« Mourir n’est pas mourir, mes amis, c’est changer. La vie est le combat, ma mort est la victoire. Et cet heureux trépas, des faibles redouté,
n’est qu’un enfantement à l’immortalité. »
Platon
La journaliste Liliane Pierre-Paul n’est plus parmi nous. Nous ne disons pas, comme les uns, qu’elle a traversé, ou à l’instar des autres, que le Créateur Suprême l’a appelée. Pareil aux fildeféristes, nous préférons marcher sur la corde raide, pour éviter de nous retrouver entre le marteau des vodouisants et l’enclume des « christianistes ». Et que dire des athées ? Toutefois, un fait est certain : la voix de cette « Grande Dame » de la presse, pour laquelle le glas a sonné le 31 juillet 2023, s’est à jamais tue sur ce pays égorgé par la politicaillerie et le banditisme.
Les témoignages élogieux en faveur de la macchabée, et à juste titre, pleuvent et grêlent. Hommages, somme toute, bien mérités. Sans exagération. Sans flagornerie. Cependant, nous avons remarqué et constaté qu’après la tragédie funeste, « Lili », – de son surnom populaire –, a plus d’amis, d’admirateurs, de vertus, de qualificatifs, qu’avant. Et c’est tant mieux. Liliane Pierre-Paul a vécu 70 ans avec les siens et parmi ses amis, ses admirateurs et ses détracteurs. Jacques-Bénigne Bossuet aurait certainement répliqué : « Qu’est-ce que cent ans, qu’est-ce que mille ans, puisqu’un seul moment les efface ? »
Lorsque qu’un bon ami nous a « annoncé [1] » la mauvaise nouvelle au téléphone, notre mémoire s’est tout de suite engagée dans le couloir serpentin de l’analepse. Comme au cinéma ou en littérature.
Nous sommes dans la matinée du vendredi 28 novembre 1980. Rien ne présageait de la tempête politique qui allait se lever à l’horizon. Cette journée-là, comme à l’accoutumée, les nuages de frayeur se bousculaient dans le ciel d’un automne frais et humide. Les âmes éprouvées se repliaient dans la peur et la léthargie. Elles encaissaient les coups et se serraient les dents. Les laquais, les palefreniers, les domestiques d’Hadès et de Perséphone ne laissaient aucun répit à une population misérabilisée, maltraitée, humiliée, réduite comme une peau de chagrin. Les individus, essoufflés et découragés, ressemblaient à des feuilles fanées, sans résistance, détachées de leurs branches nourricières, que les vents de l’horreur éparpillaient tout le long de la route où elles débouquaient par le néant. Devant cet océan de désolation, Apollon, le dieu de la parole, était devenu aphone et impuissant.
Parfois, dans les moments d’errance de notre âme à travers les brouillards des nuits insomniaques et bouleversantes, nous entendons des voix fantômes : celles de Gasner Raymond, Ézéchiel Abellard, Richard Brisson, Jean Dominique, Brignol Lindor, celles aussi de tous les autres martyrs de ce combat interminable pour faire triompher en Haïti la cause complexe de la Liberté et de la Justice. Combien de camarades ont-ils sacrifié leur existence pour ce pays boitillant, livré aux démons du déclin! Ils ont combattu les Gorgones. Défendu leur patrie avec courage, conviction et détermination.
Cicéron avait employé lui-même le mot « sauvé », au moment de son assassinat. « Mourons dans une patrie que nous avons souvent sauvée », disait le philosophe, l’homme politique. Et ce furent ses dernières paroles avant la décapitation haineuse et fatidique. Nos héroïques militants et activistes, eux-mêmes, sont partis le cœur lourd et attristé, avec le sentiment d’une mission qui demeure inachevée. Dorénavant, Liliane Pierre-Paul appartient elle aussi à ce monde invisible, où le temps n’existe pas. Car, dans le néant de l’Éternité, nous pensons qu’il ne se passe rien. Nous n’avons aucune certitude, aucune preuve du « bonheur de l’Éternité » dont parle le poète Lucain que Le sadique Néron poussa au suicide à l’âge de 25 ans.
