenariat avec The Intercept

La plupart des Américains sont arrivés à Port-au-Prince en provenance des États-Unis dans un jet privé tôt le matin du 16 février. Ils avaient rempli l’avion charter de huit passagers avec un stock de mitraillettes semi-automatiques, revolvers, gilets pare-balles Kevlar et couteaux. La plupart avait déjà reçu 10.000 $ chacun, avec 20.000 $ supplémentaires promis à chacun après avoir fini le travail.

Un trio d’Haïtiens politiquement connectés a accueilli les Américains lorsque leur avion a atterri vers 5 heures du matin. Un assistant du président haïtien assiégé, Jovenel Moïse, et deux autres Haïtiens amis du régime les ont rapidement fait passer par le plus grand aéroport du pays, évitant ainsi agents de douane et d’immigration qui ne s’étaient pas encore présentés au travail.

L’équipe américaine comprenait deux anciens Navy SEAL, un ancien contractant formé par Blackwater et deux mercenaires serbes vivant aux États-Unis. Leur chef, Kent Kroeker, un ancien pilote de la Marine C-130 de 52 ans, avait dit à ses hommes que cette opération secrète avait été demandée et approuvée par Moïse lui-même. Les émissaires du président haïtien avaient dit à Kroeker que la mission impliquerait d’escorter l’assistant du président, Fritz Jean-Louis, à la banque centrale haïtienne, où il virerait électroniquement 80 millions de dollars d’un fonds pétrolier gouvernemental à un deuxième compte contrôlé uniquement par le président. Les Haïtiens avaient dit aux Américains que cette opération servirait à sauvegarder la démocratie en Haïti.

Des milliers de manifestants défilent dans la rue lors d’une manifestation pour exiger la démission du président Jovenel Moïse le 7 février 2019. Crédit: Dieu Nalio Chery / AP

C’était une trop bonne affaire pour la bande d’anciens combattants semi-employés et agents de sécurité que pour la refuser.

Mais un jour après l’arrivée des Américains en Haïti, ils se sont retrouvés en prison et au centre d’une tempête politique, avec les Haïtiens demandant ce qu’un groupe de mercenaires étrangers faisait à la banque centrale et pour qui ils travaillaient. Dans les trois jours, Kroeker et son équipe étaient libérés et renvoyés aux États-Unis, ayant en quelque sorte réussi à échapper à des accusations criminelles en Haïti.

De nombreux détails de l’opération restent troubles, mais sur la base d’entretiens avec des agents judiciaires et des officiels du gouvernement, ainsi qu’une personne ayant une connaissance directe du plan, une image de cette tentative maladroite se dégage. Ce qui ressemblait au début à un complot comique à propos d’un groupe d’ex-soldats à la recherche d’une juteuse et rapide opération mercenaire s’est révélé en fait comme un effort mal exécuté mais sérieux de Moïse pour consolider son pouvoir politique avec l’aide d’agents de sécurité privés américains.

Leconte et son associé, Gesner Champagne, ont agi comme des disjoncteurs, donnant à Moïse un déni plausible.

Ni Moïse ni l’ambassade d’Haïti à Washington, DC, n’ont répondu à plusieurs demandes de commentaires.

Aucun des Américains n’a parlé directement à Moïse ni reçu de documents officiels du gouvernement haïtien les autorisant à entreprendre la mission, selon la personne ayant une connaissance directe de l’opération. Poutant Jean-Louis et l’autre organisateur-clé du complot, Josué Leconte, un Américain de Brooklyn d’origine haïtienne et proche ami de Moïse, ne semblent pas avoir été des opérateurs isolés.

Les Américains sont arrivés à un moment politique et économique tumultueux dans un pays avec une longue histoire d’émeutes. Depuis juillet dernier, lorsque le président Moïse a tenté d’augmenter le prix du carburant d’au moins 50%, des manifestations intermittentes ont paralysé Haïti.

