Devons-nous redouter un retour en force des duvaliéristes sur la scène politique nationale? (3)

(Entrevue de Me Théodore Achille à Robert Lodimus, septembre 1997)

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1985
Le dictateur François Duvalier fusillant quelqu’un sous les yeux de certains militaires, de Gracia Jacques et de son fils Jean-Claude à Fort-Dimanche

(3ème partie) 

Vendredi 29 mars 2019. Le peuple haïtien commémorait les 32 années de la constitution de 1987. Ce document voté presque à l’unanimité, –  hormis les duvaliéristes, bien entendu –, devait permettre à la République d’Haïti de s’ouvrir à une nouvelle ère politique, qui serait celle de la démocratie, dans le sens périclésien. Les citoyennes et les citoyens portaient des vêtements blancs le jour où ils étaient appelés à se prononcer par referendum sur  le projet de Loi suprême  élaboré sous la direction d’Henri Namphy et du docteur Louis Roy. Mais au lieu d’être la catalyseuse de ce bien-être individuel et collectif tant espéré, la constitution de 1987 s’est plutôt révélé une véritable source de malheurs pour les Haïtiens de l’intérieur et de l’extérieur. Malgré l’article 291, les duvaliéristes n’ont jamais abandonné les avenues du pouvoir politique. Le 7 février 1986, il y a eu une passation de pouvoir entre des petits copains d’une même et grande association de malfaiteurs, de criminels, de gangsters, de dilapidateurs, de voleurs, de corrupteurs…

Nous avons entendu cette semaine des constitutionnalistes, comme Mirlande Manigat, qui tentent toujours de faire admettre que la constitution est « bonne », et que ce sont les politiciens qui la corrompent. Ce sont, à notre humble avis, des considérations simplistes. Cela reviendrait à dire que le diable nous a ouvert les portes du paradis de saint Pierre. Totalement absurde. Le but premier de cette Loi mère était d’empêcher scientifiquement la dislocation du système politique sur lequel est greffée l’idéologie duvaliérienne. En Chine, dès l’installation du maoïsme, on a effectivement assisté à une rupture sociale, politique et économique entre l’ancien et le nouveau. Mao a entrepris un vaste mouvement d’épuration au niveau de toutes les sphères sociétales. En Russie, à Cuba, c’est le même constat. En Haïti, il n’y a pas eu de la part des opposants antiduvaliéristes cette vision de rompre définitivement avec le passé et d’instaurer un ordre constitutionnel nouveau pour réorienter la société haïtienne sur le plan politique, économique, social et culturel. La population s’est contentée de couper la tête de quelques « macoutes » insignifiants. Mais rien de plus. Les moyens de production demeurent entre les mains de l’oligarchie traditionnelle. Les forces armées antinationales ont fait la pluie et le beau temps jusqu’à ce que les États-Unis, le Canada, la France aient décidé de les remplacer par une institution policière  tout aussi servile, qui regroupe des assassins, des trafiquants de drogue, des tueurs à gage, des malfrats qui s’associent aux bandes armées des quartiers bidonvillisés. Le duvaliérisme n’a jamais été interdit de fonctionnement en Haïti. En qualité de système politique, il n’a pas été remplacé par un autre. Comme dans les pays qui ont connu une forme quelconque de « révolution ».

Interdire au président de la république d’exercer deux mandats consécutifs de 5 ans, imposer à ses côtes la présence d’un Premier ministre, garantir la liberté de la presse – qui en principe, est un droit naturel et imprescriptible –, réclamer des écoles pour tous, revendiquer des logements décents pour les familles, etc., dites-nous où en est cette vison révolutionnaire? Par contre, cette constitution sectaire n’a-t-elle pas été appliquée sévèrement contre les compatriotes de la diaspora haïtienne? Ils ont perdu leurs droits de citoyenneté et leurs enfants sont considérés par l’État haïtien comme des étrangers à part entière. Quoiqu’ils fassent des efforts pour acquérir des connaissances intellectuelles et professionnelles pointues, ils n’auront jamais le privilège de servir le pays d’origine de leurs parents. C’est cela la « bonne constitution »? Alors que l’agronome Édouard Berrouet, après 7 février 1986, était l’un des plus proches conseillers de René Préval. La constitution du 29 mars 1987 est la « fossoyeuse » de la « démocratie » en Haïti. Pour ne pas dire la guillotineuse de l’espoir de l’éclosion d’une « Révolution » sur le sol national. Les individus qui ont accouché cette « absurdité » ne sont pas des philosophes et des théoriciens politiques. Il n’y avait pas de Condorcet parmi les constituants légers et inexpérimentés. Ceux-ci n’avaient aucune notion de sociologie développementaliste. Aucune vision de révolution sociétale. Cette « constitution » a été rédigée par instinct! Et non par la raison!  Il faut la révoquer. L’avènement d’un pouvoir politique révolutionnaire y pourvoira.

