La migration haïtienne, vieille de plus d’un siècle et à multiples visages, dont les braceros, les « exilés », la « diaspora », les boat-people et aussi de nouvelles catégories (telles que migrants humanitaires) –ces dernières ont surtout surgi suite au séisme du 12 janvier 2010-, a suscité des interprétations diverses, voire contradictoires, au sujet de ces millions de concitoyennes et concitoyens vivant en terre étrangère.
Diaspora, un concept ductile
La diaspora (dyaspora en créole) est l’un des mots les plus significatifs à faire partie du lexique des Haïtiennes et Haïtiens du commun des mortels en matière de migration, outre les efforts consentis par des chercheurs en vue d’appliquer ce concept ductile à nos compatriotes vivant à l’étranger, de quantifier leur démographie hétérogène, de situer leur géographie globale, de cerner leurs différents statuts socio-juridiques et leur poids socioculturel dans leur pays d’accueil et enfin de calibrer l’ensemble de leurs apports –en termes économiques, financiers et autres- à Haïti.
Le géographe haïtien Georges Anglade, de regrettée mémoire, est l’un des pionniers de cette démarche consistant à étudier avec rigueur scientifique la « diaspora haïtienne »: il estimait en janvier 2009 à presqu’un tiers cette diaspora (quatre millions) -vivant « hors pays »- et à deux tiers (dix millions) la population « dedans pays ».
l’une des représentations les plus « laides » de la diaspora haïtienne consiste à considérer ces compatriotes, vivant surtout dans le Premier monde, comme des « riches »
Cependant, le concept de diaspora en soi couvre un univers sémantique de plus en plus ample: allant de l’exode des juifs depuis l’Ancien Testament (la diaspora juive), aux multiples déterritorialisations de personnes et de communautés déracinées dans le monde actuel (la diaspora syrienne, par exemple), en passant par la traite négrière (la diaspora négro-africaine) et les nombreux exils dus aux guerres (la diaspora arménienne, colombienne, etc.) et aux dictatures (la diaspora argentine, uruguayenne….).
En fait, l’éventail des représentations spontanées que les Haïtiennes et Haïtiens se font de leur diaspora est large. Sans nul doute, l’une de ces plus « belles représentations » s’est basée sur les transferts d’argent que cette diaspora envoie à son pays d’origine : de l’ordre de 2,98 milliards de dollars en 2018, selon un rapport de la Banque mondiale publié en 2019. Il est beau d’entendre que ce sont les Haïtiens (ceux de la diaspora) qui aident le plus leurs compatriotes restés en Haïti.
Par ailleurs, l’une des représentations les plus « laides » de la diaspora haïtienne consiste à considérer ces compatriotes, vivant surtout dans le Premier monde, comme des « riches », dont certains profitent de leurs dollars américains ou leurs euros pour s’adonner à toutes sortes de bamboches, voire de débauches, au cours de leurs vacances dans ce « pays pauvre ».
Entre ces deux extrêmes « Haïtien solidaire avec les siens restés au pays » versus « nouveau riche bambocheur », la « diaspora haïtienne » suscite toute une panoplie d’images bourrées de contradictions; ce qui montre, par ailleurs, l’hétérogénéité desdites représentations socioculturelles.
Quelques exemples. D’une part, ils sont considérés comme « ces Haïtiens qui ont décidé d’abandonner Haïti par manque d’attachement à leur pays»; d’autre part, on parle de «fuite de cerveaux », de « saignée pour le pays ». D’un côté, ils sont taxés d’« opportunistes qui profitent de la moindre occasion politique pour retourner en Haïti et venir téter les mamelles de cette mère moribonde » ; de l’autre, ils sont vus comme « des victimes de l’indifférence d’un pays qui les exclut (ceux et celles ayant un passeport étranger) de la possibilité de le servir ».
Les exilés
Aussi ces contradictions invitent-elles à remonter à l’époque de la chute des Duvalier, le 7 février 1986, pour tenter de dresser une généalogie rapide de cette « diaspora haïtienne ». À cette époque, ponctuée par la liesse populaire, un grand nombre d’exilés haïtiens, dont des intellectuels, chercheurs et professeurs universitaires, journalistes engagés, hommes et femmes politiques de gauche, poètes, etc., retournaient à leur terre natale.