De 2008 à 2017, le Vénézuela a fourni à Haïti quelque 4,3 milliards de dollars de pétrole bon marché sous l’accord PetroCaribe, que le Vénézuela a signé avec Haïti et 16 autres pays voisins des Caraïbes et d’Amérique centrale. Haïti avait un accord particulièrement favorable: 40% des revenus du pétrole étaient versés au fonds PetroCaribe, remboursables au Vénézuela sur 25 ans à un taux d’intérêt annuel de 1%. Entretemps, Haïti était libre de verser dans PetroCaribe les revenus tirés de ce pétrole. Le fonds était censé soutenir les hôpitaux, les cliniques, écoles, routes et autres projets sociaux, et a aidé le gouvernement haïtien après le séisme dévastateur de 2010 et l’ouragan Matthew en 2016.

Du samedi 16 février au samedi 17 février à midi, les mercenaires ont séjourné à l’hôtel Montana à Pétion-Ville. Crédit: Kim Ives / Haiti Liberté

Mais les sanctions de l’administration Trump contre le Vénézuela et la mauvaise gestion financière de la part du gouvernement haïtien a amené la banque centrale haïtienne à suspendre ses paiements au Vénézuela en octobre 2017, et l’accord PetroCaribe a effectivement pris fin en mars 2018.

En novembre 2017, une enquête du sénat haïtien a révélé que quelque 2 milliards de dollars du fonds avaient été détournés et volés, principalement sous la direction du président haïtien Michel Martelly entre 2011 et 2016.

Jovenel Moïse est arrivé au pouvoir en 2017, après que le commissaire du gouvernement de Port-au-Prince l’ait accusé de blanchiment d’argent. Les accusations de corruption, combinées à la fin du pétrole et du crédit vénézuélien bon marché et la trahison du Vénézuela par Moïse, ont créé une parfaite tempête d’indignation populaire.

Ces derniers mois, Moïse et le Premier ministre haïtien Jean-Henry Céant se battent pour le pouvoir, et la décision de Moïse de soutenir les récents efforts du gouvernement Trump pour saper le président vénézuélien Nicolas Maduro a relancé une nouvelle vague de manifestations populaires dans les rues d’Haïti, les manifestants réclamant, comme avant, la démission de Moïse. En vertu de la constitution haïtienne, cela ferait de Céant le dirigeant du pays.

On a dit aux Américains que le fonds PetroCaribe était contrôlé par Moïse, Céant et le président de la banque centrale, Jean Baden Dubois. En raison du fossé politique grandissant entre le président et le premier ministre, les 80 millions de dollars ont en réalité été gelés, selon la personne ayant une connaissance directe de l’opération.

La Direction centrale de la police judiciaire de Port-au-Prince, où des mercenaires américains ont été arrêtés le 18 février 2019. Crédit: Hector Retamal / AFP / Getty Images

Leconte et Jean-Louis ont dit aux Américains qu’en transférant l’argent sur un compte auquel Céant et Dubois n’auraient pas accès, Moïse pourrait diriger plus efficacement le pays, d’où la promesse que leur opération soutiendrait la démocratie haïtienne.

Le fonds était le seul instrument économique important du gouvernement, et cette opération sécuriserait la position de Moïse et bloquerait son premier ministre. On ignore ce que Moïse avait l’intention de faire avec l’argent une fois qu’il en aurait pris le contrôle.

Leconte a payé les Américains pour l’opération, selon la source ayant une connaissance directe.

Leconte et son associé, Gesner Champagne, qui a également rencontré les Américains à l’aéroport de Port-au-Prince, ont agi comme des disjoncteurs, donnant à Moïse un déni plausible, avait-on dit aux Américains. En contrepartie de leur aide à Moïse, le président promettait à Leconte et à Champagne qu’il donnerait un contrat de télécommunication national à Preble-Rish Haiti, la société d’ingénierie et de construction qui appartient aux deux hommes, Jean-Louis et Leconte ont-ils déclaré aux Américains.

