Le Che raconté par Fidel

Deuxième Partie

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Un habitant de Vallegrande devant un mur de sa maison couvert de documents et de photos en hommage à Che Guevara.

(Suite et fin)

Dans la première partie de cet hommage au «Che raconté par Fidel», celui-ci a rapporté la mission relativement courte de celui-là en Afrique où «C’était une tâche très importante que de soutenir le mouvement guérillero de l’est du Congo contre Moïse Tshombé, Mobutu, et les mercenaires européens». Mais «la situation était sans issue, les conditions requises pour le développement de cette lutte n’étaient pas réunies». Fidel a alors demandé au Che «de se replier». Che est revenu à Cuba où il a choisi et entraîné les guérilleros qui allaient combattre avec lui en Bolivie. Il laissait Cuba en octobre 1966.

Ramonet. On s’est beaucoup interrogé sur le choix de la région bolivienne de Ñancahuazu, où le Che a installé sa guérilla Qu’en pensez-vous?

Fidel. Lorsqu’il est parti en Bolivie, il n’avait pas d’autre choix. Dans sa situation, accompagné d’hommes aguerris, pleinement fiables, et avec son expérience… Ce n’était pas un débutant. Régis Debray s’était rendu sur place, rendant quelques services en tant que journaliste, et rassemblant des cartes. Je lui avaisconfié cette mission.

Ramonet. Vous avez envoyé Régis Debray en Bolivie?

Fidel. Je l’y ai envoyé recueuillir des informations et rassembler des cartes géographiques sur le territoire en question. Le Che ne s’y trouvait pas encore. Lorsqu’il y est arrivé, le 4 novembre 1966, il a commencé à organiser ses gens.

À la fin, je le crois sincèrement parce que je le connaissais très bien, il avait en chantier un excellent foyer de guérilla et disposait déjà de cadres boliviens, Inti Peredo et d’autres. Le Che connaissait très bien les Boliviens, leur caractère; ce sont les informations qu’il m’a transmises. Ils se sont installés dans une zone où il y avait beaucoup de paysans prêts à se joindre à la guérilla, et c’était un choix raisonnable. Pendant une expédition prolongée, alors qu’il entraînait ses hommes sur un site qu’il avait choisi, des problèmes ont surgi. Il a réalisé une brève incursion en territoire plus peuplé. C’est une chose incroyable, mais pour la troisième fois – je vous ai déjà parlé des deux précédentes – , le Che n’avait pas ses médicaments.

Ramonet. Il n’avait pas ses médicaments contre l’asthme en Bolivie?

Fidel. Il s’est trouvé à court de médicaments pour la troisième fois. Il était sorti pour une très longue expédition, qui s’est prolongée presque quarante jours. Puis il sort encore pour une brève incursion, et il oublie ses médicaments contre l’asthme au camp de base, qui a entre-temps été occupé par l’armée bolivienne. Cela a été la source de graves difficultés.

Ramonet. Comment expliquez-vous la mort de Che Guevara?

Fidel. Lorsqu’il est revenu de cette expédition prolongée, il a tout de suite rencontré des problèmes. Il y avait un conflit entre le dirigant du Parti communiste bolivien (PCB), Mario Monje, dont certains militants faisaient partie de la guérilla du Che, et un de ces dirigeants de la ligne opposée à Monje, Moisés Guevara. Monje réclamait le commandement de la guérilla. Le Che était d’une rectitude telle qu’il se montrait parfois rigide. Je crois que le Che aurait dû faire un plus grand effort pour préserver l’unité. C’est mon sentiment. Son caractère l’a conduit à… Franc par nature, il entame une âpre discussion avec Monje; beaucoup de cadres du groupe de celui-ci, parmi lesquels Inti Peredo lui-même, avaient aidé l’organisation. Le Che ne pouvait pas donner raison à Monje: l’ambition de celui-ci de devenir le chef était, à ses yeux, révoltante et inopportune.

