L’arrestation de Guy Philippe suivie de son extradition : un crime de lèse-souveraineté

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Le sénateur élu Guy Philippe menotté au bureau de la Direction Centrale de la Police Judiciaire (DCPJ)

Le flou persistant sur la légalité ou l’illégalité de l’extradition du sénateur élu de la Grand ’Anse, Guy Philippe, près d’une semaine après, me pousse à intervenir sur ce dossier controversé, divisant les juristes et politistes. Par cette modeste contribution, j’entends, à la lumière du droit, apporter quelques éléments de réponse aux problèmes juridiques que soulève cette épineuse affaire. Le texte s’adresse à tous ceux et celles qui sont encore dans la confusion concernant la dimension illégale de l’extradition de M. Philippe. Mais juste avant de revenir sur la problématique de l’extradition elle-même, attardons-nous un moment sur l’arrestation du sénateur élu.

1. Une arrestation controversée

Il est donc vrai que M. Philippe ne bénéficie d’aucune immunité de par son statut de sénateur élu. Sur ce point, la Constitution ne pouvait être plus que claire : « Les membres du corps législatif sont inviolables du jour de leur prestation de serment jusqu’à l’expiration de leur mandat, sous réserve des dispositions de l’article 115 ci-après » (Art. 114)

Le cas de M. Philippe n’entre pas dans le cadre des personnes protégées par cette disposition constitutionnelle, vu qu’il n’a pas encore été intronisé. Toutefois, en tant que sénateur élu, il bénéficie d’une protection découlant de la loi électorale, qui en son article 237 dispose que : « Pendant toute la durée de la campagne électorale, aucun citoyen, dont la candidature a une fonction élective a été agréée par le CEP ne peut être l’objet de mesures privatives de liberté qu’en vertu d’une condamnation définitive, sauf en cas de flagrant délit ».

M. Philippe n’a jamais été condamné pour les faits qu’on lui reproche. Il n’est pas non plus pris en flagrant délit en train de commettre une infraction répréhensible au regard de la loi pénale. C’est à tort qu’on estime qu’il ne bénéfice plus de la protection légale que lui confère la loi électorale, vu qu’il n’est plus candidat ; alors qu’il n’est pas encore intronisé, et donc n’est pas encore sénateur. Deux remarques à faire sur ce point :

Premièrement : entre un candidat et un candidat déjà élu, lequel est politiquement plus important pour la République ? Je crois qu’il y a à ce propos un gros flou qui mérite d’être une fois pour toute réglé. Certains parleraient plutôt d’hypocrisie. Quelle est la fonction d’une protection si elle peut être valable pour un candidat et non pour un candidat-élu ? L’autre dirait c’est comme se laver les mains et les essuyer par terre. Moi, j’ai même envie de dire qu’il se poserait un problème d’incohérence et de bon sens grave, car entre l’élu et le simple candidat il n’y a qu’une différence de degré. L’élu constitue le prolongement immédiat du candidat, c’est un étage supérieur, et en conséquence qui mériterait un niveau de protection encore plus élevé de celui du simple candidat.

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Par ailleurs, je crois en outre qu’au-delà de la lettre, il y a l’esprit d’une disposition qu’il faut aussi prendre en compte dans une analyse juridique. En formulant pendant « toute la durée de la campagne électorale », le Conseil Electoral Provisoire a voulu dire plutôt pendant toute la durée du processus électoral ou encore pendant toute la période de l’élection, c’est-à-dire, la période allant de l’inscription des candidats à leur intronisation (pour les élus) ou à la proclamation des résultats par le CEP (pour les candidats malheureux).

L’idée sous-jacente à cette réflexion est que le processus électoral ne s’arrête pas à la proclamation des résultats définitifs pour un élu. Il continue. Par contre, pour les candidats malheureux, il prend fin logiquement.

