L’état de droit, garant de la stabilité et du progrès

Commentaire autour d’un article du feu Bâtonnier Monferrier Dorval

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Le bâtonnier Me Monferrier Dorval, assassiné le 28 août 2020.

Comme beaucoup d’autres juristes haïtiens, soucieux d’enrichir la littérature juridique en Haïti, Me Monferrier Dorval est connu pour avoir abordé des questions de droit à travers divers articles parus tant dans les revues scientifiques que dans les journaux ordinaires. Le Barreau de Port-au-Prince ne veut pas que la disparition physique de ce professeur d’Université, devenu Bâtonnier à la faveur des élections ordinales du jeudi 6 février 2020, entraîne l’oubli de sa précieuse contribution à la doctrine juridique haïtienne. De ce fait, la date du 28 de chaque mois, correspondant à celle de l’assassinat de Me Monferrier Dorval au mois d’août 2020, sert de prétexte au Conseil de l’Ordre pour rappeler à la société haïtienne en général et à la communauté scientifique en particulier la pertinence de ses réflexions dans une dynamique visant la sortie du pays de l’abîme dans laquelle elle s’enfonce de plus en plus.

C’est, bien sûr, cette volonté de pérenniser ses travaux dans la mémoire collective qui explique les commentaires que nous allons produire autour de son article intitulé : « L’État de droit, garant de la stabilité et du progrès ». Cet article, qui peut être lu dans le premier numéro de la revue La Basoche, paru en mai 2017, a d’abord été publié dans les colonnes du journal Le Nouvelliste, le 9 janvier 2015. Nous allons faire ressortir l’importance de cette réflexion dans la conjoncture sociopolitique qui l’a vu naître (A) avant de mettre en valeur sa portée dans le contexte actuel (B).

La question de l’État de droit dans la conjoncture de 2015

En janvier 2015, lors de la publication de cet article, la société haïtienne est en proie à une crise sociopolitique des plus alarmantes. 2015, c’est l’année au cours de laquelle Haïti fait la une de l’actualité nationale et international comme faisant partie des États en faillite à travers le monde. En effet, l’instabilité politique bat son plein. Les forces politiques du pays ne parviennent pas à s’entendre en vue d’organiser des élections régulières susceptibles de favoriser le renouvellement du personnel politique. Chaque acteur politique s’évertue à mettre les institutions, garantes de la bonne marche du processus démocratique, sous son autorité. L’intérêt général est supplanté par le désir effréné de satisfaire des intérêts mesquins.

Me Dorval souligne que les évènements politiques survenus le 7 février 1986 traduisent la volonté du peuple haïtien d’opter pour la démocratie et son rejet de la dictature.

Par ailleurs, des groupes armés sèment la terreur dans certains quartiers de la zone métropolitaine. Malgré la présence des soldats de la MINUSTAH sur le territoire national, le pays fait figure d’une entité chaotique ingouvernable. En l’absence de parlementaires dûment élus, le chef de l’Exécutif s’apprête à diriger le pays par décret au mépris des prescriptions constitutionnelles. Tout porte à croire que les normes établies sont inopérantes

Réagissant à cette situation scandaleuse, Me Monferrier Dorval décide d’apporter sa contribution intellectuelle à la résolution de la crise. Aussi s’est-il attelé à la rédaction d’un article par lequel il tente d’attirer l’attention des uns et des autres sur le fait que la sortie de l’impasse sociopolitique nécessite la mise en application des principes liés au fonctionnement d’un État de droit.

Au début de son article, Me Dorval souligne que les évènements politiques survenus le 7 février 1986 traduisent la volonté du peuple haïtien d’opter pour la démocratie et son rejet de la dictature. Il insiste sur le fait que la démocratie et l’État de droit vont de paire.

Développant ses réflexions, l’auteur juge utile de retracer les racines historiques du concept d’État de droit. Avec lui, nous apprenons que le concept d’État de droit tire son origine de la doctrine allemande du Rechtsstaat. Chez les doctrinaires allemands, le concept de Rechtsstaat traduit l’idée d’organiser l’État sur la base d’un ensemble de principes qui soient de nature à protéger l’individu contre les dérives du pouvoir politique. Me Dorval en profite pour mettre en lumière la différence existant entre l’État de droit, l’État despotique et l’État légal. Dans un État de droit, la norme fondamentale sert à valider toutes les autres normes. Contrairement au régime despotique ou autoritaire, caractérisé par l’arbitraire d’un homme ou dun petit groupe d’individus, l’État de droit oblige les détenteurs du pouvoir politique à se soumettre au droit.

Dans la perspective de Me Dorval, l’État de droit exige que les activités politiques soient encadrées par le droit. Ce ne sont pas seulement les détenteurs du pouvoir qui sont tenus de se soumettre à la règle de droit. Les différents acteurs politiques, à quelque milieu qu’ils appartiennent, ne sauraient se soustraire à la rigueur du droit. Il rappelle que le droit positif n’est autre que le produit de la politique. Mais il s’empresse de préciser que le droit établi est appelé à régir la politique.