Nous vous présentons la troisième partie de notre entrevue avec Me Théodore Achille, ex-ministre d’État de Jean-Claude Duvalier.

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Robert Lodimus :

– Quelle est votre conception de la démocratie?

Théodore Achille :

– Je pense que parler de démocratie me paraît difficile. C’est un concept tellement galvaudé.

– Dans quel sens?

– Dans la mesure que c’est au nom de la démocratie que dans beaucoup de circonstances l’histoire n’est pas morale. Vous me comprenez!

– Non, je vous écoute…

– On trouverait des exemples multiples. Mais  vous me demandez quelle est ma conception de la démocratie? La démocratie est pour moi un concept partagé par certains gouvernants qui cherchent des conditions d’une égalité de vie pour les citoyens.

– Pour vous, cela signifie-t-il qu’il n’y a qu’une démocratie?

– Ah, non, pas du tout! La démocratie britannique n’est pas la démocratie américaine. La démocratie américaine n’est pas celle des Canadiens. Mais il y a quand même des points de repère, des points communs dans toutes les démocraties. Que l’on soit aux États-Unis,  au Canada, ou  en France, il y a de la part des gouvernants de ces pays un souci permanent d’arriver à l’égalité des conditions de vie.

– Est-ce que vous observez la même démarche en Haïti?

– Vous et moi, nous le savons, ceci ne s’observe pas dans notre pays. Il n’y a pas de démocratie sans aménagement réel de l’ordre constitutionnel de l’équilibre des pouvoirs. Vous l’admettrez. Vous avez vécu au Canada. L’aménagement réel et constitutionnel y existe, contrairement à chez nous. Quand on n’est pas d’accord avec un gouvernement, on ne cherche pas à le renverser, à comploter pour le renverser. On attend les élections pour sanctionner une politique avec laquelle on n’a pas été d’accord. Les partis politiques ont un espace où ils peuvent venir indiquer leur désaccord avec le régime gouvernemental. Dans la mesure où dans un pays comme le nôtre, c’est le gouvernement qui remplit à la fois l’espace de l’opposition et l’espace de la non-opposition, je ne pense pas que l’on puisse parler de système démocratique. La démocratie ne saurait exister  sans une politique de modernisation. Je ne parle pas d’un saut dans la modernité, comme disent certains. Haïti, selon moi, a-t-elle jamais eu la capacité de faire le saut dans la modernité? Nous n’avons jamais eu une agriculture mécanisée. Nous n’avons jamais atteint un seuil de développement industriel convenable. Nous n’avons jamais mené des recherches fondamentales dans des champs d’activités technologiques. Donc nous pouvons bénéficier de la modernisation. Mais nous n’avons jamais été dans la modernité. Et nous n’y serons pas encore du tout, pour moi. Mais ce que je veux dire, il n’y a pas de démocratie dans les pays en émergence sans une tentative de la part des gouvernants d’avoir une politique de modernisation par l’introduction des rôles socioindustriels dans une société traditionnelle.

– Certains historiens décrivent François Duvalier comme un assoiffé de pouvoir politique, un mégalomane à l’instar de Mussolini, d’Hitler, de Franco, etc. Nous pouvons vous référer au célèbre ouvrage de Bernard Diederich et Al Burt que vous avez lu, probablement, Papa Doc et les tontons macoutes. Quels souvenirs vous gardez vous-même de François Duvalier?

– Bon, je ne suis pas ici en face de vous pour faire l’apologie du duvaliérisme.

– Mais pour nous en parler. Nous en parler, ce n’est pas nécessairement en faire l’apologie.

– Bernard Diederich n’a pas écrit un livre d’analyse politique sur le gouvernement de François Duvalier. Cela m’a l’air d’une œuvre commandée.