L’Université d’État d’Haïti (UEH), la politique, la littérature, le secteur de la justice, le monde des organisations ouvrières, paysannes, des radios communautaires, des luttes féministes, la société civile dans son ensemble, le journalisme et la gauche avait soudainement reçu une bouffée d’air frais. L’heure d’un nouveau départ, d’un renouveau et d’une « deuxième indépendance » (après celle de 1804) pour Haïti était sonnée, et tous les Haïtiens et Haïtiennes de l’intérieur et de l’extérieur se donnaient rendez-vous –excepté les macoutes– pour commencer le chantier.
L’aéroport de Port-au-Prince était devenu le lieu des retrouvailles et le symbole de la renaissance de tout un peuple. Le phénix était en train de renaitre de ses cendres. « Exilés », « réfugiés », « anciennes victimes de la persécution politique » : autant d’appellations qui ont été utilisées pour nommer ces Haïtiennes et Haïtiens vaillants prêts à reconstruire leur pays, après avoir âprement lutté et souffert sous un régime sanguinaire et après avoir bu le calice amer de l’exil jusqu’à la lie.
La littérature haïtienne de l’exil donne la mesure de cette mixture de nostalgie, de déracinement et donc de désir de retourner au pays natal –comme écrivait le poème martiniquais Aimé Césaire- et aussi de volonté de refaire leur vie sur leur terre d’accueil (loin d’un pays, où ils ont trop souffert et dont ils se sont sauvés), à laquelle faisaient face ces exilés.
Les braceros
Cinq ans plus tard, en 1991, ce chaleureux accueil réservé à ces Haïtiennes et Haïtiens de la diaspora sera très différent de l’indifférence relative dans laquelle des milliers de braceros et leurs descendants –ayant été expulsés en masse du pays voisin par le président dominicain antihaïtien Joaquín Balaguer- seront reçus par leurs compatriotes. D’aucuns y ont vu un « deux poids deux mesures », affiché par l’ensemble de la société haïtienne envers ses frères et sœurs en détresse.
Bien sûr, il faut souligner que les deux contextes historiques n’étaient pas les mêmes et les statuts migratoires des deux groupes d’Haïtiens étaient distincts : d’une part, des réfugiés ou exilés, dont certains ont été torturés, violés, bastonnés, avant leur déracinement; d’autre part, des travailleurs migrants « volontaires » (qui étaient pourtant traités comme des esclaves surtout dans les bateys), dont la majorité étaient arrivés au pays voisin dans le cadre des accords conclus entre leur propres autorités et l’État dominicain.
Au-delà de ces différences à peine esquissées plus haut, il y a lieu de souligner quand même une condition commune entre les deux groupes : ils/elles sont des Haïtiennes et Haïtiens qui étaient victimes d’injustices et méritaient le même accueil fraternel. Cependant, l’une des représentations (prédominante malheureusement jusqu’à nos jours) –qui s’est depuis construite autour des migrants haïtiens rapatriés du pays voisin- consiste à considérer ceux-ci comme des Haïtiens qui « n’arrivent pas à comprendre que le voisin ne nous aime pas et ne veut pas de nous sur son territoire ».
Des scènes, où ces rapatriés traversent la frontière vers un pays jusque-là inconnu pour plusieurs d’entre eux, sont très pénibles. Des compatriotes vont parfois jusqu’à leur dire non sans dérision : « Pourquoi vous étiez-vous rendus là-bas ? Maintenant, souffrez des conséquences de votre décision ? »
De quelle décision parle-t-on dans un pays dont la majorité des fils et filles sont obligés de le fuir pour pouvoir survivre?, peut-on se demander.
Il faut également souligner des textures de solidarité et d’hospitalité envers ces rapatriés, dont ont témoigné (et continuent à témoigner) des groupes de la société civile et aussi des Haïtiennes et Haïtiens du commun des mortels aux différents points frontaliers du pays. Le Groupe d’Appui aux Rapatriés et Réfugiés (GARR) en est un exemple éloquent, sans oublier le Centre Pont, le Service Jésuite aux Migrants (SJM) et des réseaux frontaliers. Depuis 1991, le GARR accueille ces rapatriés, lance des campagnes de communication et de plaidoyer en faveur du respect de leurs droits et les aide à s’intégrer sur le plan socioéconomique dans leur pays.
« Exilés » et « braceros » sont donc les deux visages les plus connus de la migration haïtienne : on tend à définir les premiers et tous ceux et celles vivant surtout dans le Premier monde comme la « diaspora haïtienne», pendant que les deuxièmes travaillant surtout dans les bateys en République Dominicaine sont traités en parents pauvres, des migrants de seconde zone.
