Tout a commencé par une note de presse en date du 25 février 2018 à Port-au-Prince. Elle émane de Madame Susan D. Page, la Représentante spéciale du Secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, et chef de la Mission des Nations Unies pour l’appui à la Justice en Haïti (MINUJUSTH). Dans cette note, madame Page salue et félicite les citoyens et les organisations de la Société civile qui ont saisi la justice contre des personnalités dont les noms sont cités dans le fameux dossier PetroCaribe. Fâché et vexé, le gouvernement haïtien crie à l’ingérence dans les affaires intérieures d’Haïti de la part de la Représentante de l’ONU. Il rappelle Denis Régis, son Représentant permanent à New-York, pour consultation à Port-au-Prince, pendant que le ministère des Affaires Etrangères convoque madame Susan D. Page pour explication. Enfin, le chef de l’Etat, Jovenel Moïse téléphone au Secrétaire général de l’ONU pour lui faire part de son mécontentement. Tandis que de son côté celui-ci rappelle sa Représentante spéciale à New-York pour consultation.
Voilà pour le fond de l’affaire. Sauf que depuis le départ de la cheftaine de la MINUJUSTH, elle a disparu de l’écran radar. Elle n’est visible ni à l’ONU ni dans la capitale haïtienne. D’où diverses interrogations la concernant. Serait-elle restée aux Etats-Unis où elle serait plus utile pour l’organisation internationale ? Où est-elle rentrée discrètement en Haïti en gardant profil bas ? Ou enfin, a-t-elle purement et simplement été limogée après cette période de tension avec les autorités haïtiennes ? Des questions pour l’heure restant sans réponses vu que personne n’a des nouvelles de madame Page. Faisons un retour sur ce conflit peu commun en Haïti opposant un diplomate en poste à Port-au-Prince et le gouvernement haïtien. Déjà pour comprendre la colère du Président Jovenel Moïse contre madame Susan D. Page, il faut se rappeler la période à laquelle a été émise la note qui a mis le feu aux poudres entre les deux parties. Nous sommes à la fin du mois de février 2018.
Le gouvernement d’Haïti s’apprête à recevoir en grande pompe les 26 et 27 de ce mois le 29e Sommet des chefs d’Etat et de gouvernements de la Caricom. Pour Haïti et surtout pour la présidence de la République, cette Conférence régionale à laquelle plusieurs centaines de personnalités de haut rang doivent participer, donc séjourner à Port-au-Prince, est une occasion rêvée pour vendre une nouvelle image du pays. Pas seulement sur le plan physique mais surtout sur le plan institutionnel. Le pouvoir haïtien veut profiter de cette couverture médiatique internationale pour démontrer que les choses commencent à s’améliorer à tous les points de vue en Haïti. C’est une tribune qu’il entend utiliser pour s’affirmer et se placer sur l’échiquier du monde fréquentable après qu’Haïti s’était mise elle-même en quarantaine depuis des années. De fait, le Président Moïse et le gouvernement n’ont pas lésiné sur les moyens afin de faire belle figure en donnant à ces honorables visiteurs un accueil digne de leur rang. Même l’opposition avait marqué une pause durant cette semaine qui a mis la capitale sens dessus dessous avec des embouteillages monstres.
Sauf que la veille de l’ouverture du Sommet, deux faits inattendus ont en quelque sorte gâché la fête. Tout d’abord, c’est la publication quelques jours auparavant du Rapport annuel de l’organisation Transparency international sur la corruption dans le monde. Dans ce rapport, la note est très salée pour le pays de Jovenel Moïse qui se voit classé comme le pays le plus corrompu de la région Caraïbes. Ce rapport venait de mettre à mal tous les efforts que le gouvernement dit consacrer pour combattre ce fléau dans les administrations publiques. Mais qu’importe le classement, l’Administration Moïse/Lafontant estime qu’il s’agit après tout d’un simple Rapport publié tous les ans par une organisation qui n’a jamais été tendre avec aucun Etat du monde. Avec les fastes déployés pour recevoir ses hôtes, la présidence haïtienne pense pouvoir parasiter le document. Surtout qu’Haïti n’est pas le seul pays de la région à figurer dans la Rapport de Transparency international sur la corruption.
Ainsi, le Président Jovenel Moïse croyait s’en sortir par une pirouette. Mais c’était sans compter ce qui allait advenir. En effet, le mauvais coup est arrivé le 25 février, soit quelques heures à peine avant l’ouverture officielle du Sommet. Sans tenir compte du fait que le pays reçoit une Conférence régionale et sans aucune précaution de langage ou dans les mots utilisés comme il est d’usage, la Représentante spéciale du Secrétaire général de l’ONU en Haïti a fait sortir une note dans laquelle elle somme le gouvernement de faire diligence pour ouvrir une enquête sur deux tueries ayant eu lieu entre la police et des bandits quelques mois auparavant du côté de Livalois (Croix-des-Bouquets) le 12 octobre 2017 et à Grand-Ravine (Martissant) le 13 novembre 2017. Mais dans la note de presse, madame Susan D. Page salue surtout les citoyens qui ont porté plainte devant la justice contre des personnalités dont les noms sont nommément cités dans le Rapport de la Commission sénatoriale sur le scandale PetroCaribe. Or, ledit Rapport prend de jour en jour une tournure politique jusqu’à devenir la pomme de discorde entre le Président Jovenel Moïse et l’opposition qui entend aller jusqu’au bout avec cette affaire. Pour le pouvoir, en saluant ceux ayant porté l’affaire devant la justice, madame Page se place directement dans un camp, en l’occurrence celui de l’opposition.