 

La façade de l’hôpital Señor de Malta à Vallegrande, une ville de Bolivie, capitale de la province de Vallegrande. Le corps du Che avait été transporté dans le lavoir de l’hôpital après son exécution, à la Higuera (Le figuier), petit village de la province de Vallegrande. C’est sous la piste d’atterrissage de Vallegrande qu’ont été enterrés les corps de Che Guevara et de quelques guerilleros en 1967. Ils le resteront jusqu’en 1997 lors de leur rapatriement à Santa Clara, à Cuba.

Les problèmes étaient en germe depuis longtemps, mais il y a une chose qu’on n’a pas mentionnée, dont on parle à peine, et qui a fait beaucoup de mal au mouvement révolutionnaire en Amérique latine. Cela n’a pas été mentionné à l’époque et ne l’est pas presque de nos jours: c’est la division entre pro-Chinois et pro-Soviétiques. Cela a divisé toute la gauche, et toutes les forces révolutionnaires, au moment historique où les conditions objectives propices étaient réunies, et où la lutte armée, comme  celle que le Che est parti promouvoir en Bolivie, était parfaitement possible.

Cette rupture nous a obligés à déployer des efforts incroyables… En décembre 1966, Mario Monje est venu à Cuba. Ensuite, nous avons reçu le second de la hiérarchie du PCB, Joge Kolle. Je les ai invités et je leur ai dit ce qui s’était passé. Nous avons aussi invité un important dirigeant ouvrier, Juan Lechín, avec qui j’ai passé pas loin de trois jours dans la région de l’est de Cuba pour le convaincre d’aider le Che. Il s’y est engagé.

Ramonet. Vous avez fait venir Juan Lechín à Cuba?

Fidel. Oui. C’était nécessaire; la rupture était pour nous une grande source de préoccupation. Je crois fermement que rien n’autorisait Mario Monje à exiger le poste de responsabilité auquel il prétendait, mais il aurait peut-être fallu un peu de doigté, de diplomatie. Le Che, par exemple aurait pu accéder à la demande de Monje et lui donner même le grade de général en chef, ou quelque chose de ce genre, mais sans aucune troupe sous ses ordres. Un titre honorifique en quelque sorte. Il y avait un problème d’ambition personnelle qui rendait une telle aspiration un peu ridicule. Monje n’avait pas les qualités requises pour commander cette guérilla.

Ramonet. Che Guevara a-t-il péché, à cette occasion, par excès de rigidité?

Fidel. Il était d’une honnêteté totale. Des termes comme «diplomatie» – ne parlons pas de «duperie» – ou même «astuce» lui répugnaient probablement.

Cela dit, combien de fois au cours de notre propre guerre dans la Sierra Maestra nous est-il arrivé de découvrir des ambitions cachées chez les hommes de notre propre révolution! Qui devait remplacer un tel? Qui en avait le talent? Des bêtises…Il nous est arrivé plus d’une fois d’accorder des commandements immérités et de faire des concessions. Dans certaines situations, il faut un peu de tact; si l’on va droit au but, on peut faire tout rater. Au moment où elle s’est produite, la rupture entre Monje et le Che a fait beaucoup de mal.

Ramonet. Elle était dommageable?

Fidel. Au plus haut point. Vous n’imaginez pas les efforts que j’ai dû déployer pour éviter les dommages.

Ramonet. Pour limer les aspérités.

Fidel. Vous n’imaginez pas les erreurs monumentales sur lesquelles nous avons été forcés de fermer les yeux, Y compris à Cuba. Des erreurs énormes commises par les uns ou par les autres. Nous avons toujours considéré comme un devoir de critiquer les actes, et moins les personnes; dans un esprit de rassemblement.