– Commandée par qui? Et pour quelles raisons?

– Commandée pour les besoins de dénigrer à un certain moment le gouvernement de François Duvalier. Il ne faut pas l’oublier, Bernard Diederich a vécu pendant quelque temps en Haïti. Il a même épousé une haïtienne. Il se mêlait de manière assez pertinente de la politique de François Duvalier. Vous connaissez le réflexe de Duvalier. Ce dernier va porter Sacha Ditri à laisser le pays.

– Il va l’expulser…

– Oui, l’expulser. Mais cette époque, ne l’oubliez pas, c’est celle où le président Kennedy veut à tout prix renverser le régime. Il y a une ambiance internationale, disons en  Amérique, qui tend à montrer Duvalier sur son côté  le plus néfaste.

– Avez-vous lu ce livre?

– Bien sûr, je l’ai lu comme tout le monde.

– Qu’est-ce que vous y avez relevé d’inexact?

– Au moment où je vous parle, je ne peux pas signaler des inexactitudes relevées dans le livre. Seulement, je vous le répète, ce n’est pas un livre d’analyse politique.

– Un ouvrage de témoignage, l’est-il au moins?

– Encore là, je ne sais pas. Diederich est d’abord un journaliste. Et vous connaissez le choix sélectif des journalistes  quand ils présentent les faits. Je ne suis pas là pour discuter sur le livre de Bernard Diederich. Vous avez tendance à élever le débat avec moi pour que l’on comprenne mieux les choses.

– Alors, je reprends ma question. Quels souvenirs gardez-vous de François Duvalier?

– Lorsque François Duvalier est arrivé au pouvoir, j’étais un bambin avec des culottes courtes. La seule expérience politique que j’ai vécue vraiment, c’est le duvaliérisme dans les deux versions.

Si vous deviez nous présenter Papa doc, vous le feriez comment?

– À titre d’homme politique?

– Homme politique, écrivain, tout ce que vous voulez…

– En tant qu’homme politique, avec le recul du temps, je constate que François Duvalier connaissait l’influence des facteurs externes sur l’ordre politique interne. Et quant à sa position personnelle…

– Expliquez pour nous avant de continuer.

– Le système politique haïtien vivait dans un double environnement. Un environnement intrasociétal…

– Et un environnement extrasociétal…

– Oui, extrasociétal… Donc, Duvalier n’est pas un type qui dirigeait en tenant compte tout simplement de l’interne.

– Mais aucun dirigeant ne le fait…

– Ah, non! Il y a des dirigeants qui, peut-être, ne sentent pas toujours le poids de l’environnement extrasociétal. Regardez ce qui était arrivé, à titre d’exemple, à certains gouvernements éphémères après Jean-Claude Duvalier.

– Vous dites que les dirigeants haïtiens, à l’instar de François Duvalier, ne tiennent pas vraiment compte de l’environnement extra sociétal. Comment expliquez-vous une telle affirmation?

– Si vous voulez, nous aborderons cette question un peu plus loin. Mais j’ai voulu répondre de manière spécifique à celle que vous m’avez posée. Comment je vois François Duvalier avec le recul du temps? François Duvalier est un politique expérimenté qui connaissait l’influence des facteurs internes et externes dans leurs interactions. C’est un homme qui, au moment où lui, il exerçait le pouvoir, n’avait pas une position avantageuse au plan international, particulièrement au niveau de l’Administration américaine, avec un président comme Kennedy qui a tout fait pour le renverser.

– Il ne recevait vraiment aucune aide internationale?

– À un certain moment, on a eu à couper l’aide financière à son gouvernement. Mais cela, c’est autre chose. Duvalier tenait compte de tous ces paramètres. Face à ces interactions de l’interne et de l’externe, il a pensé qu’il fallait mettre en place un système politique et en maintenir la pérennisation, en s’appuyant sur la classe moyenne et les masses.

– En ce sens, la mort prématurée de Kennedy lui a rendu service.

– Je ne sais pas comment répondre à cette question…

– Si Kennedy n’avait pas rencontré la mort à Dallas, peut-être qu’il ne serait pas resté tout ce temps au pouvoir. Qu’en dites-vous?

– Duvalier avait l’art de rendre possible ce qui était impossible en politique. Je ne peux pas présumer de ce qui aurait été fait, si ceci avait été fait. L’essentiel, c’est que nous sommes, vous et moi, en train d’observer un fait social.

