La mémoire au service des luttes : Aimé Césaire

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Il y a 13 ans, le 17 avril 2008, Aimé Césaire (de son nom complet Aimé Fernand David Césaire) nous a quittés. 

Né à Basse-Pointe (Martinique) le 26 juin 1913 d’une famille de sept enfants, il fait partie de la petite bourgeoisie noire ayant accès à l’éducation. Son grand-père paternel, Fernand Césaire, a été professeur de lettres au lycée de Saint-Pierre (la plus ancienne commune de la Martinique) et fut le premier enseignant noir de l’île. Sa grand-mère était une femme éduquée, fait exceptionnel pour sa génération; elle initia très tôt ses petits-enfants à la lecture et à l’écriture.

En septembre 1931, boursier du gouvernement français, il arrive à Paris où il s’inscrit au Lycée Louis-le-Grand en classe d’hypokhâgne (classe préparatoire littéraire aux grandes écoles). Il y fait la connaissance de Léopold Sédar Senghor avec qui il restera ami jusqu’à la mort de ce dernier. 

À Paris, Césaire rencontre des étudiants noirs de différentes origines et fréquente le salon littéraire de Paulette Nardal  (femme de lettres martiniquaise et inspiratrice du mouvement la Négritude). Il y fait également la connaissance du poète Claude Mckay, l’un des principaux protagonistes du mouvement Harlem Renaissance (mouvement afro-américain visant à renouveler la culture noire aux États-Unis).

Des Africains, des Canaques, presque nus, sont exposés à la vue du public parisien, l’objectif consistant à prouver leur « sauvagerie » et leur « barbarie ».

En septembre 1933, Césaire cofonde avec notamment le guyanais Léon-Gontran Damas le journal L’étudiant noir. Damas définit le journal comme un “journal corporatif et de combat (qui) avait pour objectif la fin de la tribalisation, du système clanique en vigueur au quartier latin. On cessait d’être étudiant martiniquais, guadeloupéen, guyanais, africain et malgache, pour n’être qu’un seul et même étudiant noir.” C’est dans les pages de ce journal qu’apparaîtra pour la première fois le terme négritude. Ce concept, créé par Césaire, vise, d’une part, à combattre le projet français d’assimilation culturelle, et, d’autre part, à promouvoir la culture africaine, dévalorisée et infériorisée par l’idéologie colonialiste.

Pour mieux comprendre la pertinence de ce concept, il faut le replacer dans le contexte historique dans lequel il a été créé. C’est l’époque de la dernière exposition coloniale qui eut lieu à Paris en 1933. Des Africains, des Canaques, presque nus, sont exposés à la vue du public parisien, l’objectif consistant à prouver leur « sauvagerie » et leur « barbarie ». 

Avec la Négritude, il s’agit d’affirmer, écrit Césaire, “la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture.” Mais au-delà de cette reconnaissance se dessine un projet humaniste clairement assumé. Césaire écrit: “Je suis de la race de ce qu’on opprime.”  

En 1935, il devient membre des Jeunesses communistes. Au cours de la même année, il rencontre le linguiste Petar Guberina qui l’invite chez lui en Dalmatie (Croatie). Césaire y découvre l’île Martiniska. Ce nom qui rappelle celui de sa Martinique natale produit en lui un choc si important qu’il lui inspirera l’écriture de ce long poème en prose: Cahier d’un retour au pays natal, que plusieurs considèrent comme son œuvre principale. 

En 1937, il épouse l’écrivaine martiniquaise Suzanne Roussi avec qui il fondera en 1941 la revue Tropiques.

En 1939, le couple retourne en Martinique et enseigne au Lycée Schoelcher. Frantz Fanon figure parmi les élèves de Césaire. 

Il y prononce une série de conférences mettant l’accent sur l’importance centrale de la Révolution haïtienne dans l’histoire de l’humanité.

En mai 1944, accompagné de son épouse, il se rend en Haïti, dans le cadre du Congrès international de philosophie, tenu à Port-au-Prince du 24 au 30 septembre 1944. Il y prononce une série de conférences mettant l’accent sur l’importance centrale de la Révolution haïtienne dans l’histoire de l’humanité. Son texte « Poésie et connaissance » est publié dans les Cahiers d’Haïti et dans Tropiques dans un numéro presqu’entièrement consacré à Haïti.    

Poète et combattant anticolonialiste, Césaire a éveillé la conscience politique de nombreux militants. Analyste des processus de domination, il a le premier mis en exergue le processus d’intériorisation d’un sentiment d’infériorité par le dominé comme condition de reproduction de la domination. La violence esclavagiste et coloniale n’est pas le fait du hasard mais une condition de l’instauration de la domination. Il faut en effet une violence totale pour que s’instaure ce rapport.

Césaire meurt le 17 avril 2008, à l’âge de 94 ans. Son héritage intellectuel est considérable : son œuvre est profondément ancrée dans la lutte pour l’émancipation des peuples opprimés.

Le livre “discours sur le colonialisme” devrait être lu par tous les dominés de la planète. 

En voici un extrait qui est d’une actualité brûlante:

« Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente.

Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte.

Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. (…) La colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral […] Au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès, lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. (…). 

Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. »

Repose en paix frère et camarade. 

 

Texte : Alain Saint-Victor et FUIQP

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