Il y a 81 ans, le Front populaire en France

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Les partis de gauche s'unissent et manifestent contre les tentatives de l'extrême-droite d'établir en France un régime dictatorial pareil à celui de l'Italie fasciste.

Les forces conservatrices de droite n’ont jamais vu de bon œil quelque changement que ce soit en faveur des classes laborieuses, en faveur des classes marginalisées. La violence sous toutes ses formes a été leur instrument de prédilection pour faire échouer toute tentative de mettre un bémol à leur influence, à leurs privilèges, toute tentative de faire accéder les moins fortunés du sort à un niveau de vie décent, au plein épanouissement de l’être, à la pleine dignité humaine. Et quand des forces se réclamant de la Gauche leur prêtent parfois leur appui, c’est alors le désastre. La relative courte expérience du Front national, en France, dans les années 30, illustre le propos.

Le Front populaire fut une coalition des trois principaux partis de gauche, soit la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), le Parti radical-socialiste, le plus vieux parti politique français, et le Parti communiste (PCF). Ce dernier soutenait les deux premiers sans toutefois participer directement au gouvernement. Le Front gouverna la France de 1936 à 1938. Ce fut le premier gouvernement de la IIIè République dirigé par les socialistes. Il initia plusieurs réformes sociales importantes et constitue encore actuellement une des références incontournables de la mémoire et de l’histoire de la Gauche française, malgré ses défaillances et sa grande pusillanimité politique.

Amorce d’une réaction militante.

En réaction à la journée d’émeutes menée le 6 février 1934 par les ligues d’extrême-droite (l’Action française, monarchiste et anti-dreyfusarde; les Camelots du roi, branche militante de l’Action française; les Jeunesses patriotes et autres), les partis de gauche décident de s’unir contre «le danger fasciste» et les tentatives de l’extrême-droite d’établir en France un régime dictatorial pareil à celui de l’Italie  fasciste. Dès le 12 février 1934, un mouvement en faveur d’une unité d’action se dessine lors des manifestations de rue à Paris et en province. En fait, si socialistes et communistes sont authentiquement convaincus qu’ils viennent de connaître une tentative de coup d’État concerté en vue d’établir un régime autoritaire, ils réagissent d’abord en ordre dispersé.

Le PCF et la SFIO se détestent. Le premier considère même que le combat doit s’étendre au second, coupable de contribuer à faire avorter la Révolution en prônant des politiques réformistes.

Pour sa part, la SFIO se méfie d’un Parti communiste qui, sous couvert de proposer un front unique, chercherait en réalité à attirer vers lui les militants socialistes en les éloignant de leurs dirigeants.

Par ailleurs les socialistes, alliés traditionnels des radicaux, sont en froid avec ces derniers pour des différends électoraux parlementaires passés. Pourtant, les émeutes du 6 février déclencheront une dynamique qui l’emportera peu à peu sur les querelles d’appareil. Au lendemain de cette journée, plusieurs comités antifascistes se forment, comprenant des socialistes, des radicaux et des représentants de divers groupes de gauche, mais jamais de communistes.

Le 9 février, le PCF et la  CGTU, une minorité de la  Confédération Générale du Travail (CGT) affiliée à l’Internationale syndicale rouge, organisent un grand rassemblement Place de la République, contre le fascisme et les ambiguïtés du gouvernement. De son côté, la SFIO préfère relayer par une manifestation l’appel de la Centrale Générale des Travailleurs (CGT) à la grève générale pour le 12 février. Le PCF décide de se joindre à la manifestation, espérant toujours attirer à lui les militants socialistes en plaçant des orateurs tout le long du cortège.

C’est pourtant l’inverse qui se produit : les militants communistes se joignent au cortège socialiste, abandonnant estrades et orateurs communistes, et c’est aux cris de «Unité! Unité!» que les militants des deux partis défilent de concert. Ce sont donc les militants ordinaires, contre la volonté des états-majors hormis Jacques Doriot (communiste passé plus tard au fascisme), qui font du 12 février 1934 une manifestation unitaire, et préparent ainsi les esprits à l’idée du Rassemblement populaire. Pourtant, le 26 juin 1934 à Ivry, Maurice Thorez, secrétaire du PCF opère un virage à 180° en appelant à l’unité d’action avec les socialistes.

Indépendamment des raisons internes et externes du revirement, le PCF ouvre ainsi la voie à la formation d’un «Front populaire» (l’expression est attribuée à Eugen Fried, représentant de l’Internationale communiste en France), avec comme première étape la signature entre les deux partis marxistes d’un pacte d’unité d’action le 27 juillet 1934, où ils s’engagent à joindre leurs forces dans la lutte contre le fascisme et le gouvernement d’Union nationale de Gaston Doumergue.

Le Front populaire gagne les élections en mai 1936 et le socialiste Léon Blum, leader de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO, le parti socialiste) devient président du Conseil en juin 1936. C’est la première fois dans l’histoire de la France qu’un socialiste dirige le gouvernement. Les communistes, à la fois pour ne pas effrayer les classes moyennes et pour préserver leur liberté de mouvement, refusent de participer au gouvernement, mais le soutiennent à la Chambre: c’est «le soutien sans participation».