Mais, pour la présidence, cette sortie de la diplomate de l’ONU ne serait jusque là encore pas trop grave. Dans la mesure où elle ne fait que son travail en tant que chef d’une Mission dont l’objectif est d’aider la justice à fonctionner en toute indépendance. Ce qui a beaucoup énervé le chef de l’Etat, c’est le timing choisi par la cheffe de la MINUJUSH pour publier sa note. Selon le Palais national, ce n’est pas la note qui pose problème, c’est le moment de sa publication. Les Conseillers du Président de la République demeurent persuadés que la responsable de la MINUJUSH a bien choisi le moment pour sortir sa note. En le faisant à ce moment précis, selon eux, madame Susan D. Page voulait encourager les membres de l’opposition à monter au créneau sur le dossier PetroCaribe puisque les caméras du monde entier étaient braquées sur Haïti. D’où le coup de sang du chef de l’Etat qui n’a pas du tout apprécié ce qu’ils appellent un « coup de couteau dans le dos ».
La présidence haïtienne estime qu’aucun pays au monde n’aurait accepté un tel manquement de la part d’un diplomate même venu d’un pays ami. Devant un acte aussi déloyal, selon un Conseiller du Président, il fallait réagir vite et fermement. Ce qui a été fait. « On ne peut dire d’un côté on veut la stabilité et de l’autre côté on cherche à provoquer l’instabilité » selon ce proche de Jovenel Moïse. La politique de double langage est terminée selon le Palais national.
La note du 25 février 2018 relatif au dossier PetroCaribe demandait une réponse proportionnelle à sa teneur. Il fallait démontrer que la donne commence à changer. Pour cela la première chose appropriée, c’était la convocation de la diplomate en question à la Chancellerie pour expliquer son geste. S’agissant d’une diplomate de l’ONU en poste en Haïti et de surcroit Représentante spéciale du Secrétaire général, il fallait aussi discuter avec son chef hiérarchique. Car, il ne s’agit pas de se lancer dans un bras de fer avec l’Organisation des Nations Unies. Il est seulement question de faire respecter les règles en matière de relations diplomatiques et consulaires.
D’où le rappel aussi à Port-au-Prince pour consultation du Représentant permanent d’Haït à l’ONU afin de marquer le mécontentement des autorités haïtiennes sur le comportement de la diplomate onusienne. Il ne s’agit pas non plus de critiquer la Mission des Nations Unies pour l’appui à la Justice en Haïti qui joue son rôle de soutien auprès des autorités haïtiennes. C’est la manière et surtout le moment choisi qui sont discutables. Dans la mesure où il n’y avait aucune urgence. Car, ce dossier PetroCaribe occupant une bonne place dans les débats est déjà trop politisé pour qu’on en rajoute ce qui pourrait empêcher à la justice de faire réellement son travail en toute sérénité. En revanche, cette note de la Représentante spéciale du Secrétaire général n’a pas été vaine. Elle a permis aux autorités d’Haïti de sortir de la torpeur diplomatique dans laquelle le pays s’était enfermé depuis des décennies.
En effet, si durant la semaine des passes d’arme entre Port-au-Prince et New-York sur cette affaire la presse a beaucoup relaté les échanges, on a moins entendu les spécialistes et autres experts en diplomatie. Pourtant, cette sortie de la diplomatie haïtienne n’est pas si banale qu’elle y paraît. Bien sûr il s’agit d’un petit conflit ne concernant qu’une diplomate d’une organisation que le général Charles de Gaulle avait considéré dans le temps comme un « machin » c’est-à-dire quelque chose qui ne sert pas à grand chose ou qui n’a pas assez de pouvoir. N’empêche que ce n’est pas tous les jours que les dirigeants montent au créneau pour faire respecter le droit d’Haïti en tant qu’Etat souverain. Depuis près de quarante ans, ce pays est livré à lui-même où personne, aucun dirigeant n’arrivait à se faire respecter. Tous ont toujours eu peur de se faire rappeler à l’ordre par n’importe quel petit diplomate basé dans la capitale. De ce fait, les ambassadeurs en poste en Haïti se prennent pour les maîtres du pays. Ils parlent comme bon leur semble et ils dictent et imposent leur autorité sur tous les dirigeants y compris les parlementaires qui n’osent intervenir pour ne pas perdre leur visa américain et aussi pour ne pas froisser des diplomates pour la plupart très susceptibles.
