Le salaire minimum en Haïti, un boomerang !

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Les syndicats, par la bouche de l’un des leurs, Télémaque Pierre, Porte-parole de la Plateforme syndicale Batay-Ouvriye des usines de textiles, critiquent sa complicité avec les patrons avec les prises de position du ministre du Travail et des Affaires Sociales, madame Stéphanie Auguste.

Gouverner c’est prévoir. Ceci est simple et basique. Ce concept de la logique politique est un référent pour tous les décideurs des choses publiques. Il est connu de tous les hommes et de toutes les femmes politiques du monde entier aspirant à accéder aux responsabilités publiques. Il est valable aussi bien pour les dirigeants des grandes Nations que pour les micro-Etats. Car la science politique est universelle dans son application. Pourtant, en Haïti, rares sont les dirigeants qui l’appliquent. D’où un grand écart ou un très grand décalage qu’on retrouve quand ils accèdent au pouvoir et ce, quel que soit le niveau de leurs responsabilités. Tandis que dans la gestion des affaires publiques, il y a des domaines qui sont récurrents. Il y a des revendications qui reviennent à des périodes régulières. Donc, il y a des conflits qu’on peut éviter en les traitant en amont.

Sachant qu’ils sont inévitables, l’on peut les canaliser afin de parer à tout débordement pouvant mettre un gouvernement en difficulté, voire causer sa chute. Si en Haïti aucun gouvernement, à ce jour, n’a été renversé par un conflit social à cause de la faiblesse des organisations sociales, il n’est pas interdit de penser qu’un jour cela finira par arriver. Car, non seulement les dirigeants gouvernementaux n’anticipent rien sur le plan social, mais ils sont carrément à des années-lumière de l’évolution de la société. Ils ne craignent que les manifestations purement politiques menées et dirigées par des leaders politiques. Quant aux revendications sociales, ils croient toujours pouvoir s’en sortir, soit par une pirouette soit en corrompant les responsables syndicaux. Le grand problème, en effet, dans la lutte syndicale aujourd’hui en Haïti demeure la précarité dans laquelle vit la plupart des leaders syndicaux oubliant souvent la défense des travailleurs pour ne s’intéresser qu’à leur niveau de vie. Mais cela peut changer. Puisqu’on s’aperçoit que les travailleurs aujourd’hui n’attendent plus que leurs leaders syndicaux montent au créneau pour revendiquer eux-mêmes de meilleures conditions de travail et, surtout, une augmentation de salaire.

Certes, les chefs des Centrales syndicales ont toujours eu l’intelligence de reprendre la main au moment des revendications et pour finir par contraindre le patronat et le gouvernement à négocier avec les organisations syndicales. Et enfin, pour finir par obtenir gain de cause sur le patronat quitte à mettre le gouvernement en difficulté. Si partout dans le monde, l’Europe et la France particulièrement,  les luttes syndicales ouvrent sur une palette de revendications allant de l’augmentation de salaire à de meilleures conditions de travail, en refusant le travail le dimanche par exemple, en Haïti, les revendications se cantonnent surtout à l’augmentation du salaire minimum. Certainement, cela se comprend dans la mesure où le niveau de vie d’un travailleur ou d’un salarié vivant dans un pays développé est diamétralement différent de leurs homologues ou camarades haïtiens ou d’un Etat du tiers monde en général.