Entre-temps, le comité exécutif du Parti radical, «emporté par la mystique unitaire antifasciste», s’éloigne de la droite et décide le 3 juillet de participer à la grande manifestation unitaire prévue pour le 14 juillet. Le choix de la date, à la fois fête révolutionnaire et fête nationale, et du lieu (la manifestation suit le même parcours que celle du 12 février 1934) est significatif. Surtout, pour la première fois, militants et chefs radicaux (notamment Edouard Daladier, chef du Parti radical), socialistes et communistes défilent de concert aux côtés d’autres petits partis, syndicats et associations (CGT, CGTU, CVIA, Ligue des droits de l’Homme…), dans une manifestation de près de 500 000 personnes et «dans l’euphorie d’une unité retrouvée de la gauche»

Les réformes du Front populaire

Pour la première fois, le gouvernement comporte un ministre des Loisirs, Léo Lagrange, ce qui fait scandale dans les rangs de la droite, qui dénonce l’hédonisme de la classe ouvrière. Léo Lagrange favorise la pratique du sport, crée des équipements publics, des auberges de jeunesse, met en place des billets de train à tarif réduit pour les bénéficiaires des congés payés. Quatre femmes (qui n’ont pourtant pas encore le droit de vote!) entrent au gouvernement.

La Banque de France est réformée; certaines entreprises (notamment les industries d’armement ou de transport, avec la création de la SNCF) sont nationalisées. Léon Blum dit vouloir réduire le pouvoir des «deux cents familles» regroupant les dynasties de gros industriels et de banquiers. Des mesures sont prises pour assurer des revenus plus stables aux paysans touchés par la crise; la scolarité est rendue obligatoire jusqu’à l’âge de14 ans. L’ensemble de ces mesures, novatrices pour la plupart, a contribué à faire du Front populaire une expérience mythique, productrice d’avancées sociales historiques.

La militance de la classe ouvrière fut sans relâche. Le 24 mai, au Père-Lachaise, des centaines de milliers de travailleurs manifestent pour commémorer la Commune. La classe ouvrière se sent forte : un formidable mouvement d’une ampleur inconnue commence. Le 28 mai, les 33 000 ouvriers de chez Renault partent en grève, occupent l’usine, hissent le drapeau rouge. Dans les heures qui suivent, la grève fait tâche d’huile dans toute la métallurgie parisienne : Fiat, Chausson, Talbot, Citroën, Gnome et Rhône…Le 2 juin, plus de 100 000 métallos parisiens sont en grève, le mouvement se développe en province. De nouvelles corporations entrent dans l’action : travailleurs de l’Exposition universelle, mineurs, ouvriers boulangers, chauffeurs de taxi..

Les dirigeants de la C.G.T. réformistes et staliniens sont submergés par la grève générale, mais l’appareil n’est pas ébranlé. La grève par son ampleur et son contenu soulève les questions politiques du gouvernement, du pouvoir, de qui est le maître, dans le pays, dans les entreprises, sans pourtant leur donner une claire réponse et encore moins les résoudre. La digue des appareils syndicaux submergée par la vague sert néanmoins de brise-lames.  Pour la première fois depuis la Commune de Paris, la classe ouvrière entre nationalement et dans tous les secteurs dans l’action, avec ses revendications, ses délégués, ses comités de grève.

Le Front populaire gagne les élections en mai 1936 et le socialiste Léon Blum, leader de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO, le parti socialiste) devient président du Conseil en juin 1936. C’est la première fois dans l’histoire de la France qu’un socialiste dirige le gouvernement.

La panique du grand patronat est directement proportionnelle avec l’ampleur du mouvement. Il faut donc enrayer le processus, faire rentrer la grève, faire accepter à la classe ouvrière qu’elle reprenne la vie quotidienne, respecte la propriété, la légalité, l’ordre bourgeois. En un mot, céder quelque chose pour éviter le pire, pour maintenir la propriété privée des moyens de production, pour maintenir l’ETAT, pour éviter l’explosion, l’affrontement direct à un niveau supérieur entre les masses ouvrières et le grand capital. Le patronat «lâche» en cette journée plus qu’en trente ans.  Léon Blum réunit alors patrons et syndicats qui signent le 7 juin les accords de Matignon: les salaires des ouvriers sont fortement augmentés et des conventions collectives sont créées. Dans les semaines suivantes, la durée du travail est limitée à quarante heures par semaine, les congés payés sont institués et leur durée fixée à deux semaines.