Monje n’était pas exempt de fautes. Il a mal agi. Quand son second au PCB, Jorge Kolle, est venu chez nous, je l’ai convaincu de ne pas abandonner la guérilla. Puis j’ai appelé Lechin, j’ai beaucoup discuté avec lui – il avait un grand prestige – et je l’ai convaincu de soutenir le mouvement guérillero.

Monument à la mémoire de Che Guevara, à La Higuera devenu un lieu de pèlerinage que “visitent des touristes venant de partout dans le monde” (Der Spiegel, octobre 2007).

Alors, quand le Che est rentré de cette difficile expédition à rallonge pendant laquelle il avait entraîné ses hommes à la mesure de sa propre expérience dans nos montagnes, il s’est trouvé immédiatement confronté aux problèmes: une force militaire était en train de pénétrer dans leur zone de sécurité, et la guérilla est tombée dans une embuscade de l’armée bolivienne.

Il y avait une trahison [1]. L’armée possédait des informations et savait qu’elle trouverait là une guérilla. La bataille se déroulerait donc prématurément alors que les hommes de Che n’étaient pas encore prêts. Ce que nous redoutions le plus était arrivé. Nous espérions que la guérilla serait bien organisée et bien structurée avant le premier combat; il ne faut pas oublier que les moyens militaires de parvenir à une telle organisation existaient.

Cependant, les facteurs politiques dont j’ai parlé ont pesé. Le Che explique tout dans son journal. Je vous rappelle les faits: le groupe s’est divisé. Le Che s’est efforcé des semaines durant d’établir le contact avec «Joaquín» [Juan Vitalio Acuña] et son groupe, au sein duquel se trouvait Tania [2]. Il y a passé des semaines, et pendant ses déplacements pour rejoindre «Joaquin» des combats ont eu lieu. C’est incroyable qu’il y ait consacré tant de temps. Il n’accordait aucun crédit à l’information annonçant la destruction de ce groupe.

Pourtant, un jour il s’y est résigné. Le groupe de «Joaquín» avait été éliminé depuis plus d’un mois. Le Che était en chemin vers une zone où Inti Peredo avait des cntacts et de l’influence, et c’est sur la route qu’il a appris la nouvelle. Je crois qu’il en a été très affecté et qu’il a réagi avec une certaine témérité. D’autant que certains membres de son groupe étaient mal en point et qu’il leur était difficile de se déplacer; cela les retardait mais ils continuaient d’avancer. Le groupe comptait déjà des cadres boliviens.

S’ils avaient atteint leur destination, le groupe aurait prospéré. Le Che lui-même dans son journal remarque, alors qu’ils arrivent dans une échoppe: « Nous sommes précédés par le téléphone arabe, tout le monde nous attend.» Autour de midi, ils sont arrivés dans un village désert. Un village désert est le signe d’une situation pas claire, de la présence de forces hostiles. Inti marchait devant. C’est à ce moment-là qu’une troupe de l’armée régulière, une compagnie qui surveillait leur progression depuis un bon moment tue un membre bolivien de la guérilla et quelques autres. Ils ont réussi à les repousser, mais le Che ne disposait que d’hommes malades et d’une poignée de camarades en état de se battre. C’est là qu’ils sont tombés dans une zone difficile, la vallée d’El Yuro, où le Che s’est battu et a résisté jusqu’au moment où une balle a irrémediablement endommagé son fusil.

Le Che n’etait pas le genre d’hommes à se laisser capturer, mais une balle bloque son fusil. Ce qui permet à ses adversaires de se rapprocher de lui et de l’atteindre. Blessé et désarmé, il est fait prisonnier et  conduit jusqu’à un village tout proche, La Higuera. Le lendemain, 9 octobre 1967, vers midi, ils l’ont froidement exécuté. Le Che n’a sans doute pas tremblé, c’est face au danger que se révélait sa grandeur.

Ramonet. Comment avez-vous appris la mort du Che?