S’inspirant de la conjoncture de 2015, où la réalité sociopolitique est absolument déconcertante, Me Dorval pose que l’État de droit est l’unique planche de salut. À son avis, l’instabilité politique et le marasme qui en découle ne peuvent être éradiqués que par l’instauration d’un véritable État de droit. C’est par ce moyen que les normes établies et les institutions étatiques retrouveront leur valeur. Les règles du jeu démocratiques seront garanties. Et le progrès économique s’ensuivra.

Quelle est la portée d’une telle réflexion dans le contexte actuel?

La portée de cette réflexion sur l’État de droit dans le contexte actuel

Notons qu’en 2017 Me Dorval a fait paraître le même article dans la nouvelle revue du Barreau appelée La Basoche. Il se rend compte que les idées qui s’y trouvent peuvent être encore utiles. Il a la conviction que ses réflexions peuvent contribuer à une sortie de crise. Il croit fermement que le respect des principes caractérisant le fonctionnement d’un État de droit doit être mis en application en Haïti en vue de libérer ce pays de tout ce qui l’empêche d’accéder à la stabilité politique et au progrès économique.

En ce 28 du mois de décembre 2023, c’est-à-dire plus de huit années après la première publication de cet article, force est de constater que l’État de droit demeure un vœu pieux dans le contexte haïtien. La Constitution, qui est la norme fondamentale, est longtemps mise en veilleuse. D’aucuns s’indignent de voir qu’un décret, voire un arrêté, peut aller à l’encontre de la loi. L’institution parlementaire n’existe que de nom. La dyarchie exécutive, voulue par les constituants de 1987, perd son sens. Contrôlé de toutes parts par des hommes armés, se permettant de défier l’autorité de l’État à longueur de journée, le territoire national donne encore l’allure d’un espace qui n’est “ni géré ni administré”.

Manifestement, les réflexions du Bâtonnier Dorval sur le rôle de l’État de droit dans la stabilité politique et le progrès économique sont d’actualité. Le refus des acteurs politiques d’horizons divers de prendre en compte ses idées explique pourquoi une fois de plus les dirigeants actuels sont obligés de solliciter l’aide de la communauté international en vue de garantir la sécurité des vies et des biens de la population civile. L’ineffectivité de l’État de droit est le principal facteur explicatif de l’inefficacité du système judiciaire haïtien face aux méfaits du banditisme dans tous ses aspects. L’entêtement de la classe politique traditionnelle à se confiner dans des pratiques politiques contraires aux principes de l’État de droit explique pourquoi le pays vient de  connaître sa cinquième année de croissance économique négative, laquelle se traduit, entre autres,  par la dépréciation de la monnaie nationale, un taux de chômage très élevé et une crise alimentaire aiguë.

Conclusion

Dans son essai intitulé La vocation de l’élite, Jean Price Mars a déclaré que “le seul étalon auquel puisse mesurer la valeur d’une élite est son utilité sociale”. Autant dire qu’une élite ne vaut que par sa contribution au progrès du milieu social auquel elle appartient. Me Monferrier Dorval a bien compris cette vérité. Tout au cours de sa carrière tant dans le milieu universitaire que dans celui de la Basoche, il s’est toujours distingué par son engagement au service de l’intérêt général. Il s’est toujours refusé à prostituer son savoir par la quête des gains sordides au détriment des intérêts supérieurs de la collectivité.

Son article, intitulé « L’État de droit, garant de la stabilité et du progrès » traduit non seulement la posture d’un intellectuel avant-gardiste, mais aussi et surtout le patriotisme élevé d’un universitaire citoyen. Contrairement à bon nombre de ses contemporains, il n’a jamais fait d’Haïti un espace où l’on vient s’enrichir avant d’aller mener une vie de luxe dans les grandes villes d’Europe ou d’Amérique du Nord. Dans ses différentes prises de position à travers les médias, il s’est toujours signalé par sa volonté de voir ce pays sortir de l’ornière.

Cela dit, les écrits du Bâtonnier Dorval, notamment l’article portant sur le rôle de l’État de droit dans la stabilité politique et le progrès, peuvent servir à sonner le réveil de la conscience nationale. Le 28 août 2020, les forces d’inertie ont assassiné cette figure fulgurante de l’élite intellectuelle, mais elles ne parviendront nullement à contenir l’ampleur de ses idées. Chacune des pages de ses ouvrages, chaque ligne de ses articles, est un coup de massue porté contre un système dont les défenseurs ne sauront à quel saint se vouer le jour où l’État de droit deviendra une réalité au pays des titans de Vertières.

Me Marc-Sony CHARLES
Avocat au Barreau de Port-au-Prince
Membre du Conseil de l’Ordre

 

 

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