2. Une extradition manifestement illégale

Il ne s’agit pas seulement de l’affaire Guy Philipe. Toutes les extraditions de compatriotes haïtiens par les autorités gouvernementales vers les Etats-Unis pour une raison quelconque constituent une violation flagrante de la Constitution haïtienne et des lois de la République. Toutes les captures et déportations d’Haïtiens effectuées directement par les Etats-Unis sur le territoire national, en l’absence d’accord du gouvernement haïtien, sont toutes illégales et constituent des actes d’ingérence.

Il n’existe dans le droit positif haïtien (constitution, loi, décret-loi, accords internationaux …) aucune disposition autorisant les autorités haïtiennes à extrader un citoyen haïtien vers un pays étranger, y compris les Etats-Unis. Il n’y a non plus aucun principe juridique autorisant les Etats-Unis à intervenir directement sur le territoire haïtien en vue de procéder à l’arrestation et la déportation d’un ressortissant haïtien.

A. Les dispositions légales en matière d’extradition

En 1904, Haïti et les Etats-Unis ont conclu un traité afin de livrer mutuellement les individus qui, étant accusés d’une série de crimes ou qui ayant été condamnés pour l’un des crimes énumérés par l’accord, se seraient soustraits par la fuite aux poursuites judiciaires ou aux conséquences de la condamnation. Cet accord, pourtant n’autorise pas au BLT d’arrêter et de livrer les ressortissants haïtiens à la justice américaine, en témoigne l’article 4 du texte : « Aucune des Parties contractantes ne sera tenue de livrer ses propres citoyens ».

Cet accord a été « reçu » à travers une loi votée en 1912 sous la présidence de Cincinnatus Lecomte. « L’article 4 de la loi dispose que le gouvernement haïtien ne livrera pas ses justiciables ». Sont justiciables de l’Etat d’Haïti : les Haïtiens, tous ceux qui auront commis une infraction en Haïti et tous les étrangers qui auront commis un acte à l’étranger, mais un crime attentatoire à la sûreté de l’Etat, précise l’article.

Quant à l’Accord du 17 octobre 1997 conclu entre René Préval et Madeleine Albright, il s’agit d’un traité bilatéral portant sur la Coopération en vue de faire face au trafic maritime illicite de la drogue. Contrairement à ce qu’on dit dans la presse et faire croire dans l’opinion, comme si cet accord serait la base légale de toutes les arrestations et déportation des Haïtiens vers les Etats-Unis, ce traité n’a rien à voir avec l’extradition. Il n’y a absolument aucune disposition dans cet accord qui autorise l’extradition des ressortissants haïtiens.

D’ailleurs, le terme « extradition » n’est cité pas même une seule fois dans le texte.
Comme son nom l’indique, il s’agit en l’espèce d’un accord de coopération entre Haïti et les Etats-Unis qui vise à réprimer le trafic illicite de la drogue par la mer et l’espace aérien. Les mêmes privilèges accordés aux navires et aux forces de l’ordre des Etats-Unis sont aussi octroyés aux forces haïtiennes. En d’autres termes, cet accord n’a rien à voir ni de près ni de loin avec les arrestations suivies de déportation des Haïtiens vers les Etats-Unis. C’est donc malheureux et regrettable que des personnes qui sont censées averties pour éclairer la population ne cessent de citer cet accord comme la base juridique des extraditions d’Haïtiens vers les Etats-Unis.

Hier matin encore, j’ai entendu un professeur de droit bien connu du milieu intervenir sur les ondes d’un media local déplorant l’existence de cet accord qui, selon lui, cautionnerait tous ces problèmes. A une question du journaliste sur l’existence ou non d’une disposition dans l’accord autorisant l’extradition, le professeur incapable de dire ce que dit l’accord, préférant s’enfoncer dans une acrobatie juridique, allant même jusqu’à invoquer la « théorie du précédent » en droit international pour justifier la légalité de l’extradition de Guy Philippe. En d’autres termes, le fait que plusieurs Haïtiens ont été extradés vers les Etats-Unis pour y être jugés, il y a donc, selon le professeur, une pratique, et cela fonde juridiquement la dernière extradition en date.

