Calmement ! Mais sûrement la compagnie nationale de l’électricité d’Haïti (ED’H) marche vers la fin de son cycle de vie. Le Président Jovenel Moïse, dans son obsession de respecter l’une des promesses de sa campagne électorale la plus attendue par la population, passe à une nouvelle offensive. Dans le cadre de sa « Caravane du changement », il s’attaque de front à une entreprise publique extrêmement décriée : Électricité d’Haïti. Il se souvient de la promesse non tenue de l’ancien Premier ministre, Laurent Lamothe, de l’Administration de Michel Martelly sur l’électricité 24/24 en Haïti. Lui, il veut tenir sa parole et sa promesse dans ce domaine : électrifier tout le territoire haïtien 24 heures sur 24 heures avant la fin de son quinquennat, soit en février 2022. Même si aucun Haïtien n’y croit. Lui pour y arriver, il est prêt à manger avec le diable en personne s’il le faut.
Surtout dans ce dossier de l’énergie électrique, il a deux soutiens de taille : Fonds Monétaire International (FMI) et Banque Mondiale (BM). Or, ce sont ces deux Institutions financières internationales qui tiennent en vie l’ED’H sous perfusion depuis des années. A bout de nerf, ces deux bailleurs de fonds ne cessent de réclamer la privatisation totale de cette entreprise publique totalement déficiente avec seulement 600.000 abonnés en 2017 pour une population estimée à 12 millions d’habitants. Ainsi, prenant prétexte de la fameuse « Caravane » et de sa volonté d’avancer sur le dossier, le Président haïtien s’est fait une raison. Il accepte dans le moindre détail les conditions imposées par le Fonds Monétaire International et de la Banque mondiale pour se défaire de la Compagnie d’Électricité. Il y a quelques jours, une partie de la presse haïtienne s’est fait l’écho d’un courrier du ministère haïtien de l’Economie et des Finances aux autorités de ces institutions internationales leur annonçant l’engagement du gouvernement haïtien d’ouvrir le secteur de l’énergie à la concurrence des entreprises privées. Les autres médias de la capitale n’en parlent presque pas. Et pour cause.
Le dossier n’est pas aussi simple. Et surtout une bonne partie d’entre eux sont liés aux différents secteurs de l’énergie en Haïti par des contrats de publicité concernant d’autres activités des groupes en question. Mais les vraies raisons de ce silence demeurent la confidentialité à laquelle évoluent les tractations entre les autorités haïtiennes et ces deux bailleurs de Fonds, principalement le FMI, qui imposent leur dictat sur Port-au-Prince à propos de l’ED’H. Dans un premier temps, il était question de privatiser cette entreprise du secteur public qui au demeurant vit aux crochets de l’Etat par des subventions énormes sans jamais arriver à servir la population du précieux bien qu’est le courant électrique. Eternellement déficitaire, l’ED’H, par une gestion désastreuse, devient un fardeau pour tous ceux chargés de la maintenir en vie. Et de fait, cette entreprise publique s’est retrouvée dans l’œil de la Banque Mondiale posant des conditions drastiques pour qu’elle continue de supporter l’Etat haïtien dans son soutien financier à une entreprise qui devient au fil des ans un gouffre financier pour le budget de la nation.
Tous les gouvernements des trente dernières années ont résisté aux pressions du FMI et de la Banque mondiale ou plutôt ont dû trouver des parades pour ne pas avoir à apporter le chapeau de la privatisation officielle de l’ED’H. Ils ont dépensé des millions de dollars chaque année afin de permettre à l’entreprise de survivre sans aucune perspective de sortir dans le rouge. Mais le pire dans cette affaire, c’est que l’ED’H, en dépit des sommes considérables injectées chaque année par le Trésor public haïtien et la Communauté Internationale, n’arrive pas à satisfaire le besoin de la population qui vit continuellement dans le noir. Finalement, l’Administration de Michel Martelly, pour calmer un peu les institutions financières internationales qui aident Haïti à subventionner sa compagnie de l’électricité, avait fait un premier pas vers l’ouverture du secteur à la concurrence sans jamais y parvenir faute de temps et aussi la pression du puissant syndicat des employés de l’ED’H.