Toutefois, la poussée des masses ne désempare pas et place les militants du P.C.F. dans les entreprises dans une situation contradictoire : suivre le bureau politique qui freine les grèves et les occupations, ou les masses qui combattent et cherchent une direction, et se tournent naturellement vers les militants du P.C.F., considérés comme des militants d’un parti révolutionnaire. A. Ferrat ancien dirigeant des J.C., membre du C.C., proteste contre la politique suivie depuis le pacte d’unité d’action de 1934 et propose au C.C. que le P.C.F. prenne la tête des mouvements pour dépasser le Front populaire. A. Ferrat est immédiatement exclu du P.C.F.

Échec du Front populaire

Malgré des avancées sociales incontestables, le Front populaire ne va pas durer. Son échec est dû d’abord à la violente opposition de la droite dont les journaux et le patronat mènent une campagne virulente contre le Front populaire, avec des accents antisémites très nets, notamment contre Léon Blum. Poussé à bout par une campagne de presse calomnieuse, le ministre de l’Intérieur, Roger Salengro, se suicide.

Maurice Thorez, lors du rassemblement des militants du P.C.F. au gymnase Jean-Jaurès à Paris, va préciser la politique contre-révolutionnaire dictée par Moscou : « Notre but reste le pouvoir des soviets, mais ce n’est pas pour ce soir, ni pour demain matin […]. Alors, il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue. Il faut même savoir consentir un compromis si toutes les revendications n’ont pas encore été acceptées, mais que l’on a obtenu la victoire sur les plus essentielles des revendications. Dès le lendemain de ce célèbre discours, un mot d’ordre, revient dans tous les discours, toutes les interventions des dirigeants du P.C.F. : « Il faut savoir terminer une grève… »

Septembre 1936. Les masses sont rentrées ; la grève n’a pu déboucher politiquement grâce aux chefs de la S.F.I.O. et du P.C.F. La classe ouvrière a certes conquis des droits et des positions, mais l’ordre social n’a pas été pas modifié. Le désenchantement est perceptible. Si elles ne savent pas où elles veulent aller, en l’absence d’un parti révolutionnaire qui exprime en un programme leurs aspirations et leurs besoins, et le traduise en termes d’action et d’organisation politiques, les masses sentent que l’essentiel leur a échappé.

La droite alors a recommencé à faire des siennes. La Cagoule se manifeste. Les patrons s’organisent pour la contre-offensive. La hausse des prix réduit jour après jour les «conquêtes» des accords de Matignon. La fuite des capitaux organisée par le grand capital, vers la Suisse, notamment, aggrave les conséquences du déficit de la balance du commerce extérieur. Le 25 septembre, le franc est dévalué. Le gouvernement de Front populaire refuse de mobiliser les masses, d’instituer le contrôle des changes et des mouvements de capitaux. Il s’aligne sur les intérêts de la classe dominante. C’est ce qu’on a appelé «la pause».

A chaque occasion, Blum tergiverse, louvoie et donne finalement gain de cause au patronat. La hiérarchie catholique entre en scène: l’Eglise et la droite, main dans la main, entretiennent une campagne de haine, dénonçant la guerre civile que selon elles le Front populaire veut provoquer, alors que toute la France bourgeoise applaudit aux victoires de la soldatesque fasciste de Franco.

Maurice Thorez continue à souhaiter un gouvernement « de tous les Français », alors que les 40 heures, votées par la Chambre, ne sont toujours pas appliquées et que le chômage n’est toujours pas résorbé. Enfermées dans le carcan du Front populaire, les masses ouvrières, la jeunesse, sont neutralisées, bloquées, sans initiative, sans parti en mesure de leur ouvrir la voie de la solution ouvrière, alors que la bourgeoisie attaque dans tous les domaines et cherche à reconquérir politiquement le terrain gagné par l’action du prolétariat. La presse bourgeoise et fasciste tire à boulets rouges sur les ministres socialistes.

La guerre d’Espagne qui commence en juillet 1936 fragilisera encore davantage le gouvernement. Malgré sa sympathie pour la démocratie espagnole menacée par le général Franco, Léon Blum décide officiellement de ne pas intervenir dans ce conflit. Le canon tonne en Espagne, et les masses françaises sont désarmées devant cette situation de non-intervention de leurs dirigeants.

Malgré la résistance confuse mais farouche des masses, en l’absence d’un parti révolutionnaire, la politique des chefs, de la S.F.I.O. et du P.C.F. a sauvé la bourgeoisie et désarmé la classe ouvrière. L’échec du Front populaire a été le fait non seulement des menées sinistres de la bourgeoisie mais aussi de la dislocation de l’intérieur du mouvement ouvrier par les Blum et les Thorez. La classe ouvrière a cherché obstinément une voie pour changer la société. Elle s’est, naturellement, tournée vers les partis se réclamant du socialisme, du communisme. Ces partis l’ont conduite, de recul en recul, jusqu’à la démoralisation.

Le 21 juin, le gouvernement Blum tombe, battu, mis en minorité au Sénat. Le gouvernement Blum va-t-il faire appel aux masses pour chasser le Sénat réactionnaire ? Absolument non. Il démissionne dans une relative indifférence. De façon tragique, c’est la fin de l’expérience du Front populaire.

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