La journée du 28 novembre 1980, – qui allait permettre à notre consœur Liliane Pierre-Paul de se hisser au sommet de sa carrière journalistique –, disions-nous, s’annonçait comme les autres. Rien de spécial, en fait, ne devrait la marquer. Les chiens faméliques aboyaient toujours dans les rues bruyantes où s’amoncelaient des tonnes de détritus qui masquaient à certains endroits les égouts à ciel ouvert. Les marchandes de « manger cuit » s’alignaient tout le long des trottoirs et échangeaient quelques cuillers de riz contre une petite poignée de sous blancs. Leur peau brûlait sous le feu ardent du soleil. Les passants s’arrêtaient de temps à autre devant l’une d’elles pour étancher leur soif avec un kola bien glacé ou pour calmer leur estomac en avalant de travers une petite assiette de riz ou de maïs moulu. Les files de chômeurs dérivaient vers toutes les artères de la capitale remplie comme un œuf. Sur leur visage, on y lisait des rendez-vous manqués, des coups bas, des fausses promesses d’emploi. Et on y décelait des signes de déception et de consternation… Les militaires des Casernes Dessalines sous la direction de l’impitoyable Jean Valmé avaient encore battu ce jour-là, comme tous les matins d’ailleurs, les prisonniers politiques accusés de comploter contre la sûreté de l’État. Les volontaires de la sécurité nationale (VSN) n’arrêtaient pas d’espionner et d’envoyer en prison les pères et mères de famille, les étudiants, les élèves des classes humanitaires, les ouvriers, les paysans, les citadins… Ils étaient fiers dans leur uniforme de kaki bleu foncé et leur foulard couleur de sang. Le soleil se levait encore sur une misère au goût rassis. Et la lune se couchait sur les pleurs des gamins fatigués qui pratiquaient, trop longtemps déjà, le « qui dort dîne » dans un pays à la conscience tourmentée, qui n’arrivait pas lui-même à dormir.
Et pourtant, ce vendredi 28 novembre 1980 ne fut pas cette journée comme les autres…! Il symbolisait l’horreur, la cruauté, la sadicité. La dictature d’un État anthropophage, cannibale… Néron incendiait Rome. Sans cithare. Accusait les chrétiens. Et lâchait ses lions dans l’arène pour un festin de chair humaine et de sang.
La dernière impression de Regard, notre revue hebdomadaire, était mort-née. Le samedi 29 novembre 1980, les exemplaires de cette édition spéciale ne furent pas disponibles dans les kiosques. Ce semblant de « démocratie » qui respirait déjà mal, par la bouche, avait rendu son dernier souffle. En cette journée sombre et triste de novembre 1980, la tempête de la répression duvaliérienne avait frappé partout.
Au pays des Duvalier, à la fin des années 1970 et au début de 1980, exercer le métier de journaliste ne fut pas chose aisée. Le sens de l’amour patriotique exposait les consœurs et les confrères à des risques périlleux. L’équipe du mensuel Inter/Jeunes, Harry Duvalsaint, Kern Grand-Pierre, Riollet Sénat Célestin, Ady Jean Gardy, etc., virent les gendarmes passer aux flammes les exemplaires de toute une édition… La page de couverture était dominée par une photo et le titre en grand caractère d’un article sur l’épouse du « président à vie ».
Parmi les victimes politiques de l’année 1980, nous ne voudrions pas ignorer l’ancien Premier ministre des « crânes rasés ». Evans Paul, à l’époque, présentateur d’une émission en créole à Radio Cacique, connut l’emprisonnement, la torture physique et psychologique aux Casernes Dessalines. Nous signâmes dans l’hebdomadaire Regard un article qui avait exigé sa mise en liberté. Et, ce ne fut pas sans risque. Avec le temps, Evans Paul a sauté la clôture, – comme Me Gérard Gourgues et Anthony Pascal dit Konpè Filo –, et il s’est retrouvé étonnamment de l’autre côté, – jusqu’à présent d’ailleurs –, en compagnie des fossoyeurs de la justice, de la liberté, de la sécurité et de la paix : Prosper Avril, Laurent Lamothe, Sweet Micky, Jovenel Moïse, Ariel Henri…
Les membres de la presse ont pour mandat d’informer la société en toutes circonstances. Les journalistes professionnels ne passent pas leur temps à rapporter des ragots sur les menaces de mort qui leur pendent sur la tête comme une épée de Damoclès. Nous avons déjà mentionné à l’un des reporters de Radio Plus qui larmoyait sur son sort : « Si vous voulez vivre longtemps, changez d’activité professionnelle ». Partout dans le monde, le danger guette les travailleurs de la presse. La nuit, au Mexique ou dans des pays de l’Amérique Latine, les escadrons de la mort troublent la paix de leur sommeil. Les assassins forcent les portes de leurs demeures. Les emmènent avec eux. Et les exécutent sans procès. Lorsqu’ils ne disparaissent pas à jamais, des paysans sautent sur leurs cadavres encore tièdes dans un champ de maïs à la pointe de l’aube.
L’autre affaire qui fit scandale en 1979, avant les événements du 28 novembre 1980, ce fut l’arrestation brutale d’Anthony Pascal alias Konpè Filo et sa détention à Fort-Dimanche. Étonnamment, les Haïtiens envahirent les rues de la capitale et des villes de province pour exiger l’élargissement immédiat de Filo. Les bourreaux cédèrent. Libérée le lendemain, la victime raconta son calvaire à son patron Jean Dominique, sur les ondes de la station de radiodiffusion où il présentait chaque soir, en compagnie de la jeune Liliane Pierre-Paul, de 21 heures à 22 heures, son émission de nouvelles en langue vernaculaire.