– Seriez-vous prêt M. Achille à admettre a cette entrevue que François Duvalier a dirigé Haïti de manière cynique et brutale?

– Je dirais que Duvalier a dirigé Haïti en ayant recours dans bien des cas à la violence politique. Voilà pourquoi, moi personnellement, j’estime que tous les intellectuels duvaliéristes qui ont participé au gouvernement de François Duvalier devraient mettre de la clarté dans la réalité sociopolitique de leur époque.

– La violence politique englobe exactement quoi pour vous?

– Vous me demandez toujours de donner des exemples. Vous me prenez sur le vif, mais je vais essayer de vous donner un exemple de violence politique. Duvalier n’avait pas le respect du jeu constitutionnel.

– Du jeu démocratique?

– J’ai dit du jeu constitutionnel et j’insiste. Vous allez comprendre pourquoi. Quand Duvalier prend le pouvoir en 1957, il était élu pour 6 ans. L’alternance présidentielle devait se réaliser au terme de son mandat. Avant même, que fait Duvalier?

– Il se proclame président à vie.

– Non pas avant. Il se proclame d’abord président pour un terme plus long et ensuite, président à vie de la république. Remarquez que Duvalier n’est  pas le premier à le faire dans l’histoire. Dans le monde moderne, c’était une décision assez particulière. Il y a là ce que j’appellerais une sorte de violence particulière de la part de François Duvalier. Pour être plus proche des droits de la personne, en plusieurs occasions, Duvalier a enlevé la nationalité haïtienne à ses adversaires politiques.

– Il les a fait également emprisonner.

– Certainement.

– Certains sont morts aussi en prison.

– Cela a existé dans tous les temps, sous tous les gouvernements haïtiens, d’hier, d’aujourd’hui, et existera demain. Ce que je pense qu’il faut faire, et je crois que c’est de la responsabilité des intellectuels qui ont collaboré avec François Duvalier. Puisque l’on parle des intellectuels…

– Vous parlez des Clovis Désinor, Serge Beaulieu, etc.

– Je n’ai pas tendance à faire de l’unanimisme.

– De l’individualisme…

– De l’individualisme. C’est ce que je veux dire. Il y a un éclairage qu’il faut jeter sur le duvaliérisme qui a été honni par plus d’un. Et je dis que le moment est venu pour les acteurs eux-mêmes d’ouvrir un grand débat sur le duvaliérisme.

– D’en faire un bilan.

– Oui, un bilan : en faisant intervenir partisans et opposants. Il y a eu des intellectuels proéminents qui ont servi François Duvalier. Face aux interprétations, parfois superficielles, parfois tronquées de leurs adversaires….

– Parfois vraies aussi…

– Bon, parfois vraies, de leurs adversaires, les intellectuels du duvaliérisme se doivent de recourir aux constructions théoriques qui sont les guides révélateurs de l’essentiel, ce qui ne peut varier, sans que l’objet même ne disparaisse, comme le disait Merleau Ponti. Donc, c’est l’idée que je lance… Pour le grand bilan que vous dites, il faut faire un grand débat, en invitant les uns et les autres, partisans et adversaires. Faute de ne le faire, les duvaliéristes seront pour longtemps encore l’objet de dénigrement systématique.

– Est-ce facile pour eux de le faire, surtout lorsqu’ils ont été accusés d’avoir assassiné  plus de 35 000 personnes?

– Soyons sérieux!  Soyons sérieux!

– 35 000 cadavres, officiellement!

– Ce je que je propose, c’est un éclairage sur le duvaliérisme. Proposons un débat qui puisse permettre de lever le voile à la fois sur ce que l’on peut appeler les laideurs du duvaliérisme…

– C’est-à-dire, les crimes, les exactions, les assassinats politiques…

– Mettez tout ce que vous voulez!

– Les crimes de droit commun…

– Mettez tout ce que vous voulez là-dedans… J’ai dit les laideurs. Comme on pourrait parler des laideurs de tel autre gouvernement d’hier ou de tel gouvernement d’aujourd’hui, ou de tel autre gouvernement de demain. Le bilan doit mettre d’un côté, ce que j’appelle les laideurs du duvaliérisme, et de l’autre, faire émerger le dynamisme proprement humain du duvaliérisme.

