Les États généraux, un serpent de mer pour Haïti !

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Le docteur Turneb Delpé, ancien sénateur de la République, fut le premier à en parler en Haïti.

États généraux de la nation. Dialogue national. Conférence nationale. États généraux sectoriels de la nation, etc. Ces termes sont récurrents et la société haïtienne les entend depuis des lustres. Pour être plus précis depuis la fin des années 80 avec la chute de la dictature de la famille Duvalier. Le docteur Turneb Delpé, ancien sénateur de la République, fut le premier à en parler en Haïti. Ce farouche militant et leader politique de gauche passa une bonne partie de sa vie à lutter pour que les Etats généraux de la nation soient réalisés au sein de la société haïtienne. Jamais il n’y parviendra. Turneb Delpé est mort aux Etats-Unis en mai 2017 sans arriver à convaincre les chefs d’Etat haïtien d’ouvrir les débats sur la question. La décision du Président Jovenel Moïse de remettre le sujet sur le tapis peut être considéré comme une victoire posthume de ce pionnier qui a toujours souhaité voir la Communauté nationale s’asseoir autour d’une table pour parler «pays» comme on dit en Haïti.

Mais parler des États généraux en Haïti, qu’importe sa dimension, reviendrait aussi à réveiller des monstres politiques ensommeillés depuis belle-lurette à Port-au-Prince. C’était l’une des difficultés d’ailleurs, du feu Dr Delpé qui n’a jamais pu rallier tout le monde ou du moins tous les chefs politiques du moment sur son idée. C’est aussi l’un des problèmes qui ont toujours rendu méfiant, il faut le reconnaître, divers Présidents de la République qui n’ont pas voulu entrer dans un débat où le consensus est loin d’être fait, bien que tout le monde soit conscient que la République va mal. Très mal. Et connaît même ce qu’a décrit Wiener Kerns Fleurimond en 2015 dans son ouvrage intitulé : « Haïti, l’état de la Nation » paru chez Ibis Rouge Éditions. La réalité, ils la connaissent tous. Mais chacun propose ses points de vue sur la question et a en tête ses propres Etats généraux. Certains, pour concurrencer les vœux de Turnep Delpé, vont même à proposer la même chose sur d’autres appellations. Dialogue national pour les uns. Conférence nationale pour d’autres. Et enfin, Etats généraux sectoriels pour finir par aboutir à la même conclusion.

Il faut que tous les acteurs se rencontrent pour définir ensemble une ligne directrice de gouvernabilité dans son sens le plus large pour le pays. Cette vieille idée datant du Conseil National de Gouvernement (CNG) de 1986-1987 aurait pu se concrétiser bien longtemps avant l’arrivée de Jovenel Moïse au pouvoir. Mais les intérêts divergents et personnels ont toujours eu le dessus sur le collectif et du bien commun. A ceci s’ajoute l’instabilité politique et institutionnelle depuis une trentaine d’années en Haïti. En effet, aucun gouvernement qu’il soit de transition ou provisoire ne pouvait sérieusement travailler de manière sereine et objective à organiser un Dialogue national ou convoquer les Etats généraux de la nation. Trop de tension. De malentendu. D’ambition personnelle. D’arrière pensée politique. Et de non-dits. Les conjonctures ne se prêtaient pas à une telle initiative. D’où d’ailleurs, l’échec de feu Dr Turneb Delpé, ancien responsable du PNDPH (Parti Nationaliste Démocratique et Progressiste Haïtien), dans ses démarches pour convaincre ses pairs et les pouvoirs publics sur le bien fondé d’une telle démarche citoyenne.

Sans prendre en compte les périodes de gouvernements intérimaires et éphémères, du début des années 90, on peut dire qu’il n’était pas possible pour que les deux présidences manquées de Jean-Bertrand Aristide puissent parvenir à mettre autour d’une même table les acteurs de l’époque. Les divisions étaient trop fortes. La fracture politique et sociale avait touché le fond. L’opposition au régime Lavalas était telle que l’idée n’affleurait même pas l’esprit des uns et les autres. L’heure était au « dechoukaj », au déboulonnage de l’équipe en place. En ce qui concerne celles de René Préval, le temps était à l’immobilisme politique et institutionnel. Et surtout, les acteurs du moment cherchaient à se faire caser. C’était la grande époque de l’ouverture politique et des gouvernements de consensus. En fait, l’époque de chacun pour soi ce que le feu Président appela malicieusement « naje pou sòti » nager pour s’en sortir.

La « Caravane du changement » est un programme politique d’un Président de la République. Alors que, les Etats généraux de la nation sont les affaires de toute la société et doivent être menés avec l’assentiment, l’aval et l’accord de l’ensemble des acteurs politiques et de la Société civile.