Aucun duvaliériste ne saurait se dédouaner des « crimes contre l’humanité » commis par le régime vampirique qu’il a servi pieusement et solennellement durant 29 ans. Ceux-là qui n’ont pas trempé leurs mains dans le sang des innocents, y ont trempé leurs yeux.
Avant la journée des vampires
La campagne électorale battait son plein aux États-Unis. Jimmy Carter se démenait comme un diable dans le bénitier en vue d’obtenir un second mandat présidentiel. Grâce à sa politique basée sur les « droits de l’homme », le secteur de la « presse indépendante » en Haïti était parvenu à aménager un petit espace de liberté d’expression. Même si les manifestations de rue, pour dénoncer la violence politique, la disette, la famine, dans certaines régions comme le nord-ouest, la gabegie administrative, étaient interdites, les langues de la population commençaient à se délier étonnamment. Le duvaliérisme battait en retraite. Il reculait. Le combat pour la reconquête des libertés individuelles et collectives avançait à petit pas.
La présence du président Carter à la Maison Blanche était devenue une source de problèmes pour la meute de coyotes. À Port-au-Prince, Jean-Claude Duvalier et ses comparses prièrent tous les saints de l’Ancien et du Nouveau Testament, invoquèrent tous les Loas du Bénin, pour que le Parti démocrate ne fût pas reconduit au pouvoir.
Un « mauvais » parmi les « pires »
Cet homme à la peau d’ébène, que nous voyions souvent passer dans son uniforme de « volontaire de l’ insécurité nationale » devant la maison du défunt Sony Bastien, et qui prenait l’habitude de ralentir ses pas pour nous saluer de la main, s’approcha lentement de nous. C’était un après-midi de novembre 1980. Sony Bastien, un autre confrère et moi comprîmes tout de suite que l’individu avait un message à nous communiquer. Effectivement. Le « milicien bizarre », mais sympathique, nous apprit qu’il sortait d’une réunion convoquée au siège central des macoutes à la rue Monseigneur Guilloux par madame Marx Adolphe. Notre locuteur poursuivit :
« Le gouvernement de son Excellence Jean-Claude Duvalier attend impatiemment l’élection de Ronald Reagan pour entreprendre une campagne de répression contre la presse. J’habite dans le quartier. Je sais que vous êtes journalistes. Des jeunes instruits, dynamiques, pleins d’avenir. Le pays a besoin de vous. Soyez prudents. Si le président Carter n’est pas réélu, la situation deviendra très compliquée pour vous. Les journaux et les radios seront durement frappés. C’est tout ce que je voulais vous dire… »
Ce qui était dit, effectivement, fut arrivé.
Le Canada accepta finalement d’accorder l’asile politique aux exilés du 28 novembre 1980 qui vivotaient au Venezuela. Grâce à Jackson Pierre-Paul, nous avons retrouvé Liliane Pierre-Paul à Montréal, dans un immeuble de la Rue Goyer, situé à Côte-des-Neiges. Plusieurs fois par semaine, nous nous y rendions pour échanger avec les regrettés Alix Gornail, Jackson Pierre-Paul, Liliane Pierre-Paul sur les conditions de vie catastrophiques des masses populaires haïtiennes. Tous les quatre, nous étions convaincus que le système duvaliériste était un chien polycéphale, comme Cerbère, le gardien des enfers, que seules les forces mystiques d’un Héraclès pouvaient vaincre.
Liliane Pierre-Paul, Jackson Pierre-Paul et d’autres compatriotes sont retournés en Haïti après l’effondrement du régime de 1957. La journaliste, qui deviendra copropriétaire de Radio Kiskeya, à la suite d’une rupture scandaleuse et choquante avec Jean Dominique, avait activement participé à la collecte de fonds pour la réouverture de Radio Haïti Inter. Sony Bastien, Liliane Pierre-Paul et Marvel Dandin avaient décidé de se hisser à bord d’une nouvelle embarcation, – Radio Kiskeya –, pour remplir leur vocation journalistique au sein d’une société violée, humiliée et mutilée.
Au passif progressiste politique de Liliane Pierre-Paul, on ne peut s’empêcher de signaler ses différentes remises en question de la légitimité politique de Nicolas Maduro, sa compréhension légère des enjeux de la guerre entre la Russie et l’OTAN, ses jugements sévères en défaveur de Bachar-al-Assad, sa proximité avec le gouvernement de Gérard Latortue après le renversement et le kidnapping du président Jean-Bertrand Aristide par Washington, Ottawa et Paris, autant d’évocations sombres, – parmi tant d’autres diriez-vous –, que le temps n’arrivera pas facilement à gommer!
Au-delà de toutes les considérations possibles, la voix de Liliane Pierre-Paul a déjà trouvé une place dans l’historiographie de la presse haïtienne.
Quelle heure est-il ?
Note
[1] Le « nous » de modestie.
[…] 31: Radio journalist Liliane Pierre-Paul, 70, dies in Haiti from a heart […]
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