Jean-Louis, Kroeker, et ses cinq coéquipiers sont arrivés à la Banque de la République d’Haïti au centre-ville de Port-au-Prince vers 14 heures le dimanche 17 février, environ 36 heures après que les Américains aient atterri. En plus d’être un aide présidentiel, Jean-Louis était l’ancien directeur de la loterie nationale, qui est dirigée à partir de la banque centrale.

On ignore s’il a été choisi pour transférer l’argent en fonction de son précédent emploi. Les Américains sont arrivés dans trois voitures et en sont sortis. Ils étaient lourdement armés et entouraient Jean-Louis de manière à le protéger. La banque était fermée, mais Jean-Louis a dit à un agent de sécurité à la porte qu’ils étaient là pour des affaires bancaires, selon la source ayant connaissance directe de l’affaire. Se méfiant de leur intention, l’agent de sécurité a refusé. Au lieu de cela, quelqu’un a alerté la police.

Une confrontation de deux heures s’en est suivie rue des Miracles. Sous la protection de la police, Kroeker a appelé un septième membre de son équipe pour aider à négocier leur libération. Dustin Porte, un entrepreneur en électricité et ancien membre de la garde nationale de la Louisiane qui parlait français, s’est présenté et a parlé à la police au nom de son équipe. Les contractants se sont finalement rendus, disant à la police que c’était une grand malentendu et qu’ils étaient là en mission pour le gouvernement, selon le Miami Herald.

La banque était fermée, mais Jean-Louis a dit à un agent de sécurité à la porte qu’ils étaient là pour des affaires bancaires

La police a demandé aux Américains pourquoi, si leur mission était légitime, ils n’étaient pas passés par la voie officielle, une source policière haïtienne de haut rang a-t-elle confié à The Intercept.

« Parce que le président ne vous fait pas confiance, les gars », a répondu l’un des sous-traitants, selon un officiel judiciaire qui a demandé à garder l’anonymat parce qu’il n’est pas autorisé à parler publiquement de ce qui s’est passé.

La police haïtienne a arrêté Kroeker, le chef de l’équipe; les anciens Navy SEALs Christopher McKinley, de 49 ans, et Christopher Osman, 44 ans; Talon Burton, ancien contractant de Blackwater, 51 ans; et Porte, 43 ans. Ils ont également arrêté les deux Serbes, Danilo Bajagic, âgé de 36 ans, et Vlade Jankovic, de 40 ans. Les photos de leurs armes et de leur matériel tactique, comprenant six mitraillettes semi-automatiques, six revolvers, des couteaux et au moins trois téléphones satellites, ont bientôt fait surface sur les médias sociaux.

Les autorités américaines n’ont jusqu’à présent pas porté plainte contre les contractants pour avoir illégalement quitté les États-Unis avec leurs armes, ce qui nécessitait un permis. Bien que Kroeker ait prétendu que les membres de son équipe avaient reçu leurs armes en Haïti. Des sources policières bien placées disent que certains, sinon tous les mercenaires ont amené leurs armes avec eux et que les marques, les modèles et les numéros de série des armes ont été fournis au Bureau américain de l’alcool, du tabac, des armes à feu et explosifs.

Une liste, créée par la police haïtienne et acquise par Haïti Liberté, des numéros de série des armes dont disposaient les mercenaires.

Fritz Jean-Louis a apparemment réussi à s’enfuir au cours de la longue confrontation. Mais après que les Américains ont été envoyés en prison, Michel-Ange Gédéon, le directeur général de la Police nationale haïtienne, a reçu des appels de Jean-Louis, assistant principal du président Ardouin Zephirin, et du ministre haïtien de la Justice, Jean Roudy Aly, qui ont prétendu, l’un que les Américains menaient une “affaire d’État” et l’autre qu’ils faisaient “du travail pour la banque”, selon une source policière bien placée. Dans chaque cas, les deux ont indiqué que le président Moïse avait donné son autorisation aux Américains et qu’ils devraient être libérés. Gédéon a refusé.

