Libéralisation économique : le piège de Jovenel Moise !

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Jovenel Moïse

A quoi servent les élections en Haïti ? Les résultats de la présidence de Jovenel Moïse, huit mois après son installation, sont- ils à la hauteur des espérances quand on tente de comparer aux bénéfices les coûts financiers, humains, matériels en situation électorale, imposés à un pays dont les fondamentaux économiques sont au rouge : 6 millions d’haïtiens vivent sous le seuil de pauvreté fixé à 2,41 dollars par jour, et plus de 2,5 millions sous le seuil de pauvreté extrême, l’un des pays les plus inégalitaires de la planète, les recettes internes atteignant 12,9 % du PIB. (Banque mondiale)?

A quoi sert le vote dont le dénouement nourrit déceptions, désenchantement, désillusions, regrets, perte de temps ? A quoi sert le vote dont l’objectif vise à construire des ilots de deshumanisation dans l’indifférence totale, à coté des digues solides de rente au profit des réseaux tribaux fermés auto-entretenus par l’alignement des groupuscules politiques fluets, lâches, sans conviction installés au cœur des institutions au nom d’une prétendue expression de la démocratie représentative ? Ces questions reviennent à l’esprit depuis 1989, date de la proclamation de Lesly Manigat comme président de la République, dépositaire d’une légitimité aussi faible que celle de Jovenel Moïse, mais l’intelligence du premier aurait sans doute facilité une expérimentation positive de la transition démocratique.

Mais ce sont les élections de 1990 qui sont fondatrices de l’expérience de la démocratie haïtienne, d’abord, parce qu’elles prolongent la radicalité révolutionnaire et la vision réformiste de 1870, la confortent, la nourrissent là où les acteurs quoiqu’animés d’une même foi n’ont pu conduire à la transformation de la société. Ensuite, les élections de 1990 ont réarmé la puissance symbolique du vote comme constitutive de la croyance de l’haïtien dans la politique. En effet, le vote est une arme efficace permettant d’accéder à l’arène politique comme référence de l’égalité, qui est l’élément majeur de cette passion. Le vote est une conquête acquise suite à de longues années de résistance au régime duvaliérien, conduites à l’intérieur et à l’extérieur, marquées par le sang, le sacrifice des âmes nobles sur l’autel des vampires et des limiers soldatesques.

Le Conseil National de Gouvernement dirigé par Henry Namphy en 1987 et le Général Prosper Avril étant favorables à une transition placée sous la direction hégémonique de l’armée, ont souhaité des élections dirigées. Les haïtiens ont bravé les pratiques répressives de l’armée, les ont contournées, et les souffrances qu’ils ont endurées à la Ruelle Vaillant, le 29 Novembre 1987, sont la marque d’une conviction, d’une croyance dans une expérience authentique. Le vote est investi comme refus, jusqu’en 1990, un besoin d’enracinement de la souveraineté, débarrassé de toute imposition d’un ordre extérieur.

C’est par l’expression populaire du vote comme plébiscite que les électeurs haïtiens entendent forger la souveraineté et y rechercher les droits des citoyens : droit de se nourrir, droit de se former, droit de se loger, droit de se soigner. C’est le vote qui cherche le lien entre La République et la nation : la nécessité de répondre à ses besoins obligerait l’Etat à définir des missions de service public qui intégrerait toutes les catégories sociales, notamment les exclus, les rescapés du séisme du 12 janvier relégués dans les bidonvilles, les paysans, les forçats de la terre, « qui de lassitude expirants n’ont droit qu’à la faim, à la soif, à l’indigence…tués de travail agonisent pour vivre. » (V. Hugo, Légende, 1883, p.299). Justement, depuis 1990, ils attendent  de la part des dirigeants haïtiens la traduction dans leur vie les bienfaits du vote. Or, ces derniers, sans aucune distinction, une fois arrivés au pouvoir, ne se sont abstenus de plier l’échine à un programme libéral, mais en se le cachant. L’autorité souveraine dont ils se sentent investie est pervertie par les contraintes imposées par les institutions financières internationales, le Fonds Monétaire et la Banque Mondiale, notamment. La motivation de ces dirigeants est de dissimuler leur manque de courage politique derrière une incapacité à inventer un nouveau modèle économique et social qui prenne en compte les aspirations indiquées plus haut. Plus que jamais, la question se pose aujourd’hui, comment s’engager dans la voie de la libéralisation économique et maintenir la consolidation démocratique ? Elle a été au cœur de la réflexion de la politologie (Laurence Whitehead, pp.155-170. In G. Couffignal « Réinventer la démocratie. Le défi latino-américain », Presses de la FNSP, 1992 ,330p). La libéralisation économique et la consolidation démocratique sont analysées comme deux éléments constitutifs de la politique constante qui a été conduite en Amérique latine et dans la Caraïbe. Intimement liés, ces deux processus ont des effets inexorables sur les sociétés qui s’en sont inspirées. Toute la question est de savoir « s’il existe des lignes d’actions politiques, des instruments au niveau local … qui pourraient plus efficacement que d’autres, renforcer et étendre les libéralisations politiques et économiques sans pour autant saper, déformer, isoler ou perturber l’une ou l’autre. Comment des régimes démocratiques fragiles peuvent-ils véritablement augmenter leurs chances de se consolider au moment même où l’on préconise la libéralisation économique et une adaptation qui peut dans un premier temps s’avérer pénible et couteuse pour certains secteurs. » (p..155).