En 2015, un décret avait même été publié dans le Moniteur, le journal officiel de la République, en vue de permettre aux entreprises privées de l’énergie de venir concurrencer l’ED’H sur son terrain. Mais ce décret n’était pas assez clair ni assez libéral pour le FMI et la BM qui en demandaient toujours plus, c’est-à-dire la privatisation pure et simple de l’entreprise publique. Surtout les compagnies privées qui fournissent déjà de l’électricité à l’ED’H n’étaient pas pressées de perdre leur manne financière qu’elles tirent de l’Etat haïtien par des contrats juteux défiant toute concurrence. Du coup, le gouvernement ne pouvait rien faire de cohérent puisque non seulement la concurrence ne se pressait pas de venir sur un marché certes prometteur – plus de dix millions – d’habitants à éclairer mais un marché tout de même compliqué compte tenu du très faible pouvoir d’achat de la majorité de la population et du système de vol de courant appelé en Haïti (Priz kouran) ou « Konbèland/Cumberland ».
Seulement 13% des abonnés payent leurs factures à ED’H. D’ailleurs, c’est l’un des problèmes de la Compagnie Nationale d’Électricité, la gestion de son courant électrique à travers le pays et dans les bidonvilles et les ghettos en particulier où les gens se contentent de se connecter sur les pilonnes électriques passant juste devant leurs maisons. Ce sera aussi l’un des gros problèmes à résoudre par les compagnies privées qui vont prendre sous peu le relais de l’ED’H qui, pour tous les spécialistes, ne pourront pas tenir le cap face à des compagnies privées dont le but premier demeure le profit. L’Électricité d’Haïti, malgré les critiques qu’elle encaisse au quotidien, reste avant tout une entité du service public. De ce fait, sa politique peu agressive envers les consommateurs peu fortunés entre dans la philosophie même d’un service public bien qu’elle soit une entreprise commerciale à caractère public. Avec l’arrivée bientôt sur le marché des entreprises qui, certes, existent déjà mais cantonnées seulement à la fourniture de l’électricité à l’ED’H qui la commercialise auprès des consommateurs, la donne va forcement changer.
Pour revenir à la fameuse lettre du ministre de l’Economie et des Finances et du Gouverneur de la Banque centrale à madame Christine Lagarde, la Directrice générale du Fonds Monétaire International annonçant l’intention du Président Jovenel Moïse de mettre à plat le secteur de l’énergie en Haïti à commencer par l’augmentation du tarif de l’électricité avec une facturation qui va passer à plus de 10% plus cher, le gouvernement veut démontrer sa détermination à appliquer les recommandations des experts du FMI. Mais il souhaite aussi raviver l’appétit des entreprises privées de l’énergie pour se lancer dans la course sur ce marché réputé difficile dans la mesure où l’infrastructure dans ce domaine est obsolète ou quasiment inexistante. La teneur du courrier ne peut évidemment que soulever l’enthousiasme du FMI et de la Banque Mondiale qui n’en demandent pas moins et ce, depuis qu’elles ont constaté la faillite de l’ED’H malgré les millions dépensés pour l’aider à sortir la tête de l’eau. L’ED’H coûte aux contribuables haïtiens pas moins de 35 à 40 millions de dollars américains chaque année. Cette fois-ci, le gouvernement haïtien ne fait pas dans le difficile et ne cherche plus à se cacher derrière un rideau transparent.
Sa lettre aux responsables de ces organismes internationaux sonne comme un aveu d’échec et de faiblesse en utilisant exactement tous les termes que le FMI et la BM attendaient depuis longtemps. Même si le gouvernement ne le dit pas explicitement dans sa missive, c’est bien la mort de l’ED’H telle qu’on la connaît qui est en ligne de mire. Ce simple extrait de la correspondance signée du ministre Jude Alix Patrick Salomon et du Gouverneur Jean Baden Dubois nous donne le ton de la démarche des autorités haïtiennes: « Dans le cadre du Staff monitored program, nous publierons un budget complet pour l’ED’H, nous augmenterons le taux de facturation de 40 à 50 % et avant fin août, le gouvernement sélectionnera des opérateurs à offres viables pour la « Fourniture d’électricité par la Production, la Distribution, la Commercialisation », afin de remplacer les contrats de fourniture d’électricité déjà arrivés à terme ».
