Des sans-culottes aux opprimés de partout

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Un «sans-dents ». Un de ces « sous-humains » qui n’ont droit à aucun respect de la part de ceux/celles qui les gouvernent parce qu’ils sont sans-travail, sans-le-sou, sans-logis, sans avenir.

«Les bourgeois c’est comme les cochons
Plus ça devient vieux plus ça devient bête
Les bourgeois c’est comme les cochons
Plus ça devient vieux plus ça devient ‘con’
»
Jean Cortinovis /Jacques Brel / La Tulipe

Ah ! les bourgeois ! Ce qu’ils ont le cuir dur et le cœur sec ! Je paraphraserais volontiers Cortinovis, le compositeur, et Brel, l’auteur de Les Bourgeois, en disant : les bourgeois c’est comme tous les possédants bouffis d’argent, plus ça devient riche, plus ça devient de sales égoïstes / les bourgeois c’est comme tous les possédants bouffis de préjugés, plus ça leur sort par les narines, plus ils deviennent mesquins et cruels, plus ça devient ‘con’. Leur pratique commune c’est de peser et de sucer, oui, le pezesouse est l’univers dans lequel ils se plaisent par excellence. On leur passera la camisole de force à défaut de ne plus pouvoir les guillotiner marie-antoinettement. Mais, ne nous laissons pas succomber à la tentation, et délivrons-nous du mal échafaudant .

Ils sont riches, ils sont beaux, ils ont les manières, les bonnes bien sûr, ils ont tous les atouts en main, ils sont plus près de Dieu ou des dieux que le commun des mortels, au point qu’ils n’ont même pas besoin de prier, ils ont leur pain au four, leur morue sur le gril ; ils sont puissants, yo gen pouvwa, yo gen lajan, madanm yo gen gwo magazen, dirait Manno Charlemagne. N’allez surtout pas leur parler d’humanisme, de charité humaine, de tendre la main aux plus faibles, aux démunis, ils vous fendront en miettes et morceaux.

Les sans-culottes ne portaient pas la culotte, ce pantalon court s’arrêtant sous le genou et les bas de soie, symbole de l’ancien régime, de la noblesse ou de la bourgeoisie.

De la noblesse médiévale à «l’impérialisme, stade suprême du capitalisme», en passant par le colonialisme esclavagiste et abject, les détenteurs du pouvoir, du savoir et de l’avoir ont toujours manifesté du mépris pour les paysans, les ouvriers, les artisans, les petits gagne-pain, les petites gens, les petites bourses, les chômeurs, les pauvres vivant au rythme d’un infernal tonbeleve sans fin, les mendiants, bref, toute cette cour des miracles d’humains accusés d’être sur le dos du bœuf, alors que c’est le bœuf qui est sur leur dos.

On ne remontera pas jusqu’au petit peuple romain auquel le pouvoir impérial, le pouvoir des consuls n’accordait que du pain et des jeux, panes et circenses. Aux yeux des grands potentats de Rome, la plèbe n’avait besoin de rien d’autre. Hélas ! Mais, faisons un saut à travers le temps pour faire connaissance avec les sans-culottes, nom donné par mépris aux manifestants populaires, révolutionnaires issus du petit peuple de la ville et défenseurs d’une République égalitaire, acteurs principaux de la période révolutionnaire en France, entre 1792 et 1794.

Les sans-culottes ne portaient pas la culotte, ce pantalon court s’arrêtant sous le genou et les bas de soie, symbole de l’ancien régime, de la noblesse ou de la bourgeoisie. Ils portaient un pantalon long, ou une jupe, à rayures bleues et blanches tombant sur les chevilles. Ils étaient vêtus d’un gilet ou d’une veste courte, appelée carmagnole, faits en étoffe commune. Sur la tête, ils arboraient un bonnet rouge avec la cocarde tricolore, en souvenir du bonnet phrygien porté par les esclaves affranchis. De plus, ils étaient chaussés de sabots, parfois remplis de paille, marquant ainsi leur appartenance au peuple travailleur.

Ils réclamaient ce que «les damnés de la terre», les opprimés ont toujours réclamé et continuent de réclamer : l’égalité politique;  la fin de la vie chère créant de grands problèmes pour leur approvisionnement quotidien ; le droit à la subsistance, à l’instruction ; la taxation des prix ; des mesures contre les commerçants-accapareurs qui stockent leurs marchandises sans les mettre en vente, afin de les raréfier et de provoquer une hausse des prix, alors que sévissait la disette au printemps de 1793 ; un prix maximum sur les denrées de première nécessité ; la redistribution des fortunes en faveur des défavorisés ou au moins un impôt forcé sur les riches. Ne sont-ce pas là, jusqu’à présent les revendications des masses haïtiennes, colombiennes, burkinabè et autres?