Donc, dans ces pays en voie de développement, appauvris ou totalement sous-développés, c’est le « Primum vivere » c’est-à-dire « vivre d’abord » qui l’emporte sur d’éventuels conforts ou de meilleures conditions de travail. D’où cette revendication de salaire minimum qui revient chaque année presqu’à la même période. C’est-à-dire fin avril, la semaine précédant le 1er mai, fête internationale des travailleurs. C’est un agenda propice à toutes sortes de revendications salariales. Et les organisations syndicales sont rarement absentes de cette partie de bras de fer avec d’une part le patronat et de l’autre le gouvernement afin d’obtenir une petite amélioration de salaire pour leurs adhérents. Depuis quelques années, les revendications salariales en Haïti ont toutes un point commun : l’augmentation du salaire minimum. Après bien des combats livrés contre différents gouvernements, les syndicats ont fini par imposer aux gouvernements et au patronat le principe de salaire minimum. Aujourd’hui, c’est acquis. Mais c’est  un combat de longue haleine. Une lutte sans fin ! Les patrons haïtiens, à l’image de leurs homologues du monde entier, ne lâchent pas facilement leurs « billes » aux malheureux prolétaires qui s’épuisent à les rendre plus riches.

Des syndicalistes, au centre, Dominique Saint-Éloi, coordonnateur général de la Centrale nationale des ouvriers haïtiens (CNOHA)

Or, les employeurs disposent de meilleurs alliés, ce sont les gouvernements établis. Par une complicité dont l’origine remonte à des temps immémoriaux, ces deux parties – patronat et gouvernement – s’accordent à exploiter ceux qui les enrichissent. Le combat pour le salaire minimum en Haïti est à lui seul toute une histoire. Rappelons seulement qu’il est le fruit d’une longue lutte sociale menée âprement et remportée de justesse par un ancien député de Pétion-Ville, Steven Benoit, après un difficile bras de fer avec le gouvernement d’alors et le  patronat vers les années 2000. Cette loi portant aujourd’hui son nom demeure le point de départ de tout conflit salarial entre les employeurs des usines de sous-traitance de la Société Nationale des Parcs Industriels (SONAPI) de la zone métropolitaine de Port-au-Prince et celles de la Compagnie de Développement Industriel (CODEVI) du Nord-Est et les syndicats. A la faveur de la loi Benoit, au profit des salariés et des travailleurs, une instance mixte, le Conseil Supérieur des Salaires (CSS), a été créée afin de servir d’intermédiaire entre l’Etat, le patronat et les syndicats dans les négociations. Mais malheureusement, depuis sa création, cet organisme a du mal à trouver sa marque.

Comme pratiquement toutes les institutions dans ce pays, le Conseil Supérieur des Salaires n’arrive pas à jouer pleinement son rôle d’arbitre pour fixer les limites de chacun des protagonistes. Résultat: les travailleurs et les ouvriers du secteur de sous-traitance et le patronat ont toujours les mêmes difficultés à dialoguer, à trouver une entente sur la question des salaires et les avantages sociaux en vue d’améliorer les conditions des salariés du secteur. Le salaire minimum de 350 gourdes en vigueur depuis l’année dernière devrait en théorie faire l’objet d’une réévaluation à la hausse cette année. Il était de 335 Gdes à l’arrivée du Président Jovenel Moïse au Palais national le 7 février 2017. Il a fallu d’énormes pressions pour que celui-ci finisse par l’augmenter de 15 Gdes en mai 2017. Ce qui en réalité ne se fait sous aucune considération d’indice des prix ni l’augmentation des coûts de la vie en Haïti. Et c’est là que le bât blesse.

Le Conseil Supérieur des Salaires qui devrait en principe après discussions avec les acteurs sociaux faire des propositions chaque année au pouvoir public afin d’évaluer les salaires et d’anticiper tout mouvement de grève, ne joue pas le jeu. En clair, il ne fait pas son travail qui consiste à faire de la prévoyance au lieu de servir de Pompier pour éteindre l’incendie une fois le feu éclaté entre les deux parties, employés et employeurs. C’est ce qui manque dans le tissu social haïtien : un organisme capable de prévoir et surtout anticiper les conflits sociaux qui peuvent être dommageables pour tout le monde, c’est-à-dire, salariés, patronat et bien sûr gouvernement. A la création du CSS sous la présidence de feu René Préval, on pensait que cet organisme public/privé allait jouer un rôle moteur comme celui de l’UNEDIC (Union Nationale Interprofessionnelle pour l’Emploi dans l’Industrie et le Commerce) en France. Et surtout qu’il allait faire en sorte qu’à chaque début d’année fiscale, c’est-à-dire en octobre pour Haïti, l’augmentation des salaires serait fixée en fonction de l’indice des prix tout en créant un vrai salaire minimum de référence sur le modèle du « Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti » (SMIG) comme il se pratique en France depuis 1950 avant sa modification en 1970 pour devenir « Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance » (SMIC), mais toujours avec la même mission.