La libéralisation économique dans son application est au cœur de la crise économique, sociale et politique

L’approche que nous proposons est de mettre en avant deux hypothèses qui s’excluent l’une l’autre : la première hypothèse serait de considérer que la transition de la dictature vers la démocratie est assurée en Haïti, de 1986 à 1996 marquée par la disparition de l’armée du système politique. Tandis que la consolidation démocratique date de 1996 à nos jours : elle est marquée par l’adhésion de tous les acteurs, de gauche ou de droite, au renforcement des institutions, aux élections comme mode d’accession au pouvoir, sans reconnaître la possibilité d’exprimer la contestation à un régime qui serait perçu comme menaçant pour l’ordre démocratique.

Quant à la libéralisation économique, la phase de stabilisation qui ne peut s’épanouir que dans le cadre de la consolidation démocratique est entravée dans son expression par des postures non assumées, dictées par des relents opportunistes et non par l’éthique de la responsabilité. Elles renforcent la pratique du « marronnage », comportement des lâches et des personnalités avachies,  qui s’impose comme référence, qui renonce à prendre le risque d’une dénonciation par les révoltés et les souffrants pour une morale de confort.

En Haïti, la libéralisation économique dans son application est au cœur de la crise économique, sociale et politique. Son application, brutale, dépouillée de l’absence de filets de sécurité, est servie sous le maquillage de la duperie et du mensonge. L’argument que ses adeptes ont toujours mis en avant est le déversement des avantages aux pauvres et hérédités, une fois que les investisseurs auront accumulé les gains. Sauf que le seuil de la maximisation suffocante, le seuil de la satisfaction ne  sera jamais atteint pour prétendre à la distribution. Ce serait une illusion de s’attendre au phénomène inverse, de croire à une courbe inversée. C’est pourquoi la classe dirigeante haïtienne, gauche et droite comprises, n’a jamais pris le temps de comprendre qu’elle vit dans une situation permanente de mensonges, de renoncements, de sauts dans l’inconnu, dans la crainte.

Sous Jean-Bertrand Aristide, la libéralisation économique embraie sur un subterfuge de revenir au pouvoir en 1994 à Port-au-Prince, c’est le mensonge falsificateur destiné à la contrainte imposée par les Etats-Unis d’Amérique. Son premier ministre Smarck Michel, désigné par l’ambassadeur américain en poste à l’époque en Haïti, avait pour mission d’appliquer le « plan de Paris » qui prévoit un ensemble de mesures destinées à libéraliser le marché économique, à  renforcer la privatisation engagée par Lesly Delatour, le ministre des Finances sous Henri Namphy qui n’eut , soulignons-le, aucune légitimité pour engager des réformes d’une telle ampleur.

Mais contrairement à Martelly qui n’a jamais irrité la bourgeoisie, Moïse s’entraine en terrain risqué, suscitant tensions, animosité et réactions guerrières de la part d’un groupe d’hommes qui ont consenti à financer sa campagne électorale, dans l’objectif de dégager des ressources suffisantes, une fois parvenu au pouvoir.

