Haïti a passé ces derniers jours plusieurs caps symboliques. Celui du 1er juin qui marque le début de la saison cyclonique – une saison qui s’annonce, contrairement à celle de l’année passée, particulièrement rude et éprouvante ; celui de cent gourdes (la monnaie nationale) pour un dollar américain – il en fallait deux fois moins, il y a cinq ans ; celui des 3000 cas confirmés de personnes infectées par le covid-19 – même si le nombre réel d’infections est très certainement bien plus élevé.
Haïti fut l’un des derniers pays de l’Amérique latine à être touchée par le coronavirus. Mais, si le virus est arrivé tard, il frappe au pire moment le pays le plus vulnérable du continent. La pauvreté touche près de 60 % de la population, 40 % des Haïtiennes et Haïtiens sont en situation d’insécurité alimentaire, et quelque 2,5 millions de personnes, soit plus de 20 % de la population du pays, vivent dans la capitale, Port-au-Prince ; chaos urbanistique où prédominent les bidonvilles.
Manque de tout
La situation de la santé est révélatrice de l’état du pays. Il y a un lit d’hôpital pour 1502 habitants, un médecin pour 3353 habitants, et 124 lits de réanimation en tout. Et les institutions sanitaires – privées, dans leur grande majorité – manquent de tout : d’équipements, de matériel de protection, de médicaments, d’accès à l’eau et à l’électricité, etc. En 2004, le budget de la santé, qui s’élevait à 16,6 % des dépenses publiques, était supérieur à la tendance régionale. Mais, il s’est écroulé pour plafonner à 4,3 % en 2017-2018. Cela représente 13 dollars par personne ; 26 fois moins que la moyenne régionale.
Dans le même temps, la part du financement extérieur dans les dépenses totales de santé a pratiquement doublé. S’est ainsi opéré un transfert : d’une politique publique vers une privatisation par voie d’ONG. Et ce transfert, loin d’être un accident, est la conséquence d’une distribution des rôles et des places, dans une configuration néolibérale, entre l’État haïtien, la « communauté » internationale et les ONG.
Néolibéralisme et autoritarisme ont aggravé l’appauvrissement
Selon l’Indice de développement humain (IDH), qui allie l’espérance de vie, le niveau d’instruction et le Produit intérieur brut (PIB) par habitant, Haïti est classé, en 2019, à la 169ème place sur 189 pays ; entre le Soudan et l’Afghanistan. Il perd encore une dizaine de places, si on ajuste l’IDH aux inégalités. En réalité, l’IDH actuel d’Haïti est inférieur à celui de 2007 (le plus élevé que le pays ait connu), et cette baisse synthétise la détérioration des conditions de vie du peuple haïtien.
Depuis les années 1970, de génération en génération, la population croît et s’appauvrit, les ressources naturelles s’épuisent, l’économie se « décapitalise » comme on dit en Haïti. La combinaison des chocs néolibéraux et des cristallisations autoritaires, sous la pression, sinon le commandement de l’international, ont accéléré et aggravé cet appauvrissement. Du renversement de la dictature en 1986 au maintien à bout de bras de l’actuel président, Jovenel Moïse, en passant par les treize années (2004-2017) de la mission des casques bleus (Minustah), il n’est pas un événement politique majeur en Haïti qui n’ait dû faire l’objet d’un arrangement avec les institutions internationales et les grandes puissances, au premier rang desquelles, les États-Unis. Et cela continue avec, ces dernières semaines, le prêt de 111 millions de dollars du Fonds monétaire international (FMI) et avec l’appui de l’Organisation des États d’Amérique (OEA), qui agit de plus en plus comme la simple caisse de résonance de Washington, au calendrier électoral avancé par le président haïtien.
Face à la corruption, la libéralisation, la privatisation : une vague inédite de mobilisations
Mais la dégradation des conditions de vie s’est précipitée depuis 2011, avec l’accession au pouvoir de Joseph Martelly, puis de son dauphin, Jovenel Moïse, en février 2017. Avec l’inflation et la dévaluation de la gourde, le prix du panier alimentaire a augmenté de 20 %. La corruption, endémique, a pris des proportions spectaculaires, la libéralisation – le fameux slogan « Haïti is open for business » – s’est accrue, la privatisation de la fonction publique s’est emballée, l’insécurité a explosé. Le tableau serait bien sombre s’il n’était éclairé par la lumière d’une vague inédite de mobilisations de grande ampleur, qui ont secoué le pays en 2018-2019.
Gangrené par la corruption et l’autoritarisme, le gouvernement de Jovenel Moïse a réussi à dresser la quasi-unanimité du pays contre lui. Au mouvement anti-corruption de la jeunesse urbaine précarisée, les Petrochallengers, boostée par les luttes féministes, se sont joints la masse de travailleurs et de travailleuses pauvres, et les reliquats d’une classe moyenne, souvent intellectuelle, effrayée par la déliquescence de l’État. Aussi puissante et originale qu’ait été cette vague de protestation, elle est cependant venue buter sur un double roc inébranlable : l’oligarchie haïtienne et les États-Unis. Leur interdépendance a empêché jusqu’à présent toute alternative [1].
