Pendant toute la semaine précédant la chute du Premier ministre Jean Henry Céant et son remplacement par un chef de gouvernement par intérim en la personne de Jean Michel Lapin, ministre de la Culture et de la Communication du Cabinet sortant, les rumeurs de toutes sortes circulaient dans la capitale haïtienne en même temps que des négociations de tout type. Sans parler des dizaines d’appels téléphoniques entre les protagonistes qui se croisent et s’entrecroisaient surtout entre les Présidents des deux Chambres, Gary Bodeau (député) et Carl Murat Cantave (Sénateur).
Et entre Youri Latorture et Gary Bodeau afin de trouver une issue à cette guerre fratricide que se livrait entre les deux branches du Pouvoir législatif. Or, en se livrant publiquement à ce spectacle de mauvais goût, pour une institution déjà décriée pour le comportement des parlementaires, c’est le plus mauvais signal que les parlementaires de ces deux entités institutionnelles aient pu envoyer à la population. Néanmoins, les critiques n’empêchent point que les deux camps campent sur leur position.
Quant aux sénateurs interpellateurs qui suivent de près l’évolution à la Chambre des députés toute proche, ils encouragent les députés de l’opposition et ceux qui sont contre l’interpellation du Premier ministre, à faire dilatoire…
Quant aux Chancelleries étrangères accréditées à Port-au-Prince, elles ne sont pas neutres. Mais observent et s’informent sur les moindres faits et gestes des protagonistes, à travers leurs sources au Parlement, à la Primature et au Palais national. Du jeudi 14 au lundi 18 mars, les préparatifs se mettaient en place dans les deux assemblées. D’un côté, la Chambre des députés confiante et certaine qu’elle puisse aller jusqu’au bout du processus de destitution ou d’un vote de censure contre le Premier ministre avec ou sans sa présence.
Et de l’autre, un Sénat bien qu’il eut la primauté de la convocation du Premier ministre pour le 18 mars doutait qu’il pût atteindre son but. Et pour cause. Il n’existe aucune majorité fiable dans la haute assemblée. Et aucun consensus non plus entre les sénateurs interpellateurs et ceux plus ou moins neutres. Rien n’était donc gagné pour espérer que le quorum, seul moyen pour pouvoir tenir séance, fût atteint. Même s’ils avaient la certitude de pouvoir avoir l’honneur de la présence d’un Jean Henry Céant totalement dépassé par la tournure que prenait cet événement.
Coup de théâtre, le Premier ministre qui devait rentrer à Port-au-Prince le mardi 19 puisqu’il était convoqué au Sénat pour le mercredi 20, a écourté son séjour au Maroc. Il est rentré en Haïti le dimanche soir. Les députés, en apprenant la nouvelle jubilent. Ils croient que Céant est rentré afin de répondre à leur convocation. Erreur ! Le Premier ministre est de retour avec la ferme intention de se mettre sous la protection du Sénat. Ainsi, le lundi 18 dès 8 heures du matin, Jean Henry Céant accompagné des deux ministres convoqués comme lui par les sénateurs, a décidé de prendre refuge dans la salle des séances du Sénat.
Alors même selon les règlements intérieurs de l’Auguste assemblée, le Premier ministre et tout autre ministre interpellé fait son entrée dans l’hémicycle une fois que le Président du Bureau constate le quorum. Déjà la présence du Premier ministre Céant dans la salle constitue une première violation des Règlements intérieurs du Sénat. En fait, en prenant refuge dans l’enceinte du Sénat avec la complicité évidente des sénateurs interpellateurs, voire le Président Carl Murat Cantave, le Premier ministre pensait qu’il pourrait encore sauver sa tête à la Chambre des députés. Mais c’était oublier le fonctionnement de la politique en Haïti.
Après plusieurs tentatives d’appels sur appels des sénateurs ou la récupération de ceux qu’on avait été chercher dans le jardin du Sénat pour les ramener dans la salle des séances, en désespoir de cause, c’est le cas de le dire, le Président du Bureau a dû constater l’absence de quorum et mettre la séance comme c’était prévu dans le courrier des sénateurs en continuation en attendant une autre tentative d’appel. Tandis que, dans l’autre Chambre, les députés étaient à la parade. La séance était prévue pour 10H. Mais dès 8 heures, le bord de mer était archi comble. On se bousculait un peu partout sur la cour, dans les parkings et dans les bureaux. A 9h55 Gary Bodeau, sourire aux lèvres, décide en compagnie des autres membres du Bureau de se diriger vers la salle des séances. Pendant ce temps, l’hémicycle est plein à craquer. Des députés de toutes tendances y sont présents.