Personne n’a pensé profiter de cette période d’accalmie politique pour relancer l’idée des Etats généraux de la nation ou de la Conférence nationale. Les deux quinquennats de René Préval, les plus calmes et les plus stables politiquement depuis plus de trente ans en Haïti, ont été les moins prolifiques en termes de réalisations institutionnelles et économiques. L’arrivée du chanteur du Groupe Sweet Micky, Michel Martelly, à la présidence de la République en 2011, n’allait pas non plus rendre propice la réunion de tous les acteurs politiques, économiques, culturels et sociaux en vue des Etats généraux du pays ou d’un Dialogue franc entre les Haïtiens. Dès le départ, le climat politique allait être pollué et totalement invivable. Le paysage saturé par des manifestations politiques sans discontinuité et ce, jusqu’aux derniers jours du mandat du Président Martelly. Impossible donc de prendre la moindre initiative à tout ce qui pouvait s’apparenter à un consensus national. L’opposition revenait à son « rache manyok » de la première heure.

Tout dialogue était quasi interdit sous peine de se faire traiter de traitre à la cause démocratique et de collaboration avec le régime Tèt Kale. Du coup, les acteurs et les partisans, les moins radicaux, se faisaient discrets sur la question. L’heure était à la contestation permanente. Avec la courte transition de Jocelerme Privert en 2016-2017, certains tentaient en vain de relancer le sujet. Ils disaient que c’était le bon moment de réunir tout le monde pour se pencher sur le cas d’Haïti. Dans la mesure où la crise électorale avait totalement fracturé la société haïtienne en multiple fragments. Mais, prudent et n’ayant pas suffisamment de légitimité constitutionnelle, Jocelerme Privert avait préféré garder le cap sur la réalisation des élections en accomplissant sa mission avec plus ou moins de panache. Il aurait pu tenter de garder plus longtemps le pouvoir sur ce prétexte des Etats généraux ou de Dialogue national. Aujourd’hui, Jovenel Moïse, lui croit qu’il est suffisamment armé de courage politique et de légitimité constitutionnelle pour relancer ce vieux serpent de mer qu’on appelle : Etats généraux de la nation.

Certes, il le veut autrement qu’une grand-messe qui réunit tout le monde dans une pièce pendant une semaine et qui accoucherait un rapport sans avoir pris le pool réel des différents secteurs du pays. Il est plutôt partisan de cette école qui prône des Etats généraux secteur par secteur. Il veut savoir ce que pense et souhaite chaque secteur avant d’attabler l’ensemble autour des grandes lignes définies au préalable. C’est une méthode parmi d’autres disent certains. L’essentiel, il faut que les choses avancent. Surtout il faut que l’ensemble des acteurs arrive à se mettre d’accord sur un point commun : comment sauver le soldat Haïti de son glissement vers l’abime ? En clair, il faut que les choses changent dans ce pays. Mais d’autres s’interrogent déjà sur la manière dont le chef de l’Etat s’est lancé dans l’affaire. Ils craignent même que cela ne termine sur les tas d’immondices qui envahissent les trottoirs de la capitale. Ils pensent que le Président a l’intention d’intégrer ces Etats généraux sectoriels de la nation dans sa « Caravane du changement ».

Ce qui, selon eux, serait une grosse erreur de calcul. La « Caravane du changement » est un programme politique d’un Président de la République. Alors que, les Etats généraux de la nation sont les affaires de toute la société et doivent être menés avec l’assentiment, l’aval et l’accord de l’ensemble des acteurs politiques et de la Société civile. Ce qui fait une énorme différence. Si la majorité des politiques et acteurs de la Société civile n’ont aucun problème cette fois-ci à répondre à l’invitation de la présidence en vue de la réalisation d’un diagnostic complet du pays, ils émettent, néanmoins, des doutes sur la sincérité du locataire du Palais national de vouloir travailler avec eux sur le projet. C’est la parution d’un document de plus d’une dizaine de pages déjà en circulation qui leur met de puce à l’oreille sur la méthodologie du chef de l’Etat. Les acteurs ont constaté, en effet, que la présidence de la République a déjà défini les modalités pour lancer ces États généraux sectoriels de la nation. Ils ont appris dans ce document de treize pages que la justification, le contexte et la stratégie  pour la mise en place des travaux ont déjà été définis par l’équipe du pouvoir.

Une démarche pour le moins curieuse et même contraire à l’idée originelle des Etats généraux de la nation du Dr Turneb Delpé. Puisque le but même de cette démarche est de formuler la justification et la nécessité de pencher ensemble sur les grands maux du pays.  Les rédacteurs de cette première ébauche dans laquelle ils croient que cette initiative va dans le sens pour recoudre le tissu social haïtien ont même déjà fixé les trois étapes, d’après eux, que doivent suivre la mise en œuvre de ces Etats généraux sectoriels de la nation. A en croire le document, tout doit se décider à l’issu des trois phases qui constituent chacune des thématiques à développer. La première phase regroupe un certain nombre de prérequis, entre autres, identité et intégration socioculturelle ou souveraineté nationale, que les acteurs qui seront choisis doivent traiter et apporter des réponses ou du moins faire des propositions peut-être au chef de l’Etat. La deuxième étape doit aborder parmi d’autres exigences la thématique économique, le système social et culturel et bien entendu le système politique.