– Comme cela a été observé en Afrique du Sud.

– Les modèles sont là. Ce débat devient nécessaire. Comme il sera nécessaire de faire un débat sur le gouvernement vaguement appelé Lavalas.

– En matière politique, quels sont les critères qui révèlent les caractéristiques d’un système gouvernemental? Là, je m’adresse à l’expert.

– Non, je ne suis pas un expert, mais un observateur éloigné de ce qui se fait dans mon pays et autour de moi dans le monde.

– Vous êtes quand même initié dans le domaine.

– Dans la mesure où ma réflexion peut avoir du sens. La dictature, le totalitarisme, comment cela s’exerce-t-il dans un pays? Généralement, qu’est-ce que l’on note dans ce type de gouvernement? On voit une  activité politique qui est monopolisé par un parti unique. On voit une dépendance totale vis-à-vis d’un leader charismatique, le plus souvent. On note une sorte d’étatisation de l’économie. Une terreur idéologique. Que dirais-je d’autre? Une abolition de la vie privée. Dans la mesure où  l’école, l’église, les syndicats, sont tous des organismes de l’État.

– Selon les explications que vous nous fournissez, François et Jean-Claude Duvalier ont-ils dirigé Haïti de manière dictatoriale. Ont-ils été des dictateurs?

– C’est dans la conclusion d’un vaste débat sur le duvaliérisme, avec l’apport des partisans et des opposants que l’on arrivera à cette conclusion. Le dire, rien que pour le dire, est une mauvaise attitude réflexive.

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Théodore Achille ancien ministre d’Etat du gouvernement de Jean-Claude Duvalier. Il dirigeait trois ministères : Éducation nationale, Affaires Sociales et Travail et Justice.

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Commentaires

En politique, il faut apprendre à juger les hommes par les résultats de leurs actes. La volonté n’est rien, si les pratiques politiques se révèlent d’une infinie tristesse. Dans son discours de prestation de serment par devant l’assemblée nationale, Duvalier déclare ceci : « Cette société n’est que la victoire de la démocratie et de l’ordre. La démocratie étant le régime politique, économique et social qui favorise le développement individuel, et l’ordre n’étant que le résultat existant entre les besoins individuels et les besoins sociaux. Mon gouvernement protègera scrupuleusement l’honneur et les droits civils qui font la joie de tous les peuples libres. Mon gouvernement garantira au peuple haïtien la liberté, et lui permettra en même temps de bénéficier de la protection nécessaire à son bien. »

Mais ce n’est pas du tout ce que nous enseigne l’histoire écrite ou orale du duvaliérisme françoisien ou jean-claudien. Elle nous parle plutôt de meurtre, d’assassinat, de répression, de torture, de bastonnade, d’exode… Les Haïtiens doivent-ils craindre un éventuel retour du duvaliérisme sur la scène politique nationale? Que reste-t-il de ce mouvement? Faut-il établir une nette différence entre l’époque de François et de Jean-Claude?

C’est Rivarol qui disait : « La populace de Paris et même de toutes les villes du royaume ont encore bien des crimes à faire avant d’égaler les sottises de la Cour. » Le politologue Pareto reconnaît en l’homme un penchant à justifier ultérieurement ses actes émotifs par des raisons logiques. Transposer dans ce contexte, il y a de fortes chances qu’en Haïti le duvaliérisme, et cela pour plusieurs décennies encore, s’apparente à une voix faible qui crie dans le désert. Car il sera toujours  difficile de blanchir le cramoisi…!