Un confinement impossible
Il est trop tôt pour avoir une idée de l’ampleur que prendra au final la pandémie en Haïti. Mais les craintes sont justifiées : la promiscuité dans les logements, le faible accès à l’eau, la prédominance du secteur informel, la violence faite aux femmes, etc. rendent largement contre-productifs, voire impossible, le confinement. Les institutions sanitaires feront au mieux au vu de leurs moyens… dérisoires. Plus grave peut-être, le manque total de légitimité du gouvernement nourrit le déni de la pandémie dans la population. Comme l’affirmait l’écrivain Lyonnel Trouillot dans une récente tribune : « l’épidémie nous tombe dessus dans ce contexte où le peuple n’accorde aucune confiance au moindre énoncé du pouvoir politique. On ne peut pas sanctionner la population pour motif de surdité. Jovenel Moïse/PHTK [le parti du président et de son prédécesseur] ont tout fait pour l’amener à ce degré zéro de confiance » [2].
Au vu des déclarations contradictoires, du manque de transparence, des promesses non tenues, il s’avère difficile de démêler les effets d’annonce des mesures concrètes contre le covid-19. À cela, s’ajoute la défiance : les mêmes institutions, épinglées dans les rapports de la Cour des comptes sur la corruption, sont en charge de gérer les fonds d’urgence. Sans aucun contrôle. La mise en place, sous prétexte de lutter contre le coronavirus, de mesures autoritaires, et la bataille quant à l’échéance – 2021 ou 2022 – des prochaines élections, tendent à démontrer que le gouvernement agit face à la pandémie comme il l’a toujours fait : en fonction de ses intérêts.
« Ayiti paka respire »
Mais quel que soit le bilan de la pandémie, son impact sera particulièrement lourd pour Haïti. Le pays paiera non seulement les conséquences de décennies de politiques néolibérales, mais aussi sa dépendance envers les États-Unis, frappés de plein fouet par le covid-19. Dépendance directe : un tiers des importations et 83 % des exportations haïtiennes proviennent ou sont à destination de ce pays. Dépendance indirecte également : la principale source de revenus d’Haïti réside dans les transferts d’argent des Haïtiennes et Haïtiens à l’étranger, dont la majorité aux États-Unis ; ils comptent pour 30 % du PIB. Et l’impact de la diminution de ces transferts sera d’autant plus négatif qu’ils servent d’abord à combler les besoins de première nécessité.
Les derniers mots de Georges Floyd, tué par la police à Mineapolis, « I can’t breath » [je ne peux pas respirer], repris par le mouvement Black lives matter, sont devenus sur les réseaux sociaux haïtiens un cri d’alerte : « Ayiti paka respire » [Haïti ne peut pas respirer]. Le pays étouffe sous le poids de son oligarchie et des États-Unis. Et de l’impunité qu’ils couvrent : aucune procédure – encore moins de sanction –, sur les affaires de corruption et les massacres qui se multiplient depuis deux ans.
« La solution ne pourra venir que de la lutte »
Sensibiliser et informer la population sur les risques du covid-19, distribuer des masques et du savon, lutter contre ces autres pandémies que sont la corruption et les violences de genre – notamment pour que soient investiguées les accusations de viols qui touchent le président de la fédération haïtienne de football –, les organisations féministes, sociales, et des Petrochallengers sont sur tous les fronts. Elles et ils le savent d’expérience : la solution ne pourra venir que de leur auto-organisation, d’alliances avec la majorité de la population, de la construction d’un espace public. Et de la lutte. Retour à la case « changement ».
Les Haïtiens et Haïtiennes sont fatigués. Pas seulement de devoir affronter, avec la crise économique, l’insécurité et la corruption, le covid-19. Mais aussi le mariage de (dé)raison du statu quo et de l’international, et cette politique de la fatalité qui égrène son chapelet de désastres. Plus que de la pandémie, il s’agit de se défaire du regard colonial, des inégalités et de la dépendance, qui font de chaque aléa climatique, de chaque maladie, de chaque fluctuation des cours de marché, une catastrophe en Haïti. Et de reprendre son souffle.
Frédéric Thomas est Docteur en sciences politiques, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental (www.cetri.be).
Notes
[1] Frédéric Thomas, « Haïti : « C’en est assez ! Il faut une rupture avec cette classe dominante qui est dans le mépris total », Bastamag, 11 octobre 2019. Lire également « Les deux racines de la colère haïtienne », Le Monde diplomatique, février 2020.
[2] Antoine Lyonnel Trouillot, « ‘Si le président le dit, c’est faux’ », 21 mai 2020, Le Nouvelliste.
Cetri 19 Juin 2020