Qui peut se rappeler depuis quand le gouvernement haïtien a rappelé un de ses ambassadeurs à l’étranger pour consultation ? Alors que certains pays ne cessent de dénigrer les Haïtiens et le pays comme s’ils n’ont rien à craindre. Le respect des différentes Conventions sur les relations diplomatiques et consulaires et celle de Vienne en particulier sur les droits et devoirs des diplomates en poste dans un Etat souverain devraient être la règle pour tous. Mais il faut déjà que les Etats en question soient capables de les faire respecter. Le rappel d’un ambassadeur par son gouvernement pour consultation est le premier acte marquant son indépendance ou son désaccord. Aussi bien que la convocation d’un ambassadeur étranger par le ministère des Affaires Etrangères pour explication suivant son comportement ou ses déclarations relatives aux affaires intérieures de l’Etat est le signe de son indépendance et de sa souveraineté. En le faisant, il n’y a rien de contraignant ni d’insultant pour la partie adverse. C’est la règle du jeu pour tout le monde.
La pauvreté et le besoin de l’aide internationale ne doivent ni ne peuvent empêcher à un Etat, quel qu’il soit, de faire respecter une règle qui est commune à tous. Dans l’affaire opposant le gouvernement d’Haïti à la diplomate de l’ONU, on l’a vu, les autorités n’ont pas hésité à manifester leur mécontentement et appliquer à la lettre les règlements en vigueur dans le domaine diplomatique. Primo, elles se sentent bafouées par la cheffe de la Mission de l’ONU en Haïti. Elle est immédiatement convoquée pour explication à la Chancellerie. Secundo, le ministère des Affaires Etrangères rappelle pour consultation en Haïti l’ambassadeur (Représentant permanent) haïtien à New-York. Enfin tertio, la diplomate en question a été à son tour rappelée par son chef hiérarchique en consultation après échange avec les autorités haïtiennes. Voilà de fort belle manière de régler les contentieux diplomatiques sans pour autant se fâcher et s’humilier jusqu’à oublier que Haïti est toujours un Etat indépendant, digne et fier malgré la misère et le sous-développement qui lui collent à la peau.
Le rappel du Représentant permanent d’Haïti à l’ONU et la convocation de madame Susan D. Page par la Chancellerie sont des signes d’encouragement laissant croire que petit à petit le pays commence à relever la tête. Il ne s’agit pas de compétition ni de provocation en gonflant le torse face à l’autre. C’est juste un retour à la normale dans les relations bilatérales entre les Etats ou institutions internationales. Mieux, le rappel du chef de la MINUJUSH à New-York suite à l’intervention du Président haïtien auprès du Secrétaire général de l’ONU est encore un signe du respect que le pays commence à retrouver à l’extérieur. D’ailleurs, l’on s’interroge sur un départ définitif de la diplomate. Puisque jusqu’au moment où ces lignes sont écrites (16 avril) personne n’a des nouvelles de la Représentante spéciale du Secrétaire général ni à Port-au-Prince ni à New- York. Mais il y a des signes qui laissent penser que la MINUJUSH n’a plus de pilote en chef en Haïti.
Puisque, le mercredi 4 avril 2018 le Rapport annuel sur Haïti de la Mission de l’ONU au Conseil de sécurité n’a pas été présenté par Madame Susan D. Page comme il en est coutume. C’est le Secrétaire général adjoint aux opérations de maintien de la paix de l’ONU, Jean-Pierre Lacroix, qui s’en était chargé à sa place. Est-elle devenue vraiment « persona non grata » en Haïti ? En tout cas, rien ne dit qu’elle a été rappelée définitivement puisqu’aucun autre nom n’est cité entre-temps pour la remplacer. On sait seulement que le Palais national croise les doigts pour qu’elle ne revienne plus dans le pays comme cheffe de Mission. D’ailleurs, si tel devrait être le cas, cela aurait été une grande victoire pour le Président Jovenel Moïse qui aura fait preuve de fermeté dans cette affaire. Puisqu’il croit que le moment est venu pour qu’on prenne enfin Haïti au sérieux.
Qu’importe la suite de cette affaire, la manière dont elle a été traitée au niveau haïtien servirait certainement de leçon soit pour madame Susan D. Page soit pour sa ou son remplaçant à ce poste de haute responsabilité en Haïti. Au moins si à chaque fois qu’un diplomate étranger en Haïti, quels que soient sa nationalité et son rang, devrait avoir un comportement ou un excès de langage sortant du cadre de la Convention de Vienne, il se faisait tirer les oreilles par la Chancellerie haïtienne, peut-être que les autres finiraient par comprendre qu’ils ne sont pas là pour s’occuper de la politique intérieure haïtienne, mais pour travailler à la consolidation des relations harmonieuses entre deux Etats souverains et indépendants.
C.C