Lorsque M. Théodore Achille est arrivé sur la scène politique au début des années 1980 de manière nettement visible, nous étions déjà sur le point de déployer les voiles. Pour retracer le profil de l’homme, nous avons dû fouiller dans les archives afin de revisiter certains articles de l’époque qui ont parlé de lui en qualité de ministre de la Justice, de la Jeunesse et des Sports, et des Affaires sociales. Mais vraiment rien de substantiel à ce niveau. C’est que notre bibliothèque est partagée en deux. Comme notre vie. Une partie à l’étranger, une autre moitié qui nous a suivis ici. Dans l’édition d’Haïti Observateur  du 12 au 19 octobre 1984, nous sommes tombés sur une dépêche qui parle de remaniement de cabinet ministériel. L’article dit : « Encore une fois, Roger Lafontant s’est signalé comme étant le centre du pouvoir. Le dernier remaniement du cabinet ministériel porte son empreinte. Ne serait-ce que pour la mise à pied du ministre d’État qu’il considérait comme son ennemi et son rival dans la course au pouvoir. Le plus gros morceau pour Lafontant dans le cabinet est Théo Achille qui est congédié en tant que ministre d’État aux Affaires sociales. Il est remplacé par un simple ministre, Arnold Blain, qui était titulaire des Sports et de la Jeunesse. Plus loin, nous lisons : « On estime que Roger Lafontant, le véritable homme fort, et le vrai détenteur du pouvoir, finira par éliminer tous les autres ministres d’État pour demeurer le seul maître à bord. Pour certains observateurs, le départ de Théo Achille du cabinet a été singulièrement manipulé par Roger Lafontant qui voyait en lui une menace certaine. Il existait d’ailleurs entre ces deux ministres d’État une inimitié qu’on disait même viscérale. Voilà deux hommes faisant partie d’un même gouvernement et qui se haïssaient mortellement. »

Me Théodore Achille nous a lui-même donné sa propre version de l’histoire de ce limogeage. Un matin, dit-il, l’un des frères de Michèle Bennett est venu le trouver à son bureau au ministère des Affaires sociales. Il lui tend un billet portant la signature du président de la république dans lequel il lit ceci : « Ministre Achille, mon beau-frère a besoin d’un prête de 600 000 dollars pour investir dans de nouvelles affaires. Prière de faire le nécessaire. » Après l’avoir lu, Théodore Achille balance le bout de papier à la poubelle. Le concerné se raidit. Il était accompagné de quelques amis italiens. « Mais le président vous a dit de me donner cet argent! », s’exclame-t-il. Achille  répond sèchement : « Je regrette! Il m’a tout simplement demandé de faire le nécessaire. Et pour moi le nécessaire, c’est la poubelle! »

Jusqu’à présent, Théodore Achille est convaincu que c’est cet incident qui lui a coûté son portefeuille ministériel en octobre 1984, c’est-à-dire, quelques semaines plus tard.

Chez nous en Haïti, depuis les événements de 1804, les politiciens répètent machinalement, comme le premier jour où ils ont mémorisé l’alphabet français, il est temps que quelqu’un pense à défendre les droits du peuple. Le temps passe, le peuple est toujours là, accroupi dans son analphabétisme chronique, courbé sous le fardeau pesant de ses jours sans soleil et sans pain. Beaucoup de chefs d’État haïtiens ont livré les biens de la nation au pillage et à la gabegie administrative. Mais aucun d’entre eux n’a été aussi loin que les duvaliéristes. Et les lavalassiens également, d’une certaine façon. En 29 ans, les duvaliéristes ont remis aux Haïtiens un pays complètement délavé. Étouffé sous le poids de la famine, du chômage  et de la dette extérieure. Bernard Diederich et Al Burt rapporte dans Papa Doc et les tontons macoutes, que l’opposition, 7 mois seulement après l’élection de Duvalier, s’est réfugiée dans la clandestinité ou s’est exilée. Du balcon de la présidence, Jean-Claude Duvalier déclare à la foule des désœuvrés massés sur les trottoirs et dans les rues, « Pitit tig se tig (Le petit du tigre est aussi un tigre) ». Et les malheureux applaudissent chaudement pour ne pas essuyer la colère des miliciens dispersés dans la foule. 1980, Haïti, comme plusieurs pays de l’Amérique latine, est devenue un baril de poudre qui risque de s’enflammer à tout moment. Haïti, ruinée tour à tour par le françoisisme et le jean-claudisme, implore faiblement la délivrance politique, économique et sociale. Des bribes idéologiques flottent dans l’air comme des bulles de savon. Désormais, la lutte contre l’arbitraire et despotisme ose montrer son visage à découvert. Mais comme toujours, la violence fait rage dans les rues de la capitale et des villes de province. Le pouvoir jean-claudien panique. Pour ceux qui ont cheminé avec les événements sous le régime des Duvalier, les années 1978, 1979, 1980 restent et demeurent les plus belles années de la lutte politique pour implanter la « démocratie » en Haïti. Malheureusement, il faut tout aussi bien rappeler que c’est l’une des plus grandes époques des répressions macoutiques. Le mouvement du théâtre populaire, fortement encouragé par les médias progressistes, fait miroiter l’espérance de déboucher sur le respect des droits et des libertés fondamentales des citoyens. Une pluie de pièces théâtrales, avec des tendances avant-gardistes, s’abat sur le pays : Pèlen tèt de Franck Étienne, Debafre de feu Rodrigue Montfleury et d’Evans Paul dit Kplim, Ratyè lang de feu Fénelon Rodriguez, etc. Les gens se bousculent dans les guichets du Rex Théâtre, devant l’entrée principale de l’auditorium des frères de Saint-Louis de Gonzague pour aller recevoir dans un langage parfois baroque, argotique, chargé de métaphores  lourdes, leur message de motivation, de conscientisation et de réconfort. Le gouvernement de Jean-Claude Duvalier passe à l’action. Mai 1979. Trois départements ministériels instaurent une censure, écrivent-ils, pour toutes les représentations théâtrales ou cinématographiques jugées selon eux subversives ou attentatoires à la dignité des autorités haïtiennes, et susceptibles de « corrompre la jeunesse ou d’inciter le peuple à prendre la rue ». Trois ministres en portent la responsabilité de cette ineptie : Hubert Deronceray, Affaires sociales, Gérard Rouzier, Jeunesse et des Sports, Joseph C. Bernard, Éducation nationale. Plusieurs films sont arrachés à l’affiche. Parmi lesquels, celui d’Alain Delon et de Martin Burke, Le jeu de la puissance. Après 33 représentations, Pèlen tèt, la pièce célèbre de Franck Étienne, traduite du polonais, ainsi que Debafre se retrouvent sur le banc de la subversion. L’Agence France Presse (AFP) conclut de son côté : « L’établissement immédiat de cette censure qui tranche avec la politique libérale suivie jusqu’à présent en la matière par le chef de l’État haïtien est principalement dirigé, estime-t-on à Port-au-Prince à l’encontre des jeunes troupes théâtrales dont les pièces sont de plus en plus critiques vis-à-vis des réalités du pays. » Même le défunt Jean-Paul Sartre a élevé la voix contre cette mesure ostraciste du régime jean-claudien.