Je tiens à préciser, pour le besoin de la cause, qu’en droit international « le précédent », à savoir l’élément matériel ne suffit pas pour faire entrer une pratique dans le panthéon du droit coutumier. Il faut, en plus du précédent, c’est-à-dire la répétition d’actes par les sujets de droit, un deuxième élément qu’on pourrait qualifier de psychologique ou l’ « opinio juris », c’est-à-dire une conviction des sujets de droit qu’ils perpétuent une pratique avec le sentiment de se conformer au droit en l’accomplissant. Ce deuxième élément étant absent, on ne saurait donc parler de norme coutumière dans le cadre des pratiques d’extradition des haïtiens vers les Etats-Unis.

Par ailleurs, il existe un autre Traité conclu entre Haïti et les Etats-Unis sur le trafic illicite des stupéfiants : le protocole d’accord du 15 mai 2002. Ce protocole est introuvable et inconnu du grand public; ce qui est un accroc au droit des traités. Toutefois, selon les medias qui avaient relayé l’information, notamment la radio Métropole, « […] cet accord prend également en compte l’extradition de tous les ressortissants non haïtiens recherchés par les autorités judiciaires américaines dans le cadre de la Convention des Nations-Unies sur les substances psychotropes » (Radio Métropole, 15/05/2002).

Par contre, la loi du 21 février sur le blanchiment des avoirs en provenance du trafic illicite de la drogue et d’autres infractions graves et celle du 19 juin 2001 relative au contrôle et à la répression du trafic illicite de la drogue ne formulent aucune réserve spécifique liée à la nationalité haïtienne. Ces deux lois se contentent de poser les conditions dans lesquelles les autorités haïtiennes peuvent accorder ou refuser d’extrader.

En tout état de cause, si ces deux lois n’interdisent pas de manière expresis verbis l’extradition, elles ne l’autorisent pas non plus. Et, en ce sens, c’est la Constitution haïtienne qui vient trancher.

B. Une pratique inconstitutionnelle

Si l’ensemble des lois et accords en vigueur sur le territoire haïtien interdisent ou n’autorisent pas l’extradition des Haïtiens vers l’étranger, la Constitution haïtienne de 1987 est encore plus tranchante sur la question. « Tout individu de nationalité haïtienne ne peut être déporté ou forcé de laisser le territoire national, pour quelque motif que ce soit. Nul ne peut être privé pour des motifs politiques de sa capacité juridique et de sa nationalité » (Art 41).

Et pour couper court à toute discussion et confusion, la Constitution ajoute en son article Art 42 : « Aucun citoyen civil ou militaire ne peut être distrait des juges que la constitution et les lois lui assignent ».

De tout ce qui précède, il est clair que le droit positif haïtien interdit l’extradition des nationaux. Un constat qui est confirmé au niveau international car la CICAD de l’OEA a, dans son rapport 2003-2004, formulé que « la Constitution de la République d’Haïti interdit l’extradition des citoyens haïtiens ».

A ce stade, nous sommes en droit de nous demander au nom de quel artifice juridique ou alchimie les autorités haïtiennes ont-elles livré le sénateur élu de la Grand’Anse à la justice américaine? Je mets le ministre de la Justice en défi de prouver la légalité de cette extradition. En arrêtant et déportant Guy Philippe, l’Etat haïtien se tire une fois de plus une balle dans les jambes. Il a non seulement violé la Constitution et les lois de la République, mais met en veilleuse les compétences qu’on lui reconnait : justice, défense et ordre public. Ce faisant, l’Etat haïtien piétine lui-même la souveraineté nationale, et affaiblit davantage la justice haïtienne.

Moise Jean
Doctorant en droit international public à l’Université Paris Nanterre – Paris 10.

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