Les boat-people
Donc, la notion élitiste de diaspora a été essentialisée, ainsi que la migration haïtienne en République Dominicaine. Sans qu’on tienne parfois compte de la « nouvelle migration haïtienne dans le pays voisin » qui inclut -depuis environ les années 90- des étudiants et des travailleurs du secteur tertiaire. Cette essentialisation a contribué à rendre invisibles ou sous-représentés d’autres visages de la migration haïtienne pas seulement en République Dominicaine, mais dans l’ensemble.
À commencer par celui de boat-people qui, surtout dans les années 80 et 90 du siècle dernier, ont fait la une des médias dans le monde entier et retenu l’attention des chercheurs, des défenseurs de droits humains, voire des romanciers, tels que Russel Banks (en particulier, son roman intitulé Continental Drift paru aux États-Unis d’Amérique en 1985).
Les boat-people ont été tristement rendus célèbres à cause de l’enfer de la base militaire étasunienne installée à Cuba, Guantanamo (où certains ont été reclus): symbole des nouveaux centres d’internement à l’instar des camps de concentration des Nazis et de la politique migratoire étasunienne axée sur l’hostilité et la guerre.
comment créer des conditions socio-économiques et politiques en Haïti pour que l’émigration soit un choix -entre autres- et non pas une nécessité de survie pour la majorité des Haïtiennes et Haïtiens
Aujourd’hui, on parle de ces migrants ou réfugiés, seulement quand ils sont morts noyés dans leur tentative désespérée d’atteindre les côtes étasuniennes de Miami ou d’autres îles de notre archipel. Ou pour faire du « lamentarium ».
Les migrants humanitaires
Un autre visage très récent de la migration haïtienne, ce sont des centaines de milliers de jeunes qui, surtout après le tremblement de terre du 12 janvier 2010, ont quitté le pays pour se rendre en Amérique du Sud. Le Brésil, le Chili et, dans une moindre mesure, l’Équateur et le Venezuela ont reçu cette vague de « migration humanitaire », provoquée par une catastrophe environnementale.
Cependant, suite à la crise politique et économique au Brésil (à partir de la destitution de Dilma Rousseff en 2016) et au resserrement de l’étau autour des migrants au Chili (depuis la prise du pouvoir par Sebastián Piñera en 2018), ces Haïtiens se dirigent de plus en plus vers les États-Unis d’Amérique, en traversant le continent du sud au nord et en bravant toutes sortes de dangers naturels, animaux et humains en Amérique du Sud (surtout en Colombie et au long de la frontière de celle-ci avec le Panama) et les politiques migratoires hostiles des pays centraméricains, dont le Mexique et récemment le Guatemala.
L’urgence de construire une Autre Haïti possible
Nous sommes en face d’une hétérogénéité de plus en plus complexe de la migration haïtienne, alors que la notion très ductile de « diaspora » n’est pourtant appliquée dans la grisaille du quotidien qu’aux Haïtiennes et Haïtiens vivant dans des pays du Nord, dont les États-Unis, le Canada, la France principalement. Il faudrait valoriser des efforts qui ont récemment été consentis à travers l’arrêté présidentiel, sous l’administration Préval en 2011, ayant fait du 20 avril la journée nationale de la diaspora, ainsi que des initiatives louables (dont « Premios de la Diáspora ») visant à y inclure les Haïtiennes et Haïtiens résidant en République Dominicaine, à Cuba et aussi dans des pays de l’Amérique Latine.
Cependant, au-delà des représentations contradictoires de la « diaspora haïtienne », des nombreux visages de la migration haïtienne exclus de cette notion un peu « élitiste » et des débats sémantiques et conceptuels autour de cet objet de recherche scientifique, l’une des questions de fond reste et demeure celle-ci: comment créer des conditions socio-économiques et politiques en Haïti pour que l’émigration soit un choix -entre autres- et non pas une nécessité de survie pour la majorité des Haïtiennes et Haïtiens restés aux pays, surtout les jeunes ?
La recherche active d’une réponse critique et créative à cette question devrait unir toutes les Haïtiennes et Haïtiens se trouvant tant « dedans » que « hors pays » autour de l’urgence et de la nécessité impérieuse de construire une « Autre Haïti possible », où il fasse bon vivre aux bercails. Où nos concitoyennes et concitoyens à l’étranger soient bien représentés et où leurs droits soient promus et défendus avec brio et professionnalisme par une diplomatie haïtienne responsable, compétente, bien informée, de proximité et à la hauteur des défis de notre monde globalisé.