Fidel. Même si j’étais conscient des dangers qu’il courait depuis des mois, et des conditions extrêmement difficiles qu’il rencontrait, sa mort m’a semblé incroyable, un événement auquel il n’était pas facile de s’habituer. Les années passent, et il m’arrive parfois, dans des rêves, de retrouver le Che vivant, de parler avec lui, jusqu’au moment où la réalité me réveille.

Il y a des personnes qui ne meurent jamais à nos yeux. Elles ont une présence si forte qu’on ne peut concevoir leur mort, leur disparition. La raison de cela se trouve dans la permanence des sentiments et des souvenirs. Nous, pas seulement moi, mais le peuple cubain avons terriblement souffert en apprenant la nouvelle de sa mort, même si elle ne pouvait pas être inattendue.

C’est une dépêche d’agence qui nous a informés le 8 octobre 1967, de ce qui s’était passé pendant la traversée d’une rivière, dans la vallée d’El Yuro. La majorité des dépêches n’annonçaient alors que des mensonges, mais ce que racontait celle-là était vraiment arrivé. Les agences de presse n’avaient pas assez d’imagination pour inventer des circonstances correspondant à la seule manière d’exterminer la guérilla du Che. J’ai su de manière instantanée que cette information était vraie.

[…] Ce qui est intéressant, ce n’est pas de lire seulement ce que le Che écrit dans son journal, mais d’aller voir aussi ce qu’ont rapporté les officiers de l’armée bolivienne qui se sont battus contre lui. Le nombre de combats et de victoires de cette poignée de guérilleros est impressionnant.

Nous avons énormément souffert lorsque la nouvelle de sa mort a été confirmée. Dans la douleur de cette perte, j’ai prononcé un discours [3] où j’ai demandé: «Comment voulez-vous que soient nos enfants» et répondu: «Nous voulons qu’ils soient comme le Che.» C’est devenu la devise des jeunes pionniers cubains: « Pionniers du communisme: nous serons comme le Che!»

Ensuite, nous avons reçu son «Journal de Bolivie».Vous n’imaginez pas sa valeur, les informations qu’il apporte; tous les événements, ses idées, son image, sa droiture, et son exemple, tout y est consigné. Un homme d’une pudeur, d’ine dignité et d’une intégrité colossales. C’est ce qu’il est, et la raison pour laquelle le monde entier l’admire. Un homme formidablement intelligent, un visionnaire. Le Che n’a jamais défendu d’autre cause que celle des exploités et des opprimés d’Amérique latine, des pauvres et des plus humbles de la Terre, et il a donné sa vie pour ses idées. La cause du Che triomphera, elle triomphe déjà.

Notes de Ignacio Ramonet.

[1] Ciro Bustos, un Argentin, seul survivant du groupe de Jorge Masetti* et agent de liaison entre la colonne de Che et les volontaires argentins qui devaient se joindre à la guérilla. Il semblerait que, capturé et torturé, il ait livré des informations sur la préence du Che et sur le lieu de son quartier général. Exilé en Suède, Ciro Bustos a démenti avoir trahi. **

[2] Tamara Bunke Bider (1937-1967), alias «Laura González Bauer» et connue comme «Tania la guérillera». De nationalité argentine, elle a combattu en Bolivie avec le groupe de Joaquin; tous sont tombés dans un guet-apens au Vado del Yeso, et ont été abattus le 2 septembre 1967.

[3] Fidel Castro a prononcé ce discours pendant la veillée funèbre de Che Guevara, le 18 octobre 1967, sur la place de la Révolution, à La Havane, où s’étaient rassemblés un million de personnes.

Ndlr.

* Jorge Ricardo Masetti, journaliste argentin, envoyé par le Che, au début de la Révolution cubaine,  organiser un groupe armé dans le nord de l’Argentine près de la frontière bolivienne.

**Ignacio Ramonet fait référence au livre de Ciro Bustos El Che Quiere Verte: La Historia Jamás Contada Del Che en Bolivia. Javier Vergara  Editor 2007.

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