On sait le sort fait à Dessalines pour avoir osé demander: « Et les pauvres nègres dont les pères sont en Afrique, ils n’auront donc rien ! » Les anciens libres complotèrent contre le père de la patrie. Au Pont-Rouge, ce fut la honte, le crime, le sang, la déchéance de la dignité nationale. Depuis, une conspiration permanente entretenue par les possédants, les détenteurs du pouvoir et de l’argent, s’est arrangée pour maintenir les va-nu-pieds de Vertières et leurs descendants dans une sorte de ghetto à ciel ouvert, dans le « pays en dehors ».

Ces moun andeyò, gens tenus en dehors du circuit de la minorité exploiteuse, se sont éreintés à la tâche pour que la nation paye l’abominable et ignominieuse dette de l’indépendance. Parce que moun nan mòn, il leur a été refusé le pain de l’instruction, l’accès à une justice équitable, le droit à la parole, le droit à pratiquer leur religion, le droit à se défendre contre les choukèt lawouze, les chefs de section, les arpenteurs, les militaires, les juges, les collecteurs d’impôts, les commissaires de gouvernement, tous unis dans le même élan de garder à leur place les « gros orteils », les « petites oreilles », les santifò, les nèg mòn.

« Les “faucons migrateurs” qui exploitent les usines d’assemblage à Port-au-Prince et à Ouanaminthe ont millionuplé leurs « capitaux » en détruisant la classe paysanne non-scolarisée. » (Robert Lodimus)

Les sans-culottes, bénéficiant de la conjoncture révolutionnaire, étaient partisans de la lutte contre les prêtres catholiques réfractaires qui refusaient le serment de fidélité à la Révolution et poussaient même leurs fidèles à désobéir, voire à prendre les armes contre la Révolution. Chez nous, des conditions adverses avaient facilité une chasse sans merci à la paysannerie et au petit peuple des villes, forcés quasiment d’abjurer leur croyance vaudou à travers une campagne systématique dite des rejete que faisaient respecter les forces dites de l’ordre.

On faisait croire aux vodouisants que : se pa pè yo ki di, se pawòl Jezikri, tout moun dwe rekonèt, amèn, ensiswatil. Ce fut alors l’extension du mépris social au champ religieux pour que ne montât plus vers les dieux tutélaires le rythme lancinant du tambour assotor, pour qu’une religion dite la seule et la vraie triomphât sur une autre religion dite associée à l’ignorance, à la sorcellerie, à des forces maléfiques, au diable, à la barbarie, à la dégradation de l’être, et pour que fussent détruits des objets de culte, sacrés pour les pratiquants du vaudou.

Les élites du pouvoir, du savoir et de l’avoir, les riches, continuèrent sans désemparer leur politique de mépris et de rejet de la majorité de la nation. Pendant un peu moins de deux cents ans, elles hissèrent sur la chaise bourrée leurs présidents. Vint le 16 décembre 1990 qui effraya les nantis et qui s’ouvrit sur une succession de mésaventures politiques, de Premier ministre parachuté, de président dyòlbòkyè, de déstabilisation du pays occupé depuis 1994, et finalement d’un président-musicien dévergondé sorti des manches scélérates des Clinton. Les ficelles secrètes de la bourgeoisie et d’une propagande savamment orchestrée aidant, on hissa éventuellement au haut du mât présidentiel un drapeau inconnu du pays, à vrai dire un « fils de paysan » qui consentit à se faire le ti toutou, le ti sousou de l’oligarchie au pouvoir depuis le parricide du 17 octobre 1806.

L’effervescence des masses populaires face à la corruption, au désordre généralisé donna lieu à des manifestations et des revendications vite réprimées, créant ainsi des espaces de non-droit qu’il fallait tenir en respect. Les sòyèt, les fils et filles des sòyèt furent vite étiquetés chimè, kokorat qu’il fallait réprimer avec la dernière rigueur. Parce que faisant partie de la cohorte des sans-abri, des sans-travail, des sans-ressources, des sans-avenir, des sans-anyen, ils sont devenus des sanmanman, violents aux yeux des nantis, des riches, des détenteurs de tous les pouvoirs, affolés par la perte potentielle de leurs extravagants privilèges plus que bicentenaires.

Et c’est presque partout que les marginalisés, les opprimés, les pauvres n’ont droit à aucun respect de la part de ceux/celles qui les gouvernent. On a encore en mémoire cette insolence de l’ancien président français, François Hollande (un « socialiste ») qui raillait les pauvres en les traitant de «sans-dents».  On l’a su, en réalité, grâce à une indiscrétion de son ex-compagne Valérie Trierweiler. On ne peut s’empêcher de penser que ce qui conduit les nantis, les riches, les plus riches à se tenir à distance des pauvres est un sentiment de répulsion physique. Li pa lòt bagay. Ainsi, ils peuvent avoir le culot de justifier leur prétendue supériorité sociale. Franchement, où sommes-nous gardes avec les riches ?