En effet, le salaire minimum en France n’est pas un simple exercice qui consiste à rajouter quelques centimes de plus sur la fiche de paie du salarié. Il est basé sur un ensemble de critères allant de l’inflation aux revenus les plus faibles ainsi que l’évolution à l’indice des prix à la consommation. Un élément que connaissent bien les économistes puisque cela ne sert à rien de donner 15 Gdes bruts à un salarié si entre-temps le prix du pain a augmenté de 15 centimes de plus. Dans ce cas, la précarité ne fait pas seulement que s’aggraver, mais elle s’empire. C’est pourquoi d’ailleurs, le pouvoir public, en dépit tout, a laissé le champ libre aux organismes sociaux – les employeurs représentés par le syndicat du patronat, le Mouvement des Entreprises de France (MEDEF), appelé patron des patrons et les salariés par le biais de différentes centrales syndicales -, de négocier le réajustement du salaire minimum (SMIC) qui est une obligatoire légale tous les ans, au mois de janvier; auparavant cela se faisait au mois de juillet. Le gouvernement peut être amené à donner une augmentation supplémentaire (coup de pousse au salaire) en fonction de la hausse de l’indice des prix, si cela est augmenté au minimum de 2%  par exemple. Bref, le pouvoir public ne laisse et ne fait rien au hasard quand il s’agit de gestion des affaires publiques et particulièrement de la protection des plus démunis. Malgré toute cette batterie de mesures et d’interventions du gouvernement, les syndicats ne lâchent pas prise. Ils sont toujours à l’affût de la moindre faille du système pour monter en première ligne toujours à la défense des salariés qui d’une manière ou d’une autre sont toujours les grands perdants de l’affaire.

D’où la grande vigilance des leaders syndicaux qui n’attendent jamais le dernier moment comme celui du 1er mai pour battre le pavé en revendiquant et demandant toujours plus. En Haïti, les syndicats attendent trop longtemps pour manifester leur mécontentement vis à vis du patronat ou du gouvernement qui savent une fois la période des fêtes du travail passée, ils sont tranquilles jusqu’à l’année prochaine. Ou si seulement le gouvernement décide d’une augmentation du prix d’essence à la pompe. D’où le piège pour les organisations ou les leaders syndicaux qui sont toujours pris de court par les décisions du gouvernement qui, avant d’annoncer sa décision, lance des ballons d’essai dans l’opinion par des fuites médiatiques. Depuis pratiquement un mois, les syndicats du secteur de la sous-traitance sont en action sur la route de l’aéroport à Port-au-Prince, pressés par la revendication des employés des usines de la SONAPI qui réclament mille (1000) Gdes de salaire minimum.