Le vocabulaire a été bien choisi afin qu’il n’y ait aucune ambiguïté sur la démarche ni pour les instances internationales ni pour les entreprises privées d’électricité qui souhaitent partir à l’aventure. Car, si produire de l’électricité en Haïti n’est à première vue pas un réel problème si l’on a les moyens, l’acheminer pour la commercialiser demeure pour le moins problématique. Mais apparemment cela n’effraye guère les fournisseurs historiques comme la Sogener et E-Power qui s’enthousiasment en apprenant la nouvelle. Les responsables de ces deux entreprises qui produisent du courant depuis des années pour leur unique client qui est ED’H, donc l’Etat haïtien, se pressent de manifester leur contentement en disant qu’ils attendaient depuis des années cette décision qui va leur permettre de commercialiser leur produit comme ils l’entendent. Les responsables de ces deux fournisseurs d’électricité, Dimitri Vorbe pour la Sogener et Carl Auguste Boisson pour E-Power, s’impatientent de pouvoir entrer sur le marché de l’énergie électrique selon le partage qui sera effectué dès le mois d’août prochain si l’on se réfère au courrier du gouvernement.
Puisque les contrats qui les lient avec l’Etat haïtien arrivent à terme, donc les négociations vont certainement démarrer sous peu si elles ne sont pas encore commencées secrètement. La Sogener qui fait partie du groube Vorbe & Fils qui évolue dans le BTP (bâtiment et travaux publics) est déjà très ancrée dans le domaine. Les Vorbe connaissent du monde dans le milieu politique haïtien et sont très proches du parti Fanmi Lavalas de l’ancien Président Jean-Bertrand Aristide. La Sogener est la plus ancienne fournisseuse privée d’électricité à ED’H. Donc, ce groupe connaît bien les difficultés du terrain non seulement pour acheminer son produit mais pour le commercialiser auprès de la population. Quant à E-Power, appartenant au groupe que dirige l’homme d’affaire Daniel Gérard Rouzier, l’ancien Premier ministre désigné de Michel Martelly et Directeur Fondateur de Sun Auto, c’est l’un des gros fournisseurs de courant de la région métropolitaine pour l’ED’H. Cette compagnie d’électricité est aussi l’une des plus modernes des entreprises d’énergie en Haïti.
Elle ne devrait pas avoir de difficultés à obtenir sa licence pour fournir et commercialiser sa production de courant jusqu’aux portes des résidences. Car ses responsables disposent d’un très bon carnet d’adresse auprès du Palais national. Ces deux entreprises sont en position de force pour négocier avec le gouvernement leur part du gâteau d’un marché qui va être très concurrentiel puisqu’elles ne sont pas les seules à être sur le terrain. Il y a aussi Haytrac Power, issue du groupe Haytian Tractor, de l’entrepreneur Raynold Bonnefil, le dernier venu dans ce secteur, compte tenu du contrat alléchant passé avec l’ED’H. Bien que selon son Directeur il n’a jamais eu de contrat avec l’Etat haïtien, en clair Haytrac travaille sans aucune garantie, seulement sur la base de confiance.
Cette compagnie privée d’électricité évolue exclusivement dans le Sud, entre Miragôane et Port-Salut en passant naturellement par Les Cayes. Mais l’on peut être certain que l’ouverture à 100% du secteur de l’énergie au secteur privé va susciter d’autres vocations et rien ne dit que ces trois entreprises haïtiennes, pionnières dans la production de courant durant ces décennies passées, vont pouvoir résister face à la concurrence étrangère qui pourrait s’intéresser au marché haïtien. Une chose est sûre, l’ED’H actuelle ne pourra pas résister si elle n’entreprend pas dès maintenant sa restructuration, sa transformation et sa modernisation. On a vu que même avec trois fournisseurs différents de courant cette entreprise publique n’arrive pas à assumer son rôle de service public et de garantir une couverture universelle de l’électricité pour toute la population.
Si chacun de ces producteurs de courant décroche une grande zone de couverture comme le gouvernement prévoit de le faire, quel sera le rôle de l’ED’H dans cette histoire ? Le pays sera-t-il divisé en quatre (4) grandes zones de couverture – Nord, Sud, Centre et le grand Ouest – et par compagnie ? Ou pourront-elles couvrir les zones qui les intéressent, c’est-à-dire les zones urbaines les plus riches donc les plus rentables ? L’Electricité d’Haïti restera-t-elle dans le giron de l’Etat ? Beaucoup d’interrogations sur ce dossier d’intérêt collectif.