Selon un groupe de chercheurs qui se sont penchés sur cette révoltante répulsionnalité : « […] les plus riches cultivent la distanciation (‘‘l’entre-soi’’) et pratiquent l’auto-ségrégation (‘‘l’exclusivisme ’’). Vivre dans un quartier ‘‘protégé’’ (niveau social élevé, espaces sécurisés, prix prohibitifs des terrains et des habitations), induit pour eux une recherche de prestige, une stratégie de reproduction sociale, mais aussi une volonté de se mettre à distance des pauvres et de s’affranchir de toutes les nuisances supposées d’une mixité sociale. »

Dès lors, on comprend pourquoi, à Paris, cette gente turlututute, cette turlututerie, d’affreux, littéralement parlant, enfin, littéralement écrivant, se mobilise contre la présence des sans-abris, des mendiants, des sans-le-sou, des sans-senk-kòb, des sans-dents, des sous-humains, quoi, et contre les projets d’implantation de logements sociaux à proximité de chez eux. Ni puces, ni punaises, ni ravèt, ni kokorat, ni porteurs de germes pathogènes, ni santifò trop près de leurs luxueuses demeures et propriétés. À bon entendeur, à bonne entendeuse, kanpe lwen!

Lors de mobilisation des masses, des pauvres, ces derniers sont porteurs de menaces aux yeux des nantis, des gros zouzoun, des bourgeois, des repus de la richesse.

On comprend donc aussi cette furie répulsionnelle du président inculpé Jovenel et de son épouse Titine non seulement à déguerpir des petites gens qui avaient eu « l’indécence » et l’imprudence de venir habiter trop près de leur résidence dans les hauteurs huppées de Pèlerin 5, mais encore à bulldozer tout ce qui pouvait ressembler à leurs maisons construites à la sueur de leurs fronts. Vive le pouvoir !

Lors de mobilisation des masses, des pauvres, ces derniers sont porteurs de menaces aux yeux des nantis, des gros zouzoun, des bourgeois, des repus de la richesse. On l’a bien noté lors des mobilisations populaires du 17 octobre de l’année dernière, manifs voisines d’insurrections populaires, parce que les sans-le-sou, les sans-avenir exprimaient leur ras-le-bol contre la faim et l’opulence des voleurs de PetroCaribe, oui, on s’en est bien rendu compte, lorsque les tenants du pouvoir, bras politiques de l’oligarchie, ont vite attribué les justes revendications des manifestants à leur penchant naturel (sic) à la violence, à l’anarchie, aux désordres planifiés (resic) et payés par des fous furieux de l’opposition.

Ce n’est pas du pétard ce que les riches, les plus riches, les honteusement trop riches (quoiqu’outrageusement chich) cultivent une haute idée de leur supériorité. Il semblerait que ce serait à cause de leurs qualités innées (sic) et de leurs dons naturels (resic). Au cas où vous   n’auriez pas compris leur latin, permettez que je fasse mon angran d’interprète: les pauvres sont naturellement paresseux et, assurément, pas du tout portés à travailler, voire travailler fort. Ou tande frekansite !

Allo, les madan sara ! Allo nos paysannes dévalant les pentes de Kenscoff, depuis les petites heures du matin, vers les marchés de Pétion-ville, pour gagner quelques gourdes et pouvoir envoyer leurs progénitures à l’école. Allo les travailleurs et travailleuses des usines de sous-traitance à dix sous l’heure des Clifford Apaid, Charles Baker et autres kwelekwekwe du parc industriel dominicain de CODEVI ! Allo les prolétaires qui s’échinent à la chaine dans les usines de Renault, Citroën, PSA Automobiles, dans les soutes à charbon des États-Unis, dans les mines d’argent du Cerro Rico, où des milliers de Boliviens travaillent et meurent pour un salaire de misère, dans les mines d’uranium du Niger ou de l’Afrique du Sud !

Récemment, dans nos colonnes (si je ne me trompe), un collaborateur faisait allusion à la notion de méritocratie. Alors oui, les riches, les gros bourgeois aux gros ventres et aux gros magots bancaires, les méritocrates ont bien droit à leurs privilèges. Malgré eux, ils sont « victimes » de leur exceptionnalité, se Bondye k ba yo l. Les pauvres, les sous-hommes (les sous-femmes, aussi) n’ont qu’à s’en prendre à leur infériorité (naturelle, j’ai failli oublier, eskize m). Et quand, à la perception méprisante, déshumanisante, humiliante – carrément une affaire de classe – s’ajoute un élément racial, alors là, les riches sont au plus haut, au plus « beau » (excusez mes beaux adjectifs) de leur inhumanité.

L’affaire, c’est que les riches, les bourgeois, à part de rarissimes exceptions, n’ont aucune conscience sociale, aucune conscience de la nécessité, sinon d’un sens naturel, normal d’humanité de la part des mieux nantis vis-à-vis des opprimés, des exploités, des démunis du sort. J’exploite, donc je suis, et cela me suffit. Jamais formule ne fut aussi cartésienne et tulipante à la fois.

Décidément, les riches en font trop. Ils sèment le vent du mépris, ils finiront bien par récolter la tempête d’une colère populaire qui les emportera. Ils l’auront bien méritée.

1er avril 2019

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