Céant n’a pas répondu à plusieurs demandes de commentaires. Peu de temps après que les Américains aient été arrêtés, il est allé sur les ondes pour qualifier l’équipe de «terroristes» et de «mercenaires» qui avaient essayé de se rendre sur le toit de la banque pour pouvoir l’assassiner lui et des parlementaires non spécifiés. Il est revenu plus tard sur ses déclarations en disant que c’était une «hypothèse».

Le lundi 18 mars, les députés haïtiens ont voté pour destituer Céant en tant que Premier ministre, mais Céant est resté en les défiant. « Il y a des députés qui ont décidé de faire quelque chose d’illégal et inconstitutionnel et qui va à l’encontre des principes, des traditions républicaines et des traditions parlementaires », a-t-il déclaré au quotidien haïtien Le Nouvelliste. « Je suis toujours en poste en tant que Premier ministre ».

La farce aurait pu être un succès si ne fût-ce qu’un des participants américains avait eu une expérience antérieure dans la conduite d’une mission clandestine de mercenaires dans un pays souverain. Au lieu de cela, ils étaient un mélange surtout d’anciens vétérans militaires, y compris un ancien SEAL qui avait récemment été accusé d’agression dans un incident de rage au volant dans le sud de la Californie et un autre qui était un culturiste avec une activité accessoire de chanteur de musique country. Il y avait Kroeker, qui, entre autres entreprises, dirigeait une compagnie de suspension pour camions; un ancien officier de police militaire et sous-traitant de sécurité du département d’État; et Porte, le propriétaire d’une petite entreprise d’électricité qui avait remporté un contrat unique de 16.000 $ pour le ministère de la sécurité intérieure des Etats-Unis.

Kroeker avait assuré à ses collègues que la mission serait facile.

Selon une personne ayant une connaissance directe de l’affaire, Kroeker avait assuré à ses collègues que la mission serait facile. Mais alors que les Américains étaient bien armés, il leur manquait d’autres dispositions de base pour une opération secrète de sécurité: une couverture d’assurance, un plan d’évacuation en cas de blessés, l’autorisation pour amener leurs armes en Haïti, ou un plan général d’évacuation si les choses tournaient mal.

« Ils n’avaient aucune idée de ce qu’ils faisaient », a déclaré la personne avec une connaissance directe de l’affaire qui a requis l’anonymat pour parler publiquement de la mission clandestine.

Après que le Département d’Etat ait fait libérer les Américains, toutes les personnes impliquées dans l’opération se sont dispersées. Au moment de la libération des Américains, Jean-Louis et Leconte avaient déjà fui Haïti. Leconte est rentré aux États-Unis via la République dominicaine, selon la personne ayant connaissance de l’opération; un jour après son arrivée à New York, son profil Facebook a été supprimé. Le 24 février, Leconte a fui un journaliste qui demandait un commentaire devant sa maison de Brooklyn et s’est caché dans un garage.

Chris Osman, un des ex-Navy SEALs et le seul membre de l’équipe à avoir jusqu’à présent publiquement discuté de l’opération en Haïti, a écrit sur Instagram qu’il était en Haïti pour faire un travail de sécurité pour « des gens qui sont directement liés au président actuel ». Osman a fait allusion à une intrigue politique haïtienne derrière le stratagème, postant que lui et ses collègues « ont été utilisés comme des pions dans une bagarre publique entre [Moïse] et le Premier ministre actuel d’Haïti ». Osman a depuis supprimé ce poste.

Leconte et Champagne avaient discuté d’un éventuel contrat de suivi avec Kroeker si le transfert d’argent avait été un succès, selon la personne ayant une connaissance directe de la mission, mais on ignore, pour le moment, ce que cette mission aurait pu être.

Haiti Liberté voudrait remercier l’aide précieuse du Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) dans cette enquête.

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