Mais le plus important peut-être à cette deuxième phase, c’est que les acteurs doivent élaborer quatre documents dans lesquels ils feront du diagnostic et de l’orientation sur le fonctionnement des thématiques abordées plus haut. Pour finir, la troisième phase consiste à une grande assemblée générale des acteurs qui aura lieu du 14 au 18 mai 2018. Cette méga réunion qui se clôturera le jour du Congrès de l’Arcahaie, tout un symbole, devrait en quelque sorte valider les propositions qui seront retenues par les acteurs des États généraux sectoriels. Surtout, un Pacte de gouvernabilité devrait être approuvé et signé ce jour-là par l’ensemble des membres de cette Assemblée générale. Ce qui garantira et légitimera par leur présence les documents finaux. Comme on peut le constater, le gouvernement a déjà tout prévu y compris un Acte qui engagera l’ensemble des acteurs qui accepte de participer à ce qu’il a déjà imaginé. Rien n’a été oublié dans ce petit document, mais combien révélateur de l’état d’esprit de l’équipe au pouvoir à ce qu’elle entend par Etats généraux sectoriel de la nation. Sans attendre et même prendre les avis des uns et des autres acteurs de la société, le document nous révèle les différents organes devant piloter les grandes idées du chef : il y en aura cinq. Outre une Assemblée générale nationale (AGENA), on note une Assemblée générale départementale (AGEDE), divers Ateliers sectoriels (AS), une Instance de pilotage (IP) et enfin une Instance technique d’appui au pilotage (ITAP).

Le tout sera sous la supervision d’un Coordonnateur général et d’un Coordonnateur général-Adjoint assistés d’un Rapporteur et des Membres. Bref, la boucle est censée bouclée si l’on tient compte de cet agencement presque parfait. C’est pratiquement circulé, il n’y a rien à voir. Sauf que, l’affaire est loin d’être si harmonieuse qu’elle devrait l’être. Si pour certains la dénomination importe peu, le fond demeure pour eux un point capital. Pour la plupart des acteurs de la Société civile, avant toute chose, le Président de la République doit établir un vrai dialogue national sur des points précis avant d’envisager de participer à une quelconque Conférence nationale. Ces organisations qui ont une parfaite connaissance de la société et des besoins qu’elle attend des pouvoirs publics veulent savoir quels sont les mécanismes à mettre en place avant d’ouvrir les travaux des Etats généraux ou Conférence nationale, qu’ils soient sectoriels, voire régionaux.

Pour les différents organismes qui évoluent depuis longtemps au sein de la population et partisans de vrais États généraux, le compte n’y est pas. Opposés hier à parler avec le chef de l’Etat, aujourd’hui leur avis est différent. Ils sont prêts à prendre au mot le Président Jovenel Moïse pour s’asseoir avec lui mais sans pour autant servir de faire valoir ou de caution à une politique qu’ils ne partagent point. Ces organismes connus de la Société civile insistent pour que des discussions soient ouvertes avec tous les secteurs et toutes tendances avant la création d’une entité neutre et autonome devant définir les modalités pour la mise en œuvre des structures pour les Etats généraux de quelque nature que ce soit. Or, d’après le document en circulation sur les Etats généraux sectoriels du chef de l’Etat, tout est quasiment déjà réglé sans avoir même consulté les autres partenaires potentiels.

Bien que pour le moment aucune date ne soit arrêtée pour le lancement de ces États généraux, selon les proches du Président les règles semblent pourtant déjà établies puisqu’une nouvelle fois la diaspora sera exclue des travaux de la Conférence nationale. Curieusement, dans le document on apprend que pour être membre ou pour participer à ces Ateliers sur les États généraux sectoriels de la nation, il faut être de nationalité haïtienne et s’acquitter de ses impôts en Haïti et bien entendu être détenteur de sa Carte d’identification nationale (CIN), etc. L’exclusion est certaine pour la majorité des acteurs de la diaspora qui ne pourra pas justifier qu’elle paie ses impôts en Haïti et être en possession de leur Carte d’identification nationale. C’est tout de même assez frappant de constater qu’un gouvernement qui prône justement l’intégration socioculturelle et le besoin en matière économique et la solidarité de la nation puisse dès le départ décider d’exclure un pan entier de cette nation juste parce qu’elle vit à l’extérieur du pays.

C’est totalement incohérent de la part du pouvoir et un vrai paradoxe. Alors même qu’on parle de dialogue national dont le but est entre autres de recoudre le tissu social haïtien mis à mal depuis plus de trois décennies de crise sociale et de déchirement politique. En tout cas, on attend les précisions auprès du Palais national dans les jours à venir sur l’avancement du dossier. Qu’ils s’appellent : Conférence nationale, États généraux sectoriels, Dialogue national ou États généraux de la nation, l’objectif pour les concepteurs doit être le même : rendre Haïti plus prospère pour tous ses habitants, plus fière pour tous ses citoyens et plus respectée par l’ensemble de ses partenaires.

 

C.C

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