Le Président Jovenel Moïse qui a fait choix de Taïwan aux dépends de la Chine continentale pour 150 millions de dollars pour investir dans le secteur de l’énergie a tout intérêt de commencer dès maintenant la restructuration de cette entreprise publique avec cet argent avant même qu’il ouvre officiellement le secteur.
Pour le moment on ne connaît pas encore la part qui sera réservée à la compagnie publique qui changera certainement de statut afin de pouvoir survivre au milieu des entreprises concurrentes dont le but sera de gagner par tous les moyens des parts de marchés. C’est l’avenir de la compagnie nationale qui se joue dans cette ouverture à la concurrence. Le Président Jovenel Moïse qui promet d’électrifier le pays 24/24 heures durant sa présidence a finalement décidé de faire ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait osé faire : démanteler l’Electricité d’Haïti. Naturellement, il ne privatise pas officiellement l’entreprise publique par un décret. Mais en décidant de livrer le secteur à la concurrence en tant qu’homme d’affaire avisé, il doit savoir qu’en l’état actuel des choses, ED’H ne pourrait résister. Dès que les deux ou trois entreprises privées, E-Power, Sogener et Haytrac Power cesseront de livrer du courant à cette vieille dame, plus rien ni personne ne pourra la tenir en vie. Même en achetant les surplus de courant des autres compagnies elle ne tiendrait pas. Elle s’effondrera dans les mois qui suivront sauf si des garde-fous sont mis en place pour la protéger de ces prédateurs qui ne lui feront aucun cadeau.
Bien sûr le chef de l’Etat, dans un souci de protéger l’Etat dans un domaine stratégique qu’est l’énergie, peut trouver des moyens légaux pour faire de l’entreprise publique la gardienne de la sécurité de l’Etat en matière de l’énergie en l’absence d’un organisme public chargé de réguler et de protéger le secteur. Sinon, il est difficile de croire que notre bonne vieille ED’H survivra à ce changement brutal. Ce d’autant plus que la population peut réserver le même sort qu’elle avait fait à l’ancienne Compagnie des Télécommunications S.A (Téléco) en l’abandonnant du jour au lendemain dès l’arrivée des compagnies de téléphonie privée. Car, comme pour la communication hier, la demande et l’attente en courant électrique sont fortes, sinon plus encore. La population ne veut plus vivre dans l’obscurité (blackout). Elle entend et veut regarder la télévision, connecter son téléphone portable, son ventilateur, son ordinateur portable, etc. De même, elle veut sortir le soir se promener en toute sécurité, prendre de l’air frais sur les places publiques. La menace qui pèse sur l’ED’H dans ce fameux programme de l’électricité 24/24 qui est certes un droit plus qu’une nécessité au 21e siècle, pour les populations, c’est de passer pour une quantité négligeable et donc brader pour une peccadille comme l’ancienne « Téléco » dans le Cahier de charges qui sera soumis par le gouvernement aux nouveaux fournisseurs d’électricité.
Le Président Jovenel Moïse qui a fait choix de Taïwan aux dépends de la Chine continentale pour 150 millions de dollars pour investir dans le secteur de l’énergie a tout intérêt de commencer dès maintenant la restructuration de cette entreprise publique avec cet argent avant même qu’il ouvre officiellement le secteur. Après, il sera trop tard. Puisque les autres auront le temps de récupérer le marché comme cela s’était passé dans le secteur de la communication au début des années 2000. On le voit encore aujourd’hui, la Natcom qui est une entreprise mixe – publique/privée – peine à remonter la pente face au mastodonte Digicel. Trop de temps perdu ! Le marché est donc accaparé par la concurrence. Au mieux, avec la privatisation du secteur de l’énergie, l’Etat haïtien gardera une petite part du secteur en associant l’ED’H avec un autre groupe local ou étranger. Au pire, l’ED’H disparaitra à jamais du paysage haïtien comme la Téléco dont les anciens employés se battent encore et toujours pour leur intégration. Une chimère !