Avant même l’ouverture de la séance, les députés de l’opposition menés par le député de Port-Salut, Sinal Bertrand, qui comprennent que la partie est perdue compte tenu de la tournure de l’humiliation que vient de subir le Premier ministre au Sénat, décident de perturber la séance en empêchant son ouverture. Sinal Bertrand a même pu saisir le cahier d’appel pour le transmettre à l’élu de la troisième circonscription de Port-au-Prince, Printemps Bélizaire, une figure de l’opposition au Parlement, une façon de retarder la sentence que tout le monde redoutait. Imperturbable, Gary Bodeau regarde sa montre et lève la tête, il est 10h01. C’est le moment d’ouvrir la séance et de passer à la phase la plus redoutée quand il y a séance : l’appel nominal. Après les trains trains habituels, les Secrétaires sténotypistes de l’assemblée dénombrent 95 présents. Première victoire pour Jovenel Moïse. Il semble que les premières consignes ont été respectées. La mobilisation est forte. Rares sont les moments où l’on enregistre autant de députés présents dans une salle de séance.
Quant aux sénateurs interpellateurs qui suivent de près l’évolution à la Chambre des députés toute proche, par SMS, Textos et messages Whatsapp, ils encouragent les députés de l’opposition et ceux qui sont contre l’interpellation du Premier ministre, à faire dilatoire et diversion histoire de gagner du temps afin de voir si d’ici là au Sénat la séance peut reprendre.
Ce qui a failli arriver avec l’annonce de la reprise de la séance avec 13 sénateurs. Tandis que d’autres sénateurs annonçaient leur arrivée. Mais il n’en fut rien. Pire, parmi les sénateurs présents, le sénateur du Centre, Rony Célestin, quitte la salle. Panique et inquiétude pour Youri Latortue qui se précipite pour rattraper ce partisan zélé de Jovenel Moïse bien que ce sénateur soit aussi un ami et un client du Notaire Jean Henry Céant. Le plus surprenant dans l’affaire, même le Premier ministre, en dépit du Protocole, s’est lancé lui aussi à la poursuite de Rony Célestin jusque dans sa voiture sur le parking. Peine perdue ! Youri Latortue et Jean Henry Céant sont retournés bredouilles. A ce moment, tout le monde a compris que les dés étaient jetés pour le locataire de la Villa d’Accueil. Mêmes les députés qui faisaient diversion à la Chambre des députés avaient fini par comprendre que tout était fini.
Entretemps, d’autres députés sont arrivés durant la séance. On en comptait 103 présents sur 105 députés. Toujours dans un calme olympien, le Président de la Chambre basse poursuivit sa séance après l’appel nominal et entama tout de suite la lecture de l’ordre du jour. Cet exercice a donné lieu, comme à chaque séance dans les deux Chambres, à des tergiversations et des interventions les unes plus scabreuses que les autres parmi certains arguments d’ordre constitutionnels très remarquables et des plus sérieux. Après cette péripétie obligée qui a duré deux heures, l’ordre du jour a été adopté par 88 voix pour, 12 contres et 4 voix d’abstention. Il est 13h. La séance d’interpellation du Premier ministre peut donc commencer. Une fois la séance ouverte, le Président Gary Bodeau, satisfait de son leadership et fier de ce qui est en train de se passer, forme selon les Règlements intérieurs de la Chambre basse une délégation pour aller chercher le Premier ministre et son gouvernement au Salon diplomatique pour les conduire à la salle de la séance.
Deux minutes après, les trois membres de la délégation reviennent bredouilles. Jean Henry Céant est confiné dans un « exil » volontaire au Sénat. Le Premier ministre et son gouvernement étant absents, le Président de la Chambre constate l’absence du Premier ministre et ouvre le débat selon l’ordre du jour pour son interpellation. Après quelques interventions de pure forme et la lecture d’un long courrier du Groupe GPEP/OPL et ses alliés (opposition) à l’attention du Président Gary Bodeau dénonçant l’inconstitutionnalité et les irrégularités entourant cette interpellation du fait de « l’absence constatée du Premier ministre et de son gouvernement à la séance d’interpellation », du haut de son Perchoir Gary Bodeau apporte le coup mortel en mettant au vote la motion de censure contre le Premier ministre. Dans un élan d’union sacrée très rare au Parlement, sur les 103 députés présents, 93 ont voté pour le renvoi du Premier ministre et de son gouvernement de la Primature, 6 ont voté contre et 3 abstentions.
A ce moment précis, Me Jean Henry Céant n’était plus Premier ministre de la République et de Jovenel Moïse. Et Youri Latortue avait perdu la partie face à un Gary Bodeau qui venait de prouver qu’à l’avenir il faudra bien compter avec lui, en tout cas tant qu’il préside l’assemblée des députés. Ce qui a surtout frappé l’attention des observateurs et des téléspectateurs c’est le silence de la majorité des députés pro-Jovenel durant tout le processus de la séance d’interpellation. Pendant que les partisans de Jean Henry Céant agitaient le chiffon rouge sur les périls qui menacent le pays et faisaient tout pour bloquer la séance avec des discours et autres considérations alarmistes sur l’illégalité ou pas de l’acte qu’était en train de poser la Chambre basse, aucun des députés pro-Jovenel n’avait pris la parole. Ils étaient silencieux comme pour dire qu’ils attendaient uniquement l’ultime moment pour passer au vote. Ils avaient une mission : celle de renvoyer Céant rien d’autre. Jusqu’au bout, ils ont attendu patiemment leur heure. En mettant au vote la motion de censure de sept points ayant justifié l’interpellation du chef du gouvernement, selon les interpellateurs, c’est avec une jubilation frénétique que les députés pro-Jovenel ont expédié le vote.