Sous Préval I (1995-2000), la libéralisation économique se dissimule derrière le paravent de la « démocratisation économique » qui n’était autre qu’un pendule compensateur, c’est-à-dire destiné à corriger les effets perturbateurs, les déficiences, les  déséquilibres que l’application des mesures auraient entrainées. Préval reprend les mêmes arguments que Lesly Delatour : « désengageons-nous de toute activité économique, confions là au secteur privé, puisque les dirigeants des entreprises publiques sont des corrompus ». Comme le démontre Laënnec Hurbon : « La privatisation des entreprises publiques, toutes de faible rendement par suite d’une gestion désastreuse soumise aux aléas d’une politique clientéliste, mais connues comme les dernières ressources de l’Etat, semble être le seul programme offert presque tout ficelé au gouvernement par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. De la sorte, toute contestation s’énonce en termes de rejet du néo-libéralisme, qui s’exprime à travers les projets de privatisation ».(L.Hurbon,”Démocratisation, identité culturelle et identité nationale en Haïti”, Pouvoirs no.10,1998,pp.217-238) L’application de ce programme aboutit aux effets contraires, comme il fallait s’y attendre. Et la contestation, comme en 1986 s’amplifie et s’oriente vers la démonstration des méfaits de la libéralisation économique comme l’ont montré les luttes engagées par un certain nombre d’organisations …Elles ont mis un point d’honneur à souligner la contradiction qui surgit sur le plan idéologique, notamment en ce qui concerne René Préval: « Les accoutrements et les accessoires inadéquats, dont on vous a embarrassés, les contacts avec les ambassades, et les milieux bourgeois que vous fréquentez, ne devraient pas vous écarter des masses dont vous êtes issus et d’où vous reviendrez à la fin de votre mandat. »( MODEP, UNNOH, PAPDA, SOETEL, FESTRED’H, KRD, ASOHQ, BAREH, CHANDEL, MOVE, CERCLE GRAMSCI, SAJ/VEYE YO, www.alterpresse.org,13 Août 2017)

La libéralisation économique  sous Michel Martelly est l’expression d’une adaptation à un éventail d’opportunités financières d’origines diverses relayées par un mouvement puissant, pensé, rationnel de prédation des ressources : les fonds issus de l’Accord Petro Caribe dans le cadre du panaméricanisme, les fonds de la reconstruction sous l’impulsion de Bill Clinton, les fonds de la diaspora à travers le PSUGO, les dons divers des Ambassades en Haïti et les ONG, les fonds de la CIRH… Les résultats de la politique économique sous Martelly, quoique entouré d’un entrepreneur-premier ministre à la réputation sulfureuse en Afrique, se sont traduit par l’augmentation de la pauvreté, la paupérisation de la classe intermédiaire, la concentration des richesses par ce que Joseph Stiglitz appelle le 1%.

La libéralisation économique est ainsi une politique imposée de l’extérieur et souhaitée par l’intérieur. C’est la principale continuité entre le régime mickiste de Martelly et celui de Jovenel Moïse. Les deux « présidents » l’intègrent à leur politique. Mais contrairement à Martelly qui n’a jamais irrité la bourgeoisie, Moïse s’entraine en terrain risqué, suscitant tensions, animosité et réactions guerrières de la part d’un groupe d’hommes qui ont consenti à financer sa campagne électorale, dans l’objectif de dégager des ressources suffisantes, une fois parvenu au pouvoir. De plus le pouvoir de Moïse est faible, il souffre d’une faiblesse congénitale. En effet, les masses populaires ne font pas l’objet d’une préoccupation attentive de Moïse, quand on juge comment elles sont frappées par la politique fiscale du gouvernement. De plus, le secteur privé, acteur de sa politique, est désormais la cible de ses attaques, à bien comprendre l’intervention de l’un des proches de Moïse, l’ancien sénateur du Sud Est réclamant la liquidation physique des actionnaires de Sogener et de E-power. L’adhésion de Moïse à l’idéologie libérale est dénaturée et semble soumise au gré des affects et des émotions. Décidé à engager le bras de fer, semble-t-il , avec les actionnaires d’E-power et de Sogener, notamment, Moïse les rend vulnérables et adresse ainsi un mauvais signal à tous les entrepreneurs, ce qui traduit une totale incohérence et une absence de cap à un pays -qui se réveille malmené et vulnérable- où la force du contrat dans un Etat de droit est paradoxalement  soumise aux caprices d’un prince inexpérimenté et autocrate.

Jacques NESI

 

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