Mardi 14 mai 1979. 150 écrivains et intellectuels signent une pétition pour manifester leur désapprobation et exiger la levée de la censure. Ils écrivent : « Dans un pays torturé par la faim, rongé par la misère, nous revendiquons pour nos créateurs et dramaturges le droit d’apporter librement à tous leur part de rêve, d’espérance. Il faut que désormais, la parole soit libre. »

En 1982, cruellement est parvenue à la diaspora la triste nouvelle de la mort de Rodrigue Montfleury, co-auteur des pièces présentées par la troupe Konbit pitit kay (KPK), qu’il avait fondée avec Evans Paul, ancien maire de la capitale et ancien Premier ministre du premier gouvernement du Parti haïtien des Tèt kale (PHTK). Nous signalons, en passant, que la disparition de ce « Sanba » est une perte considérable pour le théâtre populaire de la république d’Haïti. Les causes de son décès sont assez mal connues. Peu avant les événements du 28 novembre 1980, il a pu échapper à la faveur de la nuit aux rafales de mitraillettes des tontons macoutes qui tentaient de l’enlever de force.

Gérard Dion et Louis O’Neill déclarent : « Les masses attendent des journalistes d’être mises au courant des problèmes majeurs qu’un pays doit affronter dans telle conjoncture donnée. À cause de cela, le devoir du journaliste est grave. S’il n’informe pas ou informe mal, s’il fait preuve de pusillanimité, ce type de manquement qui souvent se cache sous le nom de prudence, il nuit aux biens communs. Son rôle est de parler. Alors même que pour d’autres, la discrétion s’imposerait. En effet, parce que toute vérité n’est pas bonne à dire, on arrive facilement à taire des vérités importantes. D’ailleurs, l’histoire montre si trop parler nuit, il y a des silences qui coûtent cher, et dont la génération suivante doit subir les conséquences malheureuses. »

C’est en ce sens qu’il faut comprendre et interpréter notre démarche journalistique. Nous tenons à le souligner pour les esprits obscurs, limités et bornés, parce que justement n’ayant pas été coulés dans la moule de la tolérance sociale, de la rationalité intellectuelle et de la velléité révolutionnaire.

 

Robert Lodimus

(À suivre)       

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