Ce comportement nous rappelle le vote de ces mêmes parlementaires devant censurer la Déclaration de politique générale du Premier ministre nommé par le Président provisoire Jocelerme Privert, en 2016, l’économiste et ancien gouverneur de la Banque centrale (BRH), Fritz Alphonse Jean. Finalement, jusqu’au moment où nous écrivons cette Tribune, deux semaines après, les sénateurs n’ont jamais pu trouver le quorum même pour discuter de la destitution du Premier ministre qui s’était mis sous la protection du Sénat. Une fois le vote terminé, quelques instants après, le Président de la Chambre des députés a écrit au Président de la République l’informant que le Premier ministre Jean Henry Céant a été renvoyé par un vote de censure ayant obtenu 93 voix pour, 6 contre et 3 abstentions à la Chambre des députés. Par conséquent, il lui demande d’entamer le processus constitutionnel afin de nommer rapidement un nouveau Premier ministre.
« Pour éviter au pays qui a tant besoin de paix un imbroglio constitutionnel, j’ai l’avantage de vous donner ma démission comme Premier ministre ».
Le lendemain, la présidence de la République accuse réception de son courrier en prenant acte du renvoi du Premier ministre Jean Henry Céant. Le temps que celui-ci conteste par devant la justice sa destitution par les députés en déclarant qu’il ne « liquide pas les affaires courantes » et que « je suis toujours le Premier ministre en fonction » en faisant venir un huissier de justice pour constater sa présence au Sénat ce lundi 18 mars pour expliquer qu’il ne pouvait être à la fois « ici et ailleurs » (Sénat et Chambre des députés). Le Président de Jovenel Moïse qui savoure sa victoire politique fait diligence pour publier au journal officiel Le Moniteur du 21 mars 2019 la nomination du ministre de la Culture et de la Communication, Jean Michel Lapin, comme Premier ministre par intérim pour liquider les affaires courantes. Surpris lui aussi de la rapidité à laquelle il a été brutalement remplacé, même s’il a saisi la justice qui va certainement classer l’affaire sans suite, l’ex-Premier ministre était contraint de donner sa démission le jeudi 21 mars 2019 au chef de l’Etat.
« Je viens de lire dans le journal Le Moniteur du 21 mars 2019 la nomination de Monsieur Jean Michel Lapin comme Premier ministre ai. pour liquider les affaires courantes. J’en ai pris acte. Pour éviter au pays qui a tant besoin de paix un imbroglio constitutionnel, j’ai l’avantage de vous donner ma démission comme Premier ministre », dixit Jean Henry Céant dans sa lettre de démission à Jovenel Moïse.
L’ancien chef du gouvernement a expliqué plus tard que finalement il a appris la nouvelle de son remplacement par voix de presse comme tout le monde. Le jour même de la parution du journal Le Moniteur, le nouveau Premier ministre a.i Jean Michel Lapin a été investi comme chef de gouvernement au Palais national par le Président de la République qui avait un agenda chargé. Puisqu’il devait se rendre ce même jeudi 21 en Floride pour répondre à une invitation du Président américain Donald Trump pour un Sommet USA/Caraïbes avec 4 autres chefs d’Etat ou de gouvernement du bassin caribéen le lendemain vendredi 22 mars 2019.
Voilà ce qu’on a à dire en résumé pour la destitution plus qu’humiliante du Premier ministre Jean Henry Céant. Encore un moment peu glorieux pour le Parlement et les politiciens haïtiens. Alors que le pays continue de s’enfoncer dans la crise avec les élections annoncées pour cette année sans qu’aucun budget pour l’exercice 2018/2019 n’ait été voté pour l’heure. Même un prêt de 229 Millions de dollars que le Fonds Monétaire International (FMI) avait accordé à Haïti a été suspendu jusqu’à la ratification d’un nouveau Premier ministre et la formation d’un nouveau gouvernement. Pendant ce temps, l’opposition essaie de prendre sa revanche pour laver l’affront fait au Notaire du haut Bourdon. Elle comptait sur la date du 29 mars 2019 marquant le 32e anniversaire de la Constitution post-Duvalier de 1987 pour lancer la contre-attaque. Mais la grande mobilisation anti-Jovenel et le deuxième acte de l’opération « pays lock » (pays fermé) ont fait un flop, malgré quelques manifestations observées à travers le pays et la capitale en particulier le vendredi 29 mars. Une situation laissant croire que la crise politique et institutionnelle dans ce pays ne fait que commencer.