Les nouvelles les plus désespérantes, alliées aux images cruelles qui circulent sur Haïti atteignent la dimension d´une sauvagerie délirante qui dévaste le pays. Je résiste à me montrer insensible à cette situation critique qui me ronge intérieurement ; elle provoque aussi en moi une insomnie subite et lourde très gênante, quand la nuit arrivée, à l´heure de me recueillir, surtout après une journée trépidante, des sentiments de profonde inquiétude m´envahissent relatifs à l´avenir de cette terre où ma mère m´a donné naissance.
Combien de familles souffrent des horreurs de cette absurdité qui dure déjà depuis belle lurette ? Combien d´hommes et de femmes ont subi les excès de cette agressivité primaire, ont été kidnappés ou ont perdu la vie en vain aux mains de quelques brutes qui campent à leur rythme, avec la passivité ou la complicité d´un grand nombre de ceux qui nous gouvernent mal ?
Les larmes me viennent aux yeux quand je constate la détérioration politique rampante et l´évidente dégradation humaine, intellectuelle et morale de la nation.
Dans les conversations que je maintiens avec certains compatriotes à travers différents appels téléphoniques, à cause de la situation exceptionnelle due à la pandémie que nous vivons, je remarque un intérêt, pas moindre que le mien, qui reflète l´inquiétude qui les habite, et ils le transmettent en utilisant des expressions pleines d´amertume et d´âpreté.
Combien il serait facile, sans doute, de mettre de côté ce sujet et d´oublier Haïti, qui est si éloigné de moi, après avoir vécu plusieurs décennies en Espagne, mon pays d´adoption, envers lequel je saisis l´occasion une fois de plus de manifester ma gratitude. Mais je n´en ai pas la force, et je n´éprouve non plus l´envie de faire cet exercice d´amnésie, car mes expériences, mes souvenirs sont bien vivants dans cette île des Caraïbes, où j´ai fait mes premiers pas et où j´ai forgé d´étroites amitiés, aussi bien à l´école que dans le quartier oú j´ai grandi et me suis développé.
Ma tristesse est immense et je ressens une grande consternation lorsque mon esprit, trahissant mes pulsions de vouloir éviter tant de souffrances, me force à me prosterner, à poser les pieds sur terre et à faire face à la dure réalité qui afflige le pays, victime de l´incompétence, de la mauvaise foi, et de l´avidité excessive et imparable de ses dirigeants qui l´ont sans vergogne transformé en une porcherie, et ont domestiqué le peuple en faisant de lui un otage subissant de multiples blessures émotionnelles dérivées de ce contexte complexe.
Haïti, cependant, est la patrie de nombreux artistes de renom, telles que les chanteuses Martha Jean Claude et Lumane Casimir et le musicien Occide Jeanty, le terroir d´éminents écrivains comme Oswald Durand, Massillon Coicou, Anténor Firmin, Jean Price-Mars, Jacques Stéphen-Alexis, René Depestre et Danny Laferrière, ce dernier membre depuis décembre 2013 de l´Académie française, et aussi le berceau d´hommes politiques de la stature de Lysius Salomon et de Dumarsais Estimé. Mais ces valeurs ont été grandement souillées, à un point tel que certains compatriotes ont honte de se déclarer Haïtiens, ou de s´identifier comme tels, puisque les informations concernant la vie dissolue du pays leur cause malaise et angoisse ; chez beaucoup d´entre nous, malheureusement, la fierté a disparu et notre identité est gravement endommagée. De plus, n’est-il pas honnête de continuer à vivre ancré dans ce passé digne, d’autant que la situation depuis longtemps ne nous invite pas à nous enorgueillir ?
Aujourd´hui, il ne reste plus rien de ce pays et de son glorieux héritage, mais je refuse énergiquement de le renier, car, sincèrement, je lui dois beaucoup. Ici se termine ma modeste complainte, qui est, ni plus ni moins, que la complainte d´un Haïtien.
* médecin-psychiatre
Article traduit en français, publié par le journal espagnol “Diario de Sevilla” le 15 Avril dernier et par le quotidien “La Estrella de Panama” le 4 Mai.