Il faut croire qu’avant cette revendication aucune consultation n’a eu lieu ni avec les organisations syndicales ni avec le patronat. La logique voudrait qu’on ne passe pas tout à coup de 350 à 1000 gourdes par jour, soit plus du triple. Nous sommes dans la gestion économico-financière. Sur ce point Evans Paul (KP)  a raison de dire : « Ce n’est pas que les ouvriers ne méritent pas les mille gourdes, leur revendication est juste et d’ailleurs cette somme ne représente rien ». On comprend qu’il faut demander « l’impossible pour obtenir le possible », c’est une vieille théorie qui avait été mise de l’avant par le célèbre révolutionnaire Cubano-argentin Che Guevara pour mener la lutte contre le capitalisme et l’impérialisme américain et du monde dans les années 60. Mais l’on sait qu’en économie cette théorie à ses limites. Les salariés qui ont porté les premiers cette revendication n’ont pas tort. Ce sont les chefs syndicaux et le Conseil Supérieur des Salaires (CSS) qui n’ont pas su anticiper ou prévoir qu’ils allaient se faire déborder sur leur gauche. Sauf qu’aujourd’hui, les syndicats n’ont guère de choix s’ils veulent garder leurs adhérents que de porter maintenant et ce, jusqu’à un accord raisonnable, cette revendication de 1000 gourdes par jour.

Ils savent tous que c’est archi-impossible d’avoir gain de cause sur cette revendication-là. Mais cela leur donne l’opportunité de faire entendre leurs voix et mettre la pression sur les patrons des usines et le Président Jovenel Moïse pour obtenir le maximum possible pour les salariés. C’est une occasion aussi pour les responsables du CSS de servir à quelque chose. Ils ne peuvent se dérober à leurs responsabilités. Se contenter juste d’être membres d’un organisme dont le but premier est d’anticiper et de trouver des accords qui seraient bénéfiques pour les trois parties : salariés, patrons et gouvernement. Sinon, cette instance semi publique semi privée n’a pas sa raison d’être si elle n’arrive pas à faciliter le dialogue tout en empêchant les grèves, le blocage des usines et les manifestations comme celles des 21 et 22 mai dernier. Des manifestations au cours desquelles l’on a enregistré quelques échauffourées, soit sur le boulevard Toussaint Louverture, soit à l’intérieur du Parc industriel SONAPI à Port-au-Prince.  En tout cas, ces mouvements et revendications auront servi à quelque chose sur le plan politique. Puisque des parlementaires, entre autres les députés Joseph Manes Louis de Cabaret et Jean-Robert Bossé d’Aquin, se sont emparés du dossier.

Tous deux ont promis de porter une proposition de loi au Parlement sur la question de salaire minimum à 1000 gourdes par jour. Certes, ils n’obtiendront pas 1000 Gdes, mais espérons qu’ils seront soutenus par leurs pairs sur ce sujet sensible. C’est un sujet qui touche, en fait, les principaux bailleurs de fonds des principaux candidats aux élections présidentielles et des candidats pour les différentes assemblées du pays, principalement le Sénat et la Chambre des députés. Quant au gouvernement, les syndicats, par la bouche de l’un des leurs, Télémaque Pierre, Porte-parole de la Plateforme syndicale Batay-Ouvriye des usines de textiles, critiquent sa complicité avec les patrons avec les prises de position du ministre du Travail et des Affaires Sociales, madame Stéphanie Auguste.

Et sans oublier celui de la Culture et de la Communication, Guyler C. Delva, qui condamne « les actes d’agressions, de violence et de vandalismes commis par certains individus mal intentionnés » selon lui et dénoncés aussi par Georges Sassine, le Président de l’Association des Industries d’Haïti (ADIH). Enfin, il reste une situation assez compliquée pour le Président de la République, Jovenel Moïse, qui fait face à un dilemme. Coincé entre son envie d’augmenter les prix du carburant dont les syndicats de ce secteur menacent de rentrer eux aussi en grève et la très forte mobilisation des organisations syndicales et les employés du secteur du textile réclamant une augmentation largement surestimée, la marge de manœuvre reste extrêmement serrée. Il ne lui reste qu’à suivre les bons conseils de son ami et ancien Premier ministre Evans Paul (KP) qui lui enjoint, entre le marteau et l’enclume, de faire un choix judicieux : celui de préserver la paix sociale. Comme on peut l’observer, en Haïti, la question du salaire minimum demeure donc pour tous les gouvernements une sorte de